La partie de l’après-midi a été tirée au roche-papier-ciseau : Manchester United contre Arsenal. Parmi toutes celles de la Premier League jouées, c’est donc celle élue afin d’être captée par la radio trafiquée tant bien que mal. Aux résultats très variables, d’ailleurs, selon la température, l’orientation de l’antenne, les prières adressées aux dieux du foot et l’emplacement de la radio. Une affaire répétée d’essais et d’erreurs, que de réussir à capter convenablement les ondes moldues et que celles-ci traversent les couches magiques qui enveloppent Sweet River, et ils n’en sont pas à leur premier échec. Heureusement, il faut croire qu’ils sont dans un bon jour.

Le salon de leur maison a été investi par leurs soins, dans un petit cirque précis qui donne à Lucjan une impression de… d’habitudes, d’une certaine façon. D’un fantôme de routine dont il a tant besoin, mais qu’il craint de voir disparaître aussi vite qu’il est arrivé, lorsque le Halfer et le lycanthrope décideront de quitter la planque pour en rejoindre une autre. Maintenant qu’ils en ont le droit, que le McLaggen peut retourner à Sheffield et Dean à la Tour, pourquoi resteraient-ils ?
Pour les mêmes raisons que lui, peut-être.
Quoiqu’il en soit, le demi-Selkie approche toujours avec un enthousiasme prudent chaque proposition hebdomadaire d’écouter le match tous les trois (quand ce n’est pas lui qui la fait). Il s’installe toujours dans le même fauteuil, moins confortable que le canapé, mais où il est certain de ne pas involontairement jouer des coudes avec les deux autres hommes. L’attention rivée sur le poste grésillant, le menton posé sur ses genoux (ses parents détesteraient toujours autant le voir avec ses chaussettes sur le coussin), rafraîchissements à portée de main. Et si les premières fois, ses commentaires de gérant d’estrade étaient plus timides, voire absents, Lou se permet de plus en plus d’exprimer son agacement, ou sa joie, à l’écoute du match.
C’est qu’il est de plus en plus à l’aise avec Cormac et Dean. Même s’ils ne rangent pas leurs affaires comme lui le voudrait, même si souvent la nuit il doit quitter la chambre parce qu’il est infoutu de dormir avec leurs souffles et ronflements pas synchronisés, même s’il préférait encore la solitude. Et que s’ils doivent quitter la maison… il en serait très certainement un peu triste.
Il ne les trouve définitivement pas aussi ronchons qu’annoncé par Elena, mais cools, ça oui.

Une fois n’est pas coutume, Lucjan a été incapable de se concentrer pendant toute la partie. Enfin, pendant sa deuxième moitié, alors qu’il a profité de la mi-temps pour envoyer un message-texte à un contact dont la conversation doit bien être usée, pour toutes les fois où il l’a lue. Presque rien, comme texto.

[L.] Can I see you soon ?

Presque rien, mais bien assez pour que l’Italien se sente un peu gêné de ce qu’il lui apparaît comme un brin d’audace (il a des standards très raisonnables envers lui-même). Assez pour que le portable soit placé sur l’accoudoir de son fauteuil, l’écran bien en vue au cas où que… Juste là où il a pu le regarder un peu trop souvent, croyant parfois y apercevoir un éclat lumineux, alors que ce n’était qu’un changement dans la lumière du salon.

La partie se termine 2-2, sans grand coup qui change la surface de la planète foot. Un soupir et l’Italien baisse un peu le son de la radio, laissant les analystes servir de fond sonore à la fin du match. « Tu en tires, une tête d’enterrement, pour une égalité », déclare-t-il à Cormac, qui affecte en vérité cette même tête depuis avant même que les voix dissonantes des commentateurs traversent les haut-parleurs de la radio abîmée. Ses longues jambes s’étirent alors qu’il s’extirpe de son siège pour s’emparer de son verre d’eau, le regard passant rapidement sur le visage de chacun des Gryffondors. Il est très possible aussi qu’il interprète mal la gueule que tire le McLaggen et qu’il soit donc en train de lui dire qu’il a juste une tête de gargouille.

tw: discrimination internalisée, mépris de soi

Cormac n'écoute le match que d'une oreille, se laissant bercer par les voix des présentateurs et les commentaires de ses comparses. En temps normal, lui aussi inonderait l'espace auditif de la pièce d'un nombre incalculable de remarques, fun facts et réflexions diverses et variées. C'est après tout le coeur de ces moments tranquilles d'amitié, qu'ils partagent à trois, tout en continuant de naviguer maladroitement cette nouvelle colocation inopinée.

Il est assis avec Dean sur le canapé, à moitié affalé sur le bras du meuble, positionné aussi loin que possible du loup. Au fil du match, il se détend et leurs coudes s'effleurent, leurs épaules, leurs cuisses. Cormac ne sait toujours pas trop quoi penser du maelström d'émotions qu'il ressent en compagnie de Dean. Il ne l'a jamais supporté mais depuis leur misérable aventure commune, c'est différent. Il en a parlé à d'autres lycanthropes, et à d'autres Halfers, et a appris que c'était normal, après qu'ils aient tous les deux été maudits transformés par le même monstre la même personne. Ils seront toujours liés à travers leur Créateur. Quelqu'un a même utilisé le mot meute, comme si ils étaient des animaux.

(Sur le conseil de Buckley, Cormac travaille beaucoup sur son dialogue intérieur.)

Cormac ne sait pas trop quoi en penser. Tout ce qu'il sait, c'est que l'odeur de Dean est entêtante pour lui, et lui inspire une affection profonde qui, passée au crible dans le heterosexual cortex de son cerveau, le rend parfois boudeur et particulièrement irrité quand Dean est présent. Il a toujours juré qu'il ne supportait pas son camarade Gryffindor. Il n'aime pas avoir tort.

Il préfère bien entendu réfléchir à toutes ces politiques hybrides plutôt qu'au fait que - contrairement à celui de Lucjan, un fait établi que tout le monde a remarqué, et ose à peine commenter -, son téléphone est résolument resté silencieux depuis la veille sauf pour un SMS de la part de Susan (I love you. You are worthy. Speak soon. xx - trois phrases, trois mensonges, se répète Cormac, entêté comme toujours, s'auto-martyrisant sans y trouver la moindre absolution). « Tu en tires, une tête d’enterrement, pour une égalité. » La voix de Lucjan lui fait cligner des yeux paresseusement et il les relève vers lui. En réflexe, les coins de ses lèvres se tordent dans un petit sourire, qui n'atteint pas son regard bleu: "Mais non, haha, c'était juste un match un peu décevant, non? J'ai l'impression qu'il ne s'est rien passé d'intéressant."

Même à ses oreilles, son ton factice sonne faux. Mal à l'aise, Cormac saute sur ses pieds et se détourne pour éviter le regard scrutateur de Lucjan. Il est si facile de lui mentir, c'est pour ça que c'est si douloureux de le faire; Cormac préfère se soustraire au sentiment de culpabilité en faisant mine qu'il n'existe pas. "Il est l'heure de dîner, non, vous en pensez quoi? On se fait un truc, ou vous avez des plans? Je peux faire des crêpes. Vous avez déjà tenté le petit-déj' au dîner? Je crois que c'est mon plat préféré, c'est Dennis qui me l'a appris." Cormac n'a jamais été du genre bavard, et pourtant ça lui va bien; il sourit en naviguant difficilement les meubles trop serrés de la pièce avec ses jambes trop longues, en prenant la direction de la cuisine.