tw: deuil, mention implicite de TOC

"You know Carrie." La voix douce de Yanli, avant, avait été capable de miracles. Notamment, par ordre de miraculosité: faire calmer Carrie; faire Carrie changer d'avis; faire réfléchir Carrie; faire taire Carrie; entre autres. Pendant quelques mois, sa simple existence avait apporté un calme étrange et inhabituel chez la Fox, une stabilité terrifiante qu'elle avait fini par foutre en l'air avec une précision experte, brisant le coeur de Yanli et le sien au passage, sans l'ombre d'un moindre regret au final. Depuis leur séparation, leur relation avait été tantôt hostile, tantôt tendue, tantôt glaciale, tantôt fermée, mais toujours douloureuse. À se triturer les méninges, jusqu'à cette semaine, Carrie ne parvient pas à se souvenir de leur dernière conversation qui ait duré plus de cinq répliques, et qui ne lui ait pas laissé un goût amer au fond de la bouche que tout l'opium du monde n'aurait pas pu atténuer.

Maintenant, ça fait presque trois jours que Yanli squatte le fond du lit de Carrie, trois jours qu'elle a installé sa brosse à dents dans sa salle de bains, et trois jours qu'elle fout son odeur partout dans son petit appartement. Son parfum - discret mais acidulé - fait froncer le nez de Carrie à chaque fois qu'elle rentre au studio, s'arrêtant sur le pas de la porte pendant une demi-seconde le temps de s'habituer à trouver l'ancienne good children allongée ou assise dans les draps, les yeux bouffis et les traits tirés. Si elle s'écoutait, Carrie passerait ses nuits comme ses jours dans son bureau du Dancing Phoenix - mais Elias, ou Maxim, ou même Verdi finissent toujours par la congédier de force. Carrie grogne mais obtempère, acquiesce quand ils lui font promettre qu'elle rentre dormir, et passe plutôt le plus clair de la nuit assise à son bureau, à écrire des lettres à tous les Warlocks de Londres et de Liverpool en convoquant ses troupes et en demandant des rapports à tous ses Dogs.

Yanli ne continue pas sa phrase et Carrie ne lui fait pas le plaisir de l'y inciter, faisant mine de ne pas l'avoir entendue en continuant de gratter furieusement son parchemin. "You should sleep." Le stylo-plume de Carrie déchire le papier sur lequel elle est en train d'écrire dans un crissement sinistre. "I'll sleep when I'm dead," marmonne-t-elle en le réparant d'un sort.

Quand elle était Fox, Carrie n'aurait pas pu imaginer une meilleure soirée que la passer à travailler avec la présence de quelqu'un qu'elle aime apprécie dans son lit. Stan, Verdi, Bao, Yanli - il y a quelque chose d'apaisant, pour elle, à s'asseoir à son bureau et à entendre la respiration d'un.e autre dans la même pièce, dans son espace, à elle.
Maintenant qu'elle est Lion, Carrie a envie d'arracher les yeux de quiconque qui l'a jamais rendue faible. Yanli la première. "Go back to bed." Elle se remet à écrire à toute vitesse. "And shut the fuck up." Yanli n'insiste pas. Elle sait que c'est inutile.

Les heures s'égrènent lentement. Quand elle a fini sa somme astronomique de travail, Carrie attrape un livre et fait mine de le lire depuis son fauteuil en additionnant les cigarettes et en jetant de temps à autres un regard ennuyé en direction de la silhouette endormie de Yanli. Lorsque le soleil commence à faire son apparition dans le ciel, elle prend une douche et rassemble ses affaires pour aller au Dancing Phoenix reprendre le début de son règne de terreur, mais est interrompue dans son rituel matinal par trois coups secs frappés à la porte.
Maxim se tient dans l'encadrement, les cheveux en pétard et la mine grave. Lui non plus n'a pas l'air d'avoir beaucoup dormi depuis que Jin-- "What?" Carrie pose une main sur son torse et le pousse dans le couloir en fermant la porte derrière elle pour ne pas déranger Yanli qui dort encore (elle s'obstine à rattraper toutes les insomnies des autres Warlocks ou bien? Carrie déteste sa mollesse. Maintenant n'est pas le temps pour la faiblesse). "Stan's back." La main de Carrie se crispe sur son blouson. "When? - Last night. - Last night? Why-- - I briefed him. - And-- - You asked not to be bothered." Ce Maxim fermé et sérieux est inhabituel et un peu gênant: Carrie a envie de lui arracher les yeux. Elle a une envie pressante d'arracher les yeux de tout le monde, ces temps-ci. "How did he react?" Maxim hausse une épaule. "Not well." Une pause. "He wanted to see you."

Carrie ne sait pas ce qui la surprend le plus: la vague de tendresse qu'elle ressent soudainement pour Stan, ou la brève appréciation qui brille dans son regard à l'adresse de Maxim. Elle ignore comment Stan a réagi en apprenant la mort de Jin, le départ de Mao ou la promotion de Verdi, et elle ignore aussi comment Maxim est parvenu à désamorcer la bombe. Vu sa pommette violacée, non sans encombre. "Okay," souffle-t-elle. "Bring me to him and come back here to watch over Yanli. I'll meet you in the DP at ten." Maxim, au lieu de protester comme elle s'y attend, lui tend simplement la main. Carrie pince des lèvres, retourne à l'intérieur attraper ses affaires et finir son rituel rapidement, puis transplane avec lui.

Maxim l'abandonne devant chez Stan dans un craquement sinistre, et Carrie utilise sa clef pour entrer après avoir inspiré profondément. Elle claque la porte derrière elle pour annoncer sa présence. Son coeur fait une chute dans sa poitrine en avaçant dans l'immense appartement de Stan, et elle a l'impression que ces quatre nuits précédentes sans sommeil la rattrapent à chaque pas qu'elle fait dans le salon. Elle avance lentement, silencieusement, ses yeux fouillant ces lieux connus par coeur à la recherche des yeux de Stan qu'elle connait mieux encore. Verdi n'est nulle part, à sa légère déception, occupée elle aussi par le travail gigantesque qu'elles ont face à elles. Il faut qu'elles trouvent un Fox. Il faut qu'elles s'assurent de la loyauté de tous les Dogs. Il faut--
"Stan," soupire Carrie en le trouvant enfin, dans la salle de gym. Elle repousse l'expression inquiète qui veut s'installer sur ses traits et croise les bras, lève le menton d'un air hautain, et rend son regard plus dur qu'il ne devrait l'être. "There you are. I'd like a word with you." Elle a envie de l'embrasser, de le prendre dans ses bras, de pleurer contre son épaule, d'enfin s'endormir à ses côtés; mais elle reste figée là, minuscule dans l'encadrement de la porte, le coeur battant frénétiquement dans sa poitrine et tout son corps vibrant d'une énergie destructrice. "Now."