Il avait fait une bourde, une énorme bourde.

Faire forger une alliance avec leurs (hypothétiques) vœux, dans le plus grand secret, par le forgeron en charge des affaires du clan que tout le monde connaissait et qui connaissait tout le monde, passe encore. Mais envisager de demander la main de Grainne sans consulter Darragh, meilleur ami attitré et frère jumeau de la concernée : Mike avait connu des jours plus glorieux, et surtout plus éclairés. S’il avait frôlé la catastrophe, il ne le devait qu’à lui-même – et à la stupidité qui l’avait poussé à se croire plus intelligent que Grainne Lynch (The Looks and the Brains, lorsque Darragh n’était pas dans les parages pour l’entendre lui professer), et plus fin que le Destin, surtout, qui lui avait déjà prouvé qu’il avait plus d’un (sale) tour dans sa poche.

Urgence. RDV au QG.

Simple, concis, sans exagération : il y avait urgence, et le quartier général du triumvirat était un lieu sûr, loin des oreilles indiscrètes et du regard perçant de ses voisins. Quant à celui tout aussi perçant de Grainne, Mike savait de source sûre qu’elle ne serait pas disponible à les déranger, le soir-même (au vu de la réponse évasive qu’elle lui avait opposée, il était vraisemblablement question d’un rendez-vous avec l’un de ses galants mangemorts, pour une fois que Mike était ravi de leur présence).

Mike délaissa l’ongle de son pouce à moitié rongé lorsqu’il entendit grincer la porte de la caravane magique. « Darragh ! » fit-il en bondissant de son siège, ses pupilles nerveuses accrochant celles d sorcier – Darragh était venu aussi vite qu’il l’avait espéré, et semblait prêt à entendre le récit qui brûlait les lèvres de Mike. Ce dernier donna une ferme accolade à son ami. « Merci d’être venu si vite, brother. » Ils en avaient connu, depuis leurs vertes années ; aussi Mike repoussa-t-il le semblant de gêne à lui narrer ses honteux exploits, pressé par le temps et l’impatience d’obtenir les conseils avisés du parti le mieux placé, prenant le temps de se rasseoir en glissant une main pour rabattre ses cheveux en arrière.

Bon. Bon. Bon bon bon… Mike prit une brève inspiration, avec la mine soucieuse de celui qui n’a plus qu’à vider son sac, joignant ses mains sur la table devant eux. « J’ai fait une connerie. Enfin, pas vraiment, ça a failli se transformer en grosse connerie, car d’autres petites conneries se sont entassées avant, ont commencé à former une montagne branlante et… Bref, passons, » fit-il en balayant cette introduction avec un sérieux qui n’avait rien à envier à leur très cher ami commun, Fitzroy. « Disons que j’ai failli provoquer une connerie. C’est Grainne, elle a… Elle a vu une boîte dans le tiroir de la table de nuit, l’autre soir. Le genre de petit écrin en velours, qui contient le genre de petite bague où sont gravés quelques menus vœux de mariage, forgée par les soins de notre cher Rory qui n’avait, de fait, pas l’air spécialement emballé à l’idée que tout ça se fasse en secret… » Sa voix se mourut dans sa barbe, sous l’arc anxieux de ses sourcils broussailleux : ses yeux noirs, eux, étaient rivés sur Darragh, à l’affût de la moindre réaction de l’Irlandais. « Grainne a failli voir l’alliance. De mariage. Que je veux lui offrir. Avant que je lui offre. » Et c’était bien là toute l’urgence de cette situation, une affaire d’État, comme l’indiquait la gravité de la voix de Carmichael.

Carmichael se prit  la tête entre ses mains, son regard rivé sur les deux verres qui se remplissaient à vue d’œil sans pour autant les voir. Qu’est-ce qu’il pouvait être con, quand il s’y mettait… Grainne, depuis toujours, lui faisait perdre ses repères, le renvoyant à ses instincts d’impulsif idiot, prêt à se jeter du haut d’une falaise pour les beaux yeux de la sorcière. Ou de Darragh, de fait ; il était de notoriété que Mike était prêt à de grands sacrifices, pour le bien des jumeaux – disons que Darragh ne lui inspirait pas d’aller se ruer vers leur maître métallurgiste pour lui demander une vraie alliance. En or (bien sûr), selon les traditions Travellers – sous une dictature où il était hors-la-loi, et où Grainne était une figure médiatique d’importance. Quel con. « ... et alors, elle a dit oui ? Au lieu du très simple « c’est pas ça » qui aurait dû sortir, Mike eut un obscur grognement qui ressemblait étrangement au langage des ours. … Elle a dit non ?! »

Il se résolut à relever la tête, laissant s’échouer sur la table sa paume ouverte, se saisissant de sa main libre le verre servi par Darragh. « Elle a rien dit. Elle croit que c’est un écrin pour mes bagues de tous les jours… » fit-il en rapprochant progressivement le verre ses lèvres, avant de le faire basculer sitôt qu’il eût fini sa phrase, descendant une généreuse gorgée de Whisky Pur-Feu (du vrai, dégoté sur le marché noir), avant de rabattre son verre en laissant la brûlure de l’alcool lui mordre le gosier.

Que Grainne ait gobé cet affreux mensonge avec tant de facilité le laissait perplexe ; elle était d’une perspicacité redoutable, qui lui avait valu son poste à la tête du sac à potins du pays, et de mettre à jour les plans saugrenus qu’ils avaient pu faire avec Darragh dans leur fougueuse jeunesse. Avait-elle deviné pour mieux tâtonner, et lâcher l’affaire avant de se brûler sur une réalité déplaisante ? Mike n’était pas sûr de savoir quelle réaction il aurait eue si les rôles avaient été inversés. « C’est ce qu’elle a laissé entendre, en tout cas. Tu crois qu’elle a compris ? Bon sang mais quelle idée… » soupira-t-il en ébouriffant ses cheveux mi-longs, le malaise de cette scène revenant danser devant ses yeux hagards, jusqu’à ce qu’il les rive de nouveau dans ceux de son vis-à-vis. « J’ai l’impression d’avoir quinze ans dès qu’il s’agit de ta sœur », confia-t-il en refermant ses dix doigts autour de son verre, en proie à une nervosité qui ne lui ressemblait que peu. Les mains moites, le souffle rapide, le tambourin pénible de son cœur entre ses côtes… Il avait eu assez d’une adolescence ; se retrouver plongé dans une autre, même si cela voulait dire se fondre dans les lacs des yeux de Grainne, ne l’intéressait guère, à quarante-sept ans passés.

Il sentit ses oreilles chauffer légèrement au rire tendre de Darragh – le ridicule de cette situation le mettait dans un embarras monstrueux, digne de celui qu’il avait donc connu à plusieurs reprises lors de son adolescence, en avouant à voix basse ses histoires de cœur au Lynch (l’ironie du sort était qu’elles étaient à l’époque autrement moins désastreuses que l’actuelle). « Vous êtes terribles. Tous les deux. » Oui, certainement ; Carmichael haussa les épaules d’un air de dire que veux-tu. Ils avaient été terribles depuis déjà de longues années, depuis la Saint Patrick où ils avaient disparu en douce pour franchir une limite qui s’était avec le temps étiolée. Mike n’était pas encore sûr qu’il ne se fût agi là d’une grossière erreur – il peinait à s’y résoudre quand la chaleur de Grainne avait été une source de réconfort, lissant les heurts d’une existence soudainement chamboulée. « Je ne pense pas qu’elle t’ait crû.. Grainne n’est pas si naïve. » « Ouais », soupira Mike, enclin à se rendre à cette évidence qui avait bien entendu fait le chemin jusqu’à son esprit, transformé en masse inerte sitôt qu’il s’agissait de Grainne. Intelligente et vive, un vrai miracle qu’elle soit à cette heure encore dans ses pattes

Le regard de Mike accrocha le doigt de Darragh, qui s’apprêtait à décortiquer la situation dans le détail. Peu de choses avait changé, depuis Hogwarts, et pourtant rien ne semblait plus pareil désormais, comme s’ils avaient tous deux gardés leurs habitudes d’adolescents à travers les décades et les tuiles. « Soit elle attend que tu lui fasses la demande, Mike se redressa légèrement dans sa chaise face à cette première éventualité, écoutant avec attention l’avis de l’expert (le surnom qu’il employait quand il ne voulait pas mettre le pied du côté du très controversé Brains), soit elle croit que c’est pour quelqu’un d’autre. Si elle ne t’a pas fait de sous-entendu à propos du mariage, je dirais la deuxième option. »

Quoi ? Carmichael fronça les sourcils, détailla les traits de son frère pour n’y voir que du sérieux (et une pointe moqueuse et attendrie, peut-être, mais là n’était pas le propos). « À qui voudrait-elle que je me marie d’autre ? Toi, peut-être ? » fit-il en sentant un léger rire chercher à se frayer un chemin hors de ses lèvres, tandis qu’il lui adressait un coup d’œil éloquent au-dessus de son verre. Il reprit une gorgée, chassa les flammes qui s’échappait de son gosier, et reprit en considérant le fond de son verre un bref instant. « Il manque une troisième option. » Il encercla le Firewhisky de ses deux mains, avant de relever les yeux vers Darragh – il n’avait jamais craint le regard clair du sorcier, même au cœur de la honte, qui lui avait toujours garanti l’assurance d’être compris et soutenu. « Soit elle n’en a pas envie, et elle se fait plus idiote qu’elle ne l’est. » Son cœur battit plus rapidement en évoquant l’option la plus probable, quand on connaissait Grainne aussi bien qu’eux deux. « Ta sœur n’a jamais été une lâche, et elle doit bien se douter qu’elle est la seule, » conclut-il en ignorant le battement douloureux de son cœur.