Longue soirée la veille, il aurait dû savoir que sortir tard en semaine n’était pas une bonne idée, après, il finissait toujours par se traîner comme un zombie dans les couloirs du ministère avec des lunettes de soleil bardées de sorts anti-lumières qui lui donnaient l’impression de voir le monde comme un vieux film des années cinquante mais qui lui rappelaient surtout qu’il était mortellement fatigué. Il croisa un collègue, s’arrêta par pure politesse pour discuter, parce qu’il s’arrêtait toujours et que le mal de crâne n’était pas une excuse valable pour snober autrui quand on s’appelait Jo. « You know that guy from the casino ? He’s here, we got him last night. » Le brun fronça les sourcils derrière ses verres fumés, dans la lumière artificielle du ministère, il voyait encore moins bien que dehors, mais ce n’était pas si grave. « What guy from the casino ? » Et pourquoi est-ce que l’autre lui racontait ça ? De mémoire, Jo avait un tas de dossiers fastidieux qui étaient arrivés sur son bureau la veille et l’heure était plutôt à les remplir qu’à s’inquiéter de quoi ? D’arsouilles qui trichaient aux jeux ? Pas son problème, il y avait des brigadiers moins gradés que lui pour s’occuper de cas mineurs comme celui-là. « Amaury Flamel, the guy from the casino, » répéta l’autre comme si ça coulait de source. Et évidemment, maintenant qu’il le disait, ça coulait de source. « Fuck. » Qu’est-ce qui était le plus cocasse entre le fait que l’individu contre qui ils avaient reçu plusieurs plaintes très peu intéressantes pour escroquerie se trouvait en garde-à-vue et le fait que Jo le connaisse très bien ? Rien qu’y réfléchir le fatigua. « I’m on it, » décréta-t-il sans laisser le temps à une protestation de le couper. Il avait déjà contourné son collègue pour aller se renseigner sur l’affaire et trouver le numéro de salle.

Quelques minutes plus tard, il entrait dans l’une des somptueuses (non) salles d’interrogatoire du ministère, ses lunettes toujours sur le nez alors que son regard oscillait entre le curieux et le contrarié. Et lorsqu’il regarda le suspect, c’était bien Amaury et pas son frère ; Jo s’était presque dit qu’au final, il aurait préféré tomber sur l’autre Flamel. « A pleasure to see you, really, » lança-t-il en guise de salutation. Fut un temps, il avait beaucoup apprécié le français, cette époque était révolue, aussi n’eut-il pas l’air particulièrement ravi d’être là lorsqu’il s’installa en face d’Amaury et ôta ses montures pour les poser devant lui. « What have you done this time ? » Il avait bien eu dans l’idée de lire le compte-rendu de l’arrestation, mais il y avait trop de mots sur le parchemin et celui qui l’avait rédigé avait l’écriture la plus minuscule qu’il n’avait jamais vu – il avait abandonné. De toute façon, les gav étaient faites pour parler. En théorie.

Comment en est-il arrivé là ? Amaury penche légèrement la tête sur le côté, tend l'oreille pour déceler les cliquetis réguliers de l'horloge qui trône dans la salle d'interrogatoire, ou encore les crissements désagréables de sa chaise sur le sol. Mais en dehors de ça, il n'y a rien d'autre que le silence qui l'oppresse et cette odeur nauséabonde de renfermé. Il comprend évidemment le principe de ce genre de salles, et laisser la porte ouverte serait contre-productif, mais il n'empêche, un peu d'oxygène frais de temps en temps, ça ferait pas de mal. Amaury a presque l'impression de renifler des particules de moisissure et de les sentir se loger dans ses bronches... L'idée lui fait secouer la tête et les épaules, alors qu'un frisson de dégoût lui glace l'échine.

Au bout de quelques minutes de silence supplémentaires, il se met à taper du pied. Un tic insupportable pour les gens qui l'entourent, Ambroise le premier, mais c'est que le Flamel ne sait pas tenir en place. Avec lui, faut que ça bouge, en mouvement perpétuel. Hors de question de rester statique. Aussi, être enfermé de la sorte, à ne pas savoir quand on viendra lui parler, est une véritable torture. Il fait tomber ses doigts à rythme régulier sur la table en fer sur laquelle il est nonchalamment accoudé en attendant que le temps passe. Si tant est qu'il passe un jour.

Puis soudain, des pas et une voix étouffée. Les pas se rapprochent, Amaury se redresse légèrement et la porte s'ouvre dans un bruit désagréable. Aussitôt, les narines du Flamel sont assaillies par une odeur qu'il connaît bien, pour l'avoir eue maintes fois dans dans son lit. Un grand sourire narquois s'empare de ses lippes tandis qu'il tourne la tête en direction de Joseph Jane. La vérité est que l'arrivée de l'inspecteur est une mauvaise nouvelle pour lui, au vu de leur histoire, mais il ne peut réprimer une forme de satisfaction. Cet interrogatoire s'annonce bien plus intéressante que prévu.

“ A pleasure to see you, really. ” Son ton lui dit tout le contraire, et c'est sans doute ça qui fait grandir un peu le sourire carnassier de l'alchimiste. “ What have you done this time ? ” Ne démordant pas de son sourire, Amaury rétorque : “ This time ? Come on Jo, you know I don't usually find myself in this kind of stuation... ” En effet, d'habitude il ne se fait pas prendre. “ I was just working at the casino. One of your... colleagues hit on me, I said I wasn't interested - you know me, I'm not an easy man to get. ” Bien sûr... “ Everything was fine, he seemed to have taken it well... But then, he lost at poker. That's the game, right? That's part of the deal. ” Le brun s'installe un peu plus loin dans son siège, satisfait de ce tissu de mensonges qu'il venait de coudre. “ He didn't like it. Two failures in one night... It must hurt. ” Il lève les mains au ciel, en signe d'incompréhension. “ But I have to say... Your colleagues are not very professionnal. ” Il secoue la tête, désapprouvant le comportement qu'aurait eu l'autre policier. “ Anyway. You're gonna take me out of here, right? ”

Il n’aimait pas les interrogatoires, ça nécessitait une sournoiserie qu’il n’avait pas et il se contentait généralement d’assister un collègue plus effrayant que lui pour feindre l’implication. Là c’était différent, c’était quelqu’un qu’il connaissait et l’une des rares personnes contre qui il avait gardé ne serait-ce qu’un peu de rancune, maintenant, qu’est-ce qu’il allait faire d’Amaury était une question qu’il ne s’était pas posée. Il n’y avait de toute façon pas trente-six solutions, le brun avait une certaine popularité et un nom clinquant, généralement, on ne touchait pas trop les gens rassemblant les deux critères, l’emmerder par contre, ça Jo pouvait, c’était même une de ses spécialités quoiqu’il aurait sans doute plus apprécié l’opportunité s’il ne s'était pas traîné une méchante gueule de bois au même moment.

Il s’installa dans la pièce sans la moindre délicatesse, chaise raclant sur le sol et ton peu amène – est-ce qu’Amaury allait le reconnaître ? Probablement, il devait avoir l’habitude. La contrepartie du raffut provoqué par son arrivée fut le retour en force du mal de crâne qui lui arracha une grimace. Plus jamais il ne buvait. « This time ? Come on Jo, you know I don't usually find myself in this kind of stuation... » Évidemment la presence d’Amaury et son sourire suffisant n’arrangèrent rien. Jo croisa les bras, remit en cause sa santé mentale pour s’être volontairement mis dans cette situation. Parfois il se demandait s’il avait des capacités de réflexion en état de marche. « Sure, » rétorqua-t-il par défaut, nullement convaincu par les propos avancés. « I was just working at the casino. One of your... colleagues hit on me, I said I wasn't interested - you know me, I'm not an easy man to get. Everything was fine, he seemed to have taken it well... But then, he lost at poker. That's the game, right? That's part of the deal. » Wow mais à quel moment il avait signé pour le récit des aventures d’Amaury ? Il y avait tout de même un détail un peu (un tout petit peu) intéressant. « Which colleague ? » s’enquit Jo. Il avait un certain penchant pour les ragots – mais on ne commérait pas avec les gens avec qui on avait un passif comme celui qu’il avait avec le brun. « He didn't like it. Two failures in one night... It must hurt. » Un rictus narquois étira les lèvres de Jo tandis qu’il dévisageait son vis-à-vis. S’il y avait une chose qu’il ne se demandait pas, c’était pourquoi il l’avait regardé en premier lieu. A posteriori, il regrettait tout de même un peu de ne pas en être resté qu'à ça, juste un regard, c'était bien les regards. « But I have to say... Your colleagues are not very professionnal. » Cette fois, le brun haussa les sourcils, vaguement ébahi par le culot. « Anyway. You're gonna take me out of here, right? – Absolutely not, » rétorqua-t-il. Il n’était même pas rancunier, du moins généralement, en l’occurrence, il avait décrété qu’Amaury était un sale con, d’ailleurs, il ne risquait trop rien ici, il y perdrait juste une bonne partie de sa journée et s’ennuierait comme un rat mort, ne rien faire pour le sortir de sa gav était donc la vengeance i-dé-ale. « That’s not your best story, really, that’s all you found ? » railla-t-il.