Il attend depuis des heures. Pas un signe, comme il attend souvent, mais plutôt une personne. Une silhouette. Toujours la même rengaine. Assis sur un banc, fumant cigarette sur cigarette pour combattre le stress qui le ronge, il regarde les Moldus passer, les oiseaux s’envoler, les pigeons quémander à manger (mais il n’a rien à leur donner), les alentours. Au moins, Blue se dit, c’est joli : il préfère attendre au beau milieu d’un parc de Londres que, disons, au fin fond d’une ruelle obscure ou dans un endroit désert.
Ici, c’est calme, fleuri et ensoleillé. La vie bat son plein autour de lui, alors qu’il ne perd pas de vue la raison de sa venue. Il pourrait bien se tromper mais, dès que cette pensée l’assaille, il se répète de ne pas douter de lui-même : les visions ne peuvent pas mentir. Ni celle qui l’a amené ici, ni toutes les autres.
Il écrase un dernier mégot dans le cendrier avant de soudain se mettre en marche, poussé par l’intuition. Là-bas, l’intuition souffle, C’est lui. Blue accélère le pas, en direction de la silhouette repérée, priant pour avoir raison (et, dans le pire des cas, il n’aura qu’à dire, Sorry, I’ve mistaken you for someone else, ce qui aurait été vrai).
Mais c’est lui, il en est maintenant sûr. Alors il le rejoint, l’attrape doucement par le bras, se retrouve à côté de lui et ponctue enfin son arrivée d’un simple “Aeneas.” et d’un petit sourire, le même qu’il aurait pu lui donner à l’époque où ils n’étaient que deux gamins dans les couloirs de Hogwarts. S’assurant que son interlocuteur ait son attention, Zayd ajoute rapidement, “You weren’t the easiest to find.” Il penche légèrement la tête sur le côté, regarde alors Aeneas un peu plus en détail. Bien dix ans qu’il ne l’a pas vu, et ne pouvant théoriquement se baser que sur l’apparence qu’il a vue en rêve (parce que c’est là le comment de ces… retrouvailles ?), il doit toutefois bien admettre que c’est toujours Aeneas, celui avec qui il a passé de longues heures et tant partagé à l’école. Peut-être un peu plus grand, plus de cheveux ; les souvenirs se mêlent aux visions qu’il a eu de lui.
Aeneas. Humain.
Blue ne sait pas trop comment agir. Il débarque, après des années sans nouvelles, devant un ami (ancien ami ?), sans (encore) explications. Si Aeneas est bien au courant qu’il est voyant, ce n’est pas pour autant que Zayd aime annoncer, Je suis là parce que je t’ai vu dans mes rêves. La peur qu’on pense qu’il a perdu la tête, qu’il dit n’importe quoi, que ça sonne bizarre, est trop présente, alors il ne peut qu’espérer que le jeune Pipsqueak se doute du comment de sa réapparition. Et, sinon, il finira bien par lui dire.
Mais Blue a un sourire, à nouveau, chassant une seconde le pourquoi de sa venue soudaine. “You’re still alive. You literally vanished.” Ce n’est pas un reproche, seulement une constatation. Dix ans. Dix ans que la guerre fait rage pour son ami. Mais pas pour lui. Il est bien loti, Zayd, il le sait - la pureté de son sang, une famille éloignée des conflits et même des autres sangs-purs, lui-même un besoin de se tenir loin de tout cela... Il n’a pas eu à fuir Hogwarts parce que l’école n’acceptait plus son sang. Il n’a pas eu à se battre pour trouver un travail, ou une place dans la société magique britannique. Lui, il voit tout ce qui se passe autour, mais continue à vivre comme si de rien n’était.
Ces dernières semaines, ou mois (il ne sait pas vraiment quand, peut-être quand ses visions sont revenues l’assaillir presque quotidiennement), ça a changé. Ça parle plus fort autour de lui. Les présences des uns et des autres - Conan, Aeneas, Elena, pour ne citer qu’eux - se font plus grandes. Même du côté de ses sœurs, il peut parfois déceler des flammes dans les yeux.
Il lâche le bras d’Aeneas, se rendant compte que sa main est toujours posée sur lui, et essaye de se faire naturel (parce que si ça ne tenait qu’à lui, il aurait annoncé de but en blanc le pourquoi il est là). “It’s been so long ! How are you doing ?” Il le regarde de bas en haut, puis les alentours ; autour d’eux, les Moldus, touristes comme habitants, se promènent comme si de rien n’était (quelle vie simple ce doit être, sans le Lord). Le Lord, le gouvernement, la chasse aux nés-moldus… L’attention du jeune voyant se repose immédiatement sur Aeneas ; il insiste. “Are you alright ?”

Ça aurait pu être n’importe qui, un total inconnu. Parce qu’en dix ans, les gens changent - beaucoup, parfois, d’autant plus qu’ils n’étaient que des ados à l’époque. Et puis parce que, se tromper, Blue, il connaît - il aimerait pouvoir dire qu’il sait décrypter avec précision ses visions, mais c’est faux pour la grosse majorité d’entre elles ; s’il peut avoir raison sur une ou deux intuitions sur l’année, il se sait chanceux et en est heureux (et ce flou qui plane aussi bien au-dessus de lui que dans son subconscient est l’une des raisons pour laquelle il fait attention à ne pas trop parler de ce qu’il voit ou ressent - comprendre : ses vraies visions - et qu’il se contente de lectures d’avenir futiles et sans impact pour se faire l’un ou l’autre galion dans un bar ou en soirée).
Mais c’est bien Aeneas, là, en face. Aeneas, qui s’y prend à plusieurs fois avant de le reconnaître aussi, à en juger son regard choqué, qui va de haut en bas à quelques reprises. Aeneas, qui finit par s’exclamer I missed you so much. Aeneas, qui se jette sur lui sans se soucier du monde autour ou d’un quelconque excès d’enthousiasme. Et Blue, qui se détend, souffle même, et referme ses bras autour de son ami pour le serrer fort également, comme si dix ans de guerre ne les avaient jamais vraiment séparés. Il s’en souvient encore, de cette rentrée-là, en constatant l’absence d’Aeneas dans le Hogwarts Express et puis aux tables de banquet et puis tout le reste de l’année et des années suivantes (l’absence d’Aeneas, et celle de tant d’autres, d’ailleurs ; Blue avait beaucoup d’amis à l’école, mais Aeneas faisait partie de ceux qui importaient le plus).
Ça fait tellement de bien de le retrouver… Vivant. Lorsqu’ils se détachent enfin - la main de Blue reste un moment sur le bras du brun, avant de retomber le long de son corps - le jeune Selwyn lui fait d’ailleurs la remarque. Aeneas. Vivant. Après avoir littéralement disparu de la surface de la planète. Combien sont-ils, encore en vie ? Pas emprisonnés, pas tués, pas à l’autre bout de la planète ? Pourquoi il ne peut pas les voir, eux, clairement, dans ses rêves ? Pourquoi faudrait-il qu’il sache ce qu’il advient d’eux une fois qu’ils sont morts, ou une fois que la vie a décidé de devenir plus compliquée pour eux, comme ce sera bientôt le cas pour Aeneas ?
Blue ne sait même pas comment lui annoncer. Avec douceur et compassion, sans doute, mais doit-il le lui dire maintenant ? Non, non, plus tard… Il préfère lui demander comment il va, en insistant un peu. C’est vague, comme question, après dix ans (et pas des moindres), mais il veut savoir où Aeneas se situe par rapport à ça.
Aeneas va bien ou, du moins, aussi bien qu’il puisse aller aujourd’hui. Mais pas elle. Blue demeure silencieux, scrutant le visage d’Aeneas, puis derrière lui. Se sacrifier pour sauver autrui ; c’est honorable. Et tragique. Il souffle doucement, “I’m sorry.” Il aurait espéré qu’elle soit toujours en vie, comme Aeneas, comme Conan, comme Elena, comme tant d’autres. On n’a pas tous cette chance. Il a beau se creuser les méninges, il n’est pas sûr de l’avoir vue en rêve, elle, mais se fait une note mentale de ne pas (trop) ressasser les visions indécryptées (et peut-être indécryptables) de ces dernières années. Et il ne veut sûrement pas savoir comment elle s’en est allée, mais plutôt, et il le demande doucement, sans insistance cette fois-ci, “When ?” Dix ans, c’est long. Il espère que ce n’est pas récent.
Ne sachant pas encore quoi faire de cette information, il préfère ne rien dire de plus et jette juste un coup d’oeil autour d’eux quand Aeneas lui intime qu’ils ne devraient pas rester ensemble trop longtemps, que quelqu’un pourrait les voir, et que ça pourrait le mettre, lui, en danger. Mais, et toi, veut dire Blue, Toi, il va t’arriver quelque chose. Pas moi. Il reste dans le silence un instant, à nouveau, le temps de faire un état des lieux. C’est qu’il ne veut pas déjà lui dire au revoir, pas après l’avoir enfin retrouvé. Et il ne peut pas l’inviter chez lui, en plein Diagon Alley, trop dangereux. Et il le saurait si quelque chose devait leur arriver ici, à cet endroit, n’est-ce pas ? Il a peut-être le sommeil troublé, mais son don lui confère aussi une bonne intuition dans la vie de tous les jours (il faut bien des côtés positifs…). “I’m sure we’ll be fine,” déclare-t-il avec confiance, “There are a lot of muggles around. I don’t think your enemies like that kind of place anyway…” Il tend le bras, pour les inviter à marcher un peu (parce qu’il a franchement envie d’une nouvelle cigarette, et il entend sa mère lui dire qu’il fume trop en ce moment, que ce n’est pas bien, et blablabla). “Let’s have a walk, shall we ?” Il a besoin de mettre en ordre ses pensées, marcher devrait aider, regarder les plantes et fleurs autour aussi, les gens qui passent.
Il ne regarde même pas Aeneas quand il dit enfin, en triturant une de ses bagues du bout des doigts. “I saw you in my dreams, Aeneas.” Peut-être trop direct… Il sort finalement une cigarette - désolé maman - et prend son temps pour l’allumer, pas pour faire patauger son ami dans le suspense (ou alors ce n’est pas volontaire) mais parce qu’il ne sait pas par où commencer. Se rendant finalement compte que, peut-être, son annonce fut un peu trop mystérieuse, il repose ses yeux sur Aeneas et précise vite, “Oh, wait, no, you’re not going to die ! At least, I didn’t see that...” Pause. Il se reprend, une fois de plus. “I mean… whatever, we’re all going to die anyway…” Il chasse ses propos décousus et sa nervosité en prenant une taffe, et une seconde. “Things are going to change for you. Soon, I think, I’m not sure... But I’m sure something’s going to happen to you… Not death, but...” Le sourire qu’il s’efforce de garder s’efface, et il fixe avec sérieux son ami, presque prêt à l’attraper par les épaules (mais il ne le fait pas, ne voulant pas passer pour quelqu’un ayant totalement perdu la tête). “Sometimes people are not ready to hear their future… Are you ?”