Au-dessus de lui, les vagues déferlent. Ballet d’écume où méduses phosphorescentes et poissons de toutes tailles évoluent, comme vu au travers d’une verrière où il aurait pu se réfugier sous l’eau, ou comme s’il jetait un regard sur l’océan en contrebas alors même qu’il lève les yeux au ciel. Les murmures se poursuivent, à peine des souffles emportés par le bruit de ces mêmes vagues qui les bercent. Un autre ciel. D’autres constellations emportées par la houle et la mouvance, inspirées par le roman délaissé sur sa table de chevet.
Sous lui, le ciel s’étend et s'assombrit. Les flammes de l’horizon se fanent alors que celui-ci cherche à se fondre ; le crépuscule fini de s’éteindre dans un océan noir, éclaboussé de nuées d’étoiles par ces mêmes vagues en contre-haut, éclats d’écume qui ont oublié de s’étioler et se sont figés là.

Pour une fois, il aurait du temps pour lire, si son esprit n’était pas envahi de trop de pensées et de doutes, de souvenirs qu’il cherche sans parvenir à les trouver – et il préfère pour l’instant s’oublier dans l’illusion qu’il se tisse et dont il tapisse chaque recoin de sa chambre pour s’en envelopper. Ça a quelque chose de rassurant. Ce changement constant, cette possibilité du monde qu’il se crée de muter tout le temps, de se réinventer à chaque instant. Tout se condense et se dilate dans l’éphémère, nouvelle dimension de paradoxes simultanés où tout importe et rien n’a d’importance. C’est lui qui choisit, créateur qui n’a qu’un mot à dire pour faire naître ou disparaître, détruire et créer ou juste tout changer.
It’s grounding, in a strange way.

Il n’y a aucun bruit pour laisser prédire son arrivée, aucun bruit qui trahisse ses pas. Juste la porte qui s’ouvre, et Mikhail qui entre, qui est là soudainement. La tête renversée en arrière sur le bord de son lit qui ressemble plus à un nuage en cet instant, et qui prétend flotter là sans le faire vraiment, Izar observe l’illusion d’un poisson-papillon passer juste devant le Suprême. « Mikhail, » il prononce à voix vaguement basse avant de rouler sur son lit pour se retrouver dans le bon sens. Puis de se redresser, assez pour ne plus être en position de vulnérabilité trop évidente, assez pour pouvoir croiser son regard plus confortablement, s’il en a envie. « I was wondering when you’d come here. » Même sans invitation ou message pour le prévenir de sa venue ou requérir sa présence, c’était une évidence. Juste une question de temps depuis que Brygida et Victoria ont découvert et confirmé qu’il est lié au meurtre d’Ekatarina. Il n’y avait qu’à attendre que Mikhail se décide à venir l’interroger lui-aussi sur le sujet.

Le problème, c’est qu’Izar ne se souvient pas. Quelques impressions lui reviennent, la sensation d’avoir oublié, de ne plus se souvenir de tout ce qui s’est passé. Quelques souvenirs remontés, reparus dans le dédale de sa mémoire, trop incomplets pour peindre l’image complète de cette nuit-là. Il sait juste qu’il avait Brygida et Zoya en tête en faisant ça. Qu’il voulait les protéger des idées devenues dangereuses de leur mère - ou de ce qu’il en a perçu dans ses visions tout du moins. Ça s'arrête là.
Il doute que le Suprême en fasse de même, cela dit. Lui cherchera, ce n’est pas comme s’il avait le choix pour la sécurité des leurs. Ou des siens, en tout cas, parce qu’Izar n’est pas certain de la place qu’il aura encore le droit d’avoir dans la famille. Pour peu qu’il soit épargné et qu’il en ait encore droit à une, tout du moins. Ce n’est pas certain.

Une seconde de silence, où il attend, soutient le regard de Mikhail. Cherche une réponse qu’il n’a pas encore vue. « So, what now? Now that we know. » Les mots flottent dans l’air comme les animaux marins le font toujours autour d’eux, question d’importance qu’il n’est pas sûr de vouloir aborder. Là encore, comme souvent ces derniers temps semble-t-il, il n’y a pas le choix. Il faut qu’il sache.

Mikhail ajuste le col de son vêtement. Vérifie par trois fois que les différents objets sont bien à leur place dans les poches élargies magiquement. Qu'apprendra-t-il de plus qu'un legillimens n'a pu révéler, que découvrira-t-il de plus que Victoria n'a pu extirper ? L'on croirait que le secret est découvert, qu'il ne suffit alors que de trouver la juste réponse (sentence ou expiation ? le pardon est-il seulement possible ?) d'une situation qui n'est que souffle d'injustice. Pourquoi cela devait-il tomber sur eux et pourquoi Izar.

Plus encore, pourquoi n'a-t-il rien vu ? Si la découverte d'un secret qui ne le concernait point a déraillé sa concentration, Mikhail se sait assez professionnel et maître de lui-même pour n'avoir rien manqué. Peu de choses expliqueraient alors ce faux pas.

Il aura le dernier mot, dusse-t-il entreprendre pas de côté sur pas de côté afin d'encercler la vérité.

Sans prévenir, sans un mot, sans un bruit, il ouvre la porte de la chambre devenue prison temporaire pour un sorcier dont la culpabilité ne fait aucun doute. Reste à comprendre le motif et la manière ; reste à deviner si l'entreprise n'a eu lieu que de son propre fait ou avec la concurrence d'une autre âme, sœur ou ombre, employé ou anonyme. Tout le monde redevient un présumé coupable maintenant qu'il sait s'être trompé une fois. Pourquoi pas deux ? Pourquoi pas trois ? Le Suprême ne dort plus, même d'une seule oreille.  

Il est accueilli par un visage à l'envers et par des illusions animales qui emplissent la pièce, la transforment, lui donnent un air d'irréel et de temps suspendu (pas que Mikhail ait l'habitude de se rendre dans cette pièce pour en contempler les changements). « I was wondering when you’d come here. » "Here I am," les notes de sa voix n'ont rien de doux, rien de sucré, rien d'agréable. Mikhail n'est pas là, le Suprême l'est. Il n'a jamais été aussi aisé et ardu à la fois de revêtir le Masque et d'oublier l'homme. La trahison est encore si fraîche, grinçante et surprenante. Tant de questions qui remplacent la première, aucune véritable réponse pour le satisfaire.

Pour étouffer les émotions incompréhensibles qui subsistent au milieu d'un Deuil qu'il n'a jamais su amorcer, Mikhail ne laisse rien paraître, ni dans ses expressions  ni dans l'inflexion de sa voix. Tant de souvenirs contraires et d'impressions opposées se mélangeaient depuis qu'Ekaterina n'était plus et qu'elle était toujours du même temps. Fantôme à la vengeance colorant son regard glacé. Et s'il ne faisait pas cela pour elle, il sentait qu'il lui devait au moins la résolution de ce meurtre froid et presque parfait. « So, what now? Now that we know. » La voix de l'ombre le tire de sa rêverie, et vient faire écho à ses propres questionnements. Mikhail aimerait donner une réponse simple, parce qu'alors cela voudrait dire qu'ils peuvent mettre cette sombre affaire derrière eux, once and for all. "We don't," contredit-il "At least not everything. That's why I'm here." Mikhail sait ne pas répondre exactement à la question d'Izar, celui-ci doit plutôt se demander ce qu'il adviendra de sa personne étant donné les dernières révélations ; mais on en n'est pas encore là. Peut-être retarde-t-il l'inévitable, ayant reçu un trône trop tôt, il se demande souvent ces derniers temps s'il a les épaules pour ce genre de décisions. Ne sait pas vers qui se tourner pour trouver un soutien adéquat, et n'a que son ombre à qui se confier (la vraie, celle faite de l'absence de lumière et du chaos, pas Ilya).  

Mikhail a mis de côté tous les bons souvenirs qu'il partage avec cet homme - ce prisonnier - les épisodes d'une série qu'ils sont les seuls à apprécier, des missives échangées pour s'assurer du bien-être de Zoya, un intérêt commun pour les illusions semblables à celles qui tournoient autour d'eux. "First of, drop the whisperings." Les formules de politesse ne sont plus de mises aujourd'hui, pas plus que les demi-sourires dans le regard. Ne reste que l'acier et les ordres. Il va ensuite jusqu'à une petite table où il dépose les objets apportés avec lui d'une lenteur chirurgicale. La potion Pensepasbête utilisée d'ordinaire pour Fryderyck, l'artefact commandé à Zarya, un cercle alchimique parsemé de runes au cas où.

Mikhail est bien décidé à ne pas faire deux fois la même erreur, il ne ressortira de cette salle qu'en était bel et bien certain de n'avoir rien omis et qu'aucun secret ne subsiste encore dans l'esprit d'Izar. "If I couldn't find the memory last time, it means that it was hidden somehow. I need to find out why, how and by whom." C'est du moins la conclusion la plus probable ; il préfère y croire plutôt que songer avoir autant lamentablement échoué dans un sortilège qu'il maîtrise pourtant très bien.

"Here I am," viennent les premiers mots de Mikhail en réponse, à l'évidence de sa venue prochaine. Izar hums in return, un de ces sons si bas qu'on se demande s'ils existent vraiment tant ils se fondent dans l'air, tant celui-ci se perd dans les bruits doux des vagues et du ressac. Il semble se poursuivre ailleurs dans la pièce, reprit par l'ombre géantes et lointaine d'un mammifère marin qui traverse son plafond, trop loin pour que ses contours ne soient pas flous et mouvants, incertains comme ils le sont aussi, eux, hors de l'illusion.
Le ton de la voix de Mikhail est froid, inhabituellement un peu dur à son encontre, écho des traits de son visage. Izar comprend. Ce n'est peut-être pas tant l'homme que le Suprême qui se trouve face à lui. Izar comprend ; ses actes, aussi nouveaux lui semblent-ils, aussi distants, l'ont poussé hors de la place qu'il s'était faite auprès des Strugatsky, remettent en question autant sa position que sa vie.
S'il garde pour lui les questionnements métaphysiques qui lui viennent sur l'existence, cette question de vraiment savoir s'ils sont vraiment là, l'un comme l'autre, où juste perdus dans une autre illusion ; il y en a une plus concrète qui lui vient. « Are you really? Or are you here as the Supreme? » C'est presque rhétorique aussi, une évidence fluctuante face aux identités devenues indissociables. Peut-il encore être l'un sans l'autre ? Saurait-il seulement comment faire, face à sa famille ? Le mélange, en ces temps troubles, semble inconfortable.
Il faut qu'ils sachent, cependant. Mikhail comme Izar.

Le silence s'égraine alors qu'ils s'observent, que les mots se cherchent dans les regards. Izar craint de voir le temps filer - un de ces moments où il en perd le fil et où des minutes disparaissent, comme s'il avait sauté dans le futur ou que le temps s'était dépêcher de passer dans un instant de son immobilité, et qui se font de plus en plus nombreux - et il se décide à passer le pas. A demander lui-même ce qu'il va se passer, ce qu'il en sera de lui ou des répercutions de ces actes pour un temps oubliés. Il a besoin de savoir, et peut-être que c'est mieux ainsi, plus simple pour Mikhail aussi.
C'est par la contradiction qu'il lui répond pourtant, remettant en cause le constat exprimé. Il penche un peu la tête sur le côté Izar, rien qu'une fraction, comme pour interroger ou mieux réfléchir au bref développement qu'en fait Mikhail. « I guess it is a fair assessment, you're right. » Non pas qu'il ait besoin de son assentiment ni de son avis, mais il concède tout de même de ce même calme doux, un peu lointain qui a été sien depuis que le Suprême est entré. Il ramène ses jambes à lui, tailleur lâche alors qu'il réfléchit et qu'une petite méduse traverse paresseusement son épaule. « I'm afraid i'm not able to tell you much more about it, but i do hope you'll find the answers you want. » Il ajoute ouvertement, avec dans l'oeil un espoir un peu distant.

Après les instants suspendus, un peu étranges, qui ont suivi l'apparition de Mikhail, il semble avoir retrouvé un ancrage, une résolution ferme, de cet acier froid auquel Izar n'est pas habitué de sa part mais qu'il accepte sans ciller. Sans s'exécuter immédiatement non plus, alors que l'ordre lui a été donné de faire disparaître ses whisperings. Il continue à regarder le Suprême. Une seconde passe. A soutenir son regard. Deux, peut-être cinq ? Il tourne finalement la tête vers un autre poisson qui nage vers lui, qui vient si près qu'il en frôlerait presque son visage. Un autre de ces instants suspendus - puis Izar murmure et lui souffle dessus, et les animaux marins qui traversaient la pièce se désagrègent, s'étiolent pour redevenir poussière et se fondre comme d'autres étoiles infimes dans le ciel profond en contrebas. La litanie inaudible se poursuit, délasse l'illusion qui faisait de son lit un nuage flottant, éclaire la chappe de ciel qui couvrait le sol et rongeait le bas des murs pour ramener les meubles et la réalité sur ce plan de leur perception.
Seul persiste encore l'océan sur le haut des murs et le plafond, comme perçu au travers d'une verrière, d'une bulle sous-marine, et Izar se tourne à nouveau vers Mikhail. « I'd like to keep it on. » Pas une résistance ni une révolte - la sensation de confort dans l'inhabituel et l'illusion, de réconfort à se garder encore un peu éloigné du réel, pas tout à fait ancré dans ce présent qui ne fait plus sens et cet embrouillamini désordonné qu'est, en ce moment, sa vie et sa réalité.

Se dirigeant vers son bureau, Mikhail commence à y déposer lentement, lentement, quelques objets qu'il a apporté avec lui. Une fiole de potion. Un artefact étrange, qu'Izar est certain de n'avoir jamais vu. Un parchemin duquel, de sa position, il ne peut qu'apercevoir les lignes étranges noircies à la surface. « What are those? » Ca l'intrigue, un peu. Assez pour se demander jusqu'où ça va aller, pas assez pour qu'il ne se doute pas de leur but principal, que le Suprême a tout de même explicité. Izar hoche la tête. Quoi que ça puisse être, il est prêt. Il ne peut pas être autre chose que prêt - il a attendu les conséquences dès lors qu'il a découvert son implication dans le meurtre d'Ekatarina. Dès lors qu'il a découvert ce qu'il avait fait. Il a bien essayé de chercher, un temps, ce qui lui arriverait maintenant. Trop de chemins qui s'ouvrent, de possibilités offertes, tout incertain. Ils ne savent pas. L'éther attends, un de ces tours du destin.
Dépliant ses jambes toujours en tailleur, Izar se lève. S'approche doucement de Mikhail, les mains vides, sans réluctance. « Isn't the reason behind the lost memories pretty obvious though? » Il demande sincèrement, un peu rhétoriquement. La mémoire altérée semble la seule option, qu'elle qu'en ait pu être le moyen. Les souvenirs sont réapparus, flous, presque incertains, mais ils sont là à nouveau - certains, tout du moins. Mais après tout, peut-être que Mikhail doute de cette véracité. Peut-être qu'il pense qu'ils n'ont jamais disparus, qu'ils ont toujours été là, qu'Izar a toujours su. Peut-être qu'il pense qu'il est celui qui n'a pu les atteindre, simplement. A tord, aussi. « What should i do, Mikhail? I'll cooperate. »