L’excitation de r’trouver son père, de le serrer dans ses bras, de voir un si bel éclat sur l’visage de Matthew ; la joie de constater que son idiot de Gabriel n’était pas mort ; cet état quasi délirant d’voir que malgré les pertes, l’Ordre avait enfin mené une mission à bien et jusqu’au bout, s’étaient vite transformés pour laisser la place à l’apathie et au doute, à la colère si habituelle, à tout un tas d’autres émotions que Sinead n’avait jamais su comment gérer. Y’avait toujours ce bébé dans son ventre qu’elle avait décidé de garder sur un coup d’tête et l’engueulade qui avait suivi avec Gabriel n’aidait en rien à son état d’agitation actuel. Y’avait le fait que personne en était sorti indemne de cette foutue bataille, qu’Lena devait vivre le deuil de Lee, que les prisonniers subissaient des conséquences magiques que personne n’avait encore réussi à résoudre ou démêler, que trop de salauds s’en étaient sortis sans une égratignure. Ça foutait un coup à la victoire.

Sinead s’tournait et s’retournait dans son lit, dans l’espoir vain que ses yeux qui la grattaient se ferment enfin pour ne s’ouvrir que le lendemain matin.

Pourtant, force lui était de constater qu’elle n’trouverait pas le sommeil ce soir encore, pas avant que la nuit laisse la place aux premières lueurs du jour. Après des années à utiliser l’alcool pour s’étourdir la tête, s’alléger le corps, s’engourdir les sens ; n’plus pouvoir utiliser ce mécanisme de défense (peu recommandable on peut l’admettre) la laissait sans rien pour combattre les démons qui l’assaillaient  et les insomnies plus fréquentes que n’importe qui l’aurait souhaité. Le sommeil lui échappait dès qu’elle tentait de poser la tête sur son coussin et même les roulements lancinants du Tempest qui l’avaient bercé toute son enfance n’y pouvaient rien changer. Dans un grognement de défaite, la sorcière se releva. Tant pis. Elle passa une main sur son ventre, geste étrange qu’elle prenait de plus en plus l’habitude de faire, comme pour se rassurer que cette vie au moins était toujours présente, tangible. Pas que le morpion s’mette à donner des ptits coups. C’était trop tôt, lui avait dit Eimear quand Sinead avait enfin osé aller voir quelqu’un d’autre qu’Elena pour discuter de ce truc qui grandissait à l’intérieur d’elle.

Quittant le confort de sa cabine, Sinead marcha quelques instants sans but avant de décider de monter sur le pont du Tempest, profiter de l’air frais et du calme pour remettre ses idées en place et simplement s’occuper. Rien n’servait de courir après un sommeil qui n’viendrait pas. Les ronflements de certains habitants créèrent une pointe de jalousie au sein d’sa poitrine avant qu’elle n’décide que c’était pas plus mal que tout le monde n’soit pas dans le même état qu’elle. La sorcière s’apprêtait à se poser dans un coin, les jambes flottant dans le vide, quand elle aperçut une silhouette familière. Dans un autre contexte, elle aurait été surprise et méfiante de trouver quelqu’un là-haut aussi tard, mais on était sur le Tempest, Sinead se sentait à la maison et c’était bien le seul endroit sur Terre où un sentiment de confiance et de sérénité l’envahissait.

Elle s’approcha de Thomas, un sourire en coin sur les lèvres qui n’atténua ni les cernes sous ses yeux, ni la lassitude de son regard. « Salut » “Heya!” répondit-elle d’une voix trop enjouée pour être complètement authentique. « Tu ne dors pas non plus ?  » “Dormir c’est pour les faibles…, ” tenta-t-elle de banaliser d’une blague nulle, l’humour de son père ayant apparemment plus déteint sur elle que Sinead ne l’aurait souhaité. Ce n’était pas la première fois que les deux fugitifs s’retrouvaient dans cette disposition, sous un ciel bleu d’encre, à partager un moment souvent empli de silence sous le signe de l’insomnie. Les premières fois, la Bullstrong n’avait presque pas ouvert la bouche, sirotant une bouteille ou jouant avec son galion. en lui lançant quelques regards en coin, un peu soupçonneux et méfiants parce que s’ouvrir aisément aux autres n’faisait pas partie de sa personnalité. Maintenant, ça allait mieux et ce fut presque sans trop de difficultés qu’elle réussit à extirper les mots suivants : “Qui aurait cru que le sommeil continuerait de s’faire la malle même après une victoire, eh?” Le commentaire fut suivi d’une soupir las et lent, qui sembla flotter entre eux deux longtemps après qu’il ait cessé de produire un seul son.

Fucking war.

Sinead avait presque cru qu’il y aurait un après Gracefield. Et en quelque sorte c’était le cas, il y aurait toujours un schisme entre le moment où elle attendait sur le Tempest aux côtés de Matthew, Conan et les autres ; et celui du retour avec les prisonniers libérés et les membres de l’Ordre qui étaient revenus. Elle n’savait toujours pas exactement ce qu’il s’était passé sur l’île et si elle avait glané quelques info par-ci et par-là, avait vite compris que personne n’souhaitait revenir sur l’affaire, n’avait donc pas insisté.

Mais personne ne respirait pleinement l’air de la victoire. Subsistait encore autour d’eux les mensonges de Kingsley, la mémoire de ceux qui n’reviendraient pas, et les regrets et les remords. On lui avait toujours dit qu’il valait mieux vivre avec des remords qu’avec des regrets, mais que pouvait-elle faire quand les deux s’entremêlaient inexorablement.

Le soupir qu’elle lança dans l’air contenait tout cela et bien plus encore. Sinead aurait voulu l’attraper et le mettre en bouteille, qu’il y reposa pour toujours comme ces bateaux qu’elle libérait lorsqu’elle n’était qu’une gamine ; ainsi peut-être arrêterait-elle de ressentir toutes ces émotions qui jouaient leur rôle dans ses insomnies et son manque de concentration et son humeur plus que massacrante. “Je n’sais plus non plus. Mais ça donne envie.” Cela faisait bien longtemps que sa paille sur le navire restait fraîche et sans les traces que laissait son corps sur le drap. Les jours et les nuits s’emmêlaient dans un chaos à l’image de son tumulte intérieur. “Et tu l’as été ?” Demanda-t-elle sans trouver son regard. C’était plus facile de fixer ses yeux sur l’eau calme et profonde. Plus que jamais, Sinead entendait l’appel des mers et des océans, aurait souhaité plonger et disparaître sous les flots. Que l’eau vienne effacer tout ce qui n’était pas son enveloppe corporelle, tout serait plus simple s’il n’y avait pas de bataille à mener, de pertes à subir, et cette impression continue que rien n’avançait, qu’après tout ce temps ils en étaient toujours au même point.

Sinead ne partagea pas tout cela, l’alchimiste n’aurait même pas su par où commencer. A la place, elle partit sur un terrain qui lui avait toujours paru plus aisé : celui des hypothèses et des réflexions. “Jte comprends. Je me suis jamais autant plongée dans mon travail que depuis qu’on est revenus. Tu as besoin d’aide ? C’est pas comme si j’avais quelque chose d’autre à faire…” Un nouveau sourire, tout aussi amer que les précédents. Il lui était bien plus acceptable de proposer son aide dans un haussement d’épaule nonchalant ; après tout c’temps, elle n’savait toujours pas comment simplement laisser les autres entrer.

She had lost too much and too many, too soon.