C’est un—
un privilège.

S'il se le repète avec assez de conviction, peut-être ces mots finiront-ils par faire sens à nouveau ((pour l'heure, ils s'éparpillent en pièces de puzzle inconsistantes aux rebords inemboîtables, aucune d'elle ne s'appaire convenablement : c'est insensé)). Et les cris. Comment disent-ils, déjà ? Pédagogie.

« Plus de conviction, Chang. Moins rigide, le poignet. Mouvement plus souple mais plus déterminé. Vous ne brillez définitivement pas dans cette matière. » Le regard désapprobateur le jauge — sans même le voir, Andrea en sent la menace dégouliner le long de sa silhouette, mais ne saurait dire s'il lui pèse plus que celui du martyr effondré au sol, dont les prunelles brillent d'un amalgame de folle douleur et de courage insensé ; tempête de tourment bardée d'inaltérable volonté. Ce n'est ni meilleur ni pire que regarder s'écrouler un être plus fragile dont les lèvres expient des suppliques en litanie plaintive. Ni meilleur ni pire — l'exercice est complexe quelle qu'en soit la cible. Barbare et inélégant, selon les critères de ses parents adoptifs. Peut-être ont-ils tort. Peut-être est-ce la véritable clé de l'éducation, l'apprentissage par la douleur ((celui qu'on ne s'offre jamais le luxe d'oublier, tant il laisse les organes en fusion et grave l'épiderme de marques indélébiles)). Peut-être devrait-il, pour l'occasion, chercher en lui des traces de l'héritage laissé par ses géniteurs. Eux, prenaient un certain plaisir dans ces boucheries ((purification nécessaire, disaient-ils)).

— inhale,
exhale —

« Crucio ! » Le corps se tord de douleur d'une façon qui lui semble assez satisfaisante. Non dans le sens premier ((émotionnel)) du mort, mais en terme d'efficacité. Le constat lui semble valide : la colonne vertébrale se cambre à un angle plus aigu qu'aux tentatives précédentes, le corps convulse à s'en fendre les os. N'est-ce pas suffisant ? Ce n'est jamais assez. « Médiocre. S'il peut encore contenir ses cris, si ses plaintes ne résonnent pas délicieusement contre les murs, le résultat ne peut qu'être qualifié de  médiocre. ((brève pause, seconde de réflexion sadique)) Peut-être vous faut-il vous retrouver à l'autre bout de la baguette pour comprendre ce que j'attends de vous, Chang ? » Et l'ombre hostile du danger rampe le long de ses membres en lui faisant frémir l'échine, mais la détermination qui lui fait resserrer sa poigne ne vient pas de là.

Andrea ne saurait souffrir d'être qualifié de médiocre.
L'étiquette le hérisse et l'agresse avec l'intensité d'une langue de feu. « Crucio ! » « Un semblant d'amélioration. » L'exercice se répète à deux, trois reprises, et il s'arme de toute la force de sa rage, cumul d'émotions négatives assemblées en nuage de haine tout autour de son myocarde, pour en taire toute hésitation, toute once d'humanité. Se suspend au clappement de mains annonçant le tour de la seconde étudiante conviée à l'entraînement. « Miss Gallagher. » Andrea recule de quelques pas pour lui laisser place. Durant ce bref instant de répit, l'étudiant discipliné prend péniblement un bol d'air, qui semble mourir sur sa langue comme une pluie de cendres.

L'exercice est étrange ((immonde)), son esprit malléable tangue entre l'acceptation et le réflexe instinctif d'en rejeter la nature, le but, l'existence — de se braquer et de répondre simplement : non, je ne veux pas. De prendre pleinement conscience du nœud logé dans ses pensées, corde fine  tentant encore de maintenir une limite entre bien et mal. Mais les frontières se brouillent et s'entrechoquent, le doute se distille en poison dans les veines. Ce qui est bien— ce qui est bien est légal, n'est-ce pas ? Ne pas briser les règles est bien ; obéir est bien. C'est un devoir.

Il n'est qu'un sang-mêlé, orphelin repêché in extremis, arraché de ses cendres ; un peu plus et les portes du château lui seraient demeurées closes avant même la seconde année, un peu plus et l'avenir se serait esquissé sous un jour bien plus sombre. Il n'est qu'un sang-mêlé et l'enjeu est de taille, aussi immense ou presque que le monstre qui grandit au creux de sa cage thoracique, insatiable, seulement apaisé par les louanges et l'approbation. Il veut être bon, être excellent, jamais rien de moins. C'est l'enjeu pour eux deux : parce qu'Elspeth, quoique sans-pur, est en position tout aussi complexe, étrangère en terre inhospitalière.
Il y a quelque chose de dérangeant, pourtant, au fait de voir sa valeur mesurée à son aptitude à clouer au sol un autre adolescent.

Participer est une chose. Tenir la baguette n'a rien d'aisé : conjurer l'état de rage mêlée de haine et de cruauté que nécessite l'exécution de ce sort s'avère éprouvant et toxique, comme s'infliger volontairement des cicatrices à l'âme et la mutiler, précautionneusement, sans rien y gagner d'autre qu'une souffrance mutuelle, de la victime au bourreau. Mais assister à la torture—

ce n'est ni mieux ni pire.
C'est… différent. Éprouvant, d'une toute autre façon. Nouvelle épreuve de volonté — demeurer cloué à sa place et annihiler toute forme de compassion, de pitié, tout réflexe de s'avancer ou de tendre la main pour dire : assez. L'instinct de survie le leste, le maintient à sa position, mais ses mains trahissent le tumulte intérieur. Vibrent d'une énergie négative qu'il ne saurait jamais faire passer sur le compte de l'adrénaline ou d'un plaisir malsain. Maintenir une façade de marbre, en soi, requiert de lui une énergie qu'il n'aurait soupçonnée.

Elspeth s'exécute, plus convaincue cette fois.
Et lorsque percent les cris,
lorsque s'effrite la parure de courage pour laisser prostré un jeune soldat blessé,
il lui semble, à Andrea, ne pas les entendre percuter que les murs de ce tombeau, mais les parois de son cœur même.

Il… s'écarte. En pensées il s'écarte, corps automate, regard vide — d'une oreille, entend la satisfaction froide du professeur saluer perfidement leurs efforts ((échecs par dizaine, semi-succès, jusqu'au résultat escompté : une longue et lente torture infligée par des mains inexpérimentées à un être qui s'en serait volontiers passé et qui, sans doute, aurait préféré en finir en trois fois moins de temps)). L'objectif est atteint, le môme au sol, il geint. La bile titille l'œsophage et dans un rictus-grimace visant à nier l'émoi, Andrea la ravale. Le professeur capte l'expression, plisse des yeux et, mauvais, approuve ce que la pénombre mue en pseudo-sourire ((c'est encore pire)). L'esprit dit : stop ; et les dernières cruautés distillées à leur intention lui échappent, il laisse couler. Attend seulement l'autorisation de s'en aller, pour ne pas s'effondrer, fuyant les yeux d'Elspeth autant qu'elle s'efforce d'échapper aux siens, de peur de se raccrocher mutuellement à une part d'humanité malvenue en ces lieux. Mais—

« Peut-être devrions-nous travailler sur la coopération, à présent. » Le rideau ne tombe pas, le spectacle n'est apparemment pas terminé pour ce soir. « Recommencez ensemble. Faites-le moi danser, cette fois », il exige, et Andrea tique, passe à deux doigts de flancher. Un temps-mort — l'enseignant s'impatiente audiblement. Andrea lève sa baguette. Cogite. Sait que les corps s'animent d'eux-mêmes, par la force des choses, sous l'effet des Crucio ; alors… peut-être la clé est-elle d'en jouer. Que l'un le relève, afin que l'autre le fasse non plus mordre la poussière, mais valser. Flagellum ! Le membre cinglé par le sort se déplace vivement, fuyant la douleur. Un souffle tremblant. Andrea se ferme à tout remord. Flagellum ! Il reprend, non pas une fois désormais, mais successivement, sans le moindre répit ; visant différentes parcelles du corps affalé au sol pour l'obliger à s'animer, à s'écarter, puis à se redresser, bougeant sans cesse dans l'espoir de fuir le fouet invisible qui le pourchasse. À Elsie, à présent, de joindre sa touche au bal macabre.