La porte du bureau de Travers se ferme derrière elle. Elle doit secouer la tête, juste un instant, le temps que les dernières gouttes de Veritaserum disparaissent de son système, la langue cotonneuse et l’esprit encore vaguement embrouillé. Elle déteste ces séances, déteste toutes les questions qu’il lui pose sans cesse, déteste cette potion qui l’oblige à ouvrir la bouche et dégueuler tout ce qu’elle peut avoir sur le coeur, déteste cette lune morte qui la rend léthargique et plus déprimée qu’elle ne l’est habituellement. Elle a besoin d’air, besoin d’échapper aux couloirs glauques du Ministère, besoin d’eau autour de ses chevilles et de l’odeur fraîche d’un lac ou d’une mer qui s’étale devant ses yeux jusqu’à l’horizon. Elle a besoin de beaucoup de choses qu’elle n’aura sûrement jamais. Tant pis.

Un coup d’oeil à la montre très moldue à son poignet indique qu’il est tard, presque vingt-et-une heures. Faut croire que son cher régulateur aime faire des heures sup’, mais peu lui importe — vingt-et-une heures veut dire que Boris est sûrement dans le coin, maintenant que la nuit est tombée et qu’il peut sortir sans risquer sa peau trop pâle. Elle hésite, un instant, s'emmitoufle un peu plus dans sa cape trop lourde et trop longue, le nez enfoncé dans une vieille écharpe aux couleurs Hufflepuff qui peine à la réchauffer. Finalement elle se glisse dans un ascenseur, enfonce le bouton pour le niveau deux.

C’est rare qu’elle traîne autour des bureaux de la VB. Les êtres de l’eau et leurs descendants ne sont pas aussi utiles que les vampires ou les loup-garous si on omet les propriétés de leurs corps, depuis le sang jusqu’aux écailles, sans oublier la fameuse peau de selkie qui a brisé le coeur de Fairweather père. Elle ne s’y rend que si elle y est obligée, ou si ses quelques amis y sont présents — franchement, quelle idée de traîner avec deux vampires, elle se demande.

Mais Boris est là. Difficile de le rater, avec ses longues jambes, son blond stupide et son teint pâle. Ca n’empêche pas Poppy de sourire, juste un peu, juste le coin des lèvres qui tressaute quand elle se glisse face à lui. T’es là tôt, dis. Une mission qui se prépare ou quoi ? Sans doute qu’elle n’en saura rien. Pas ses oignons, elle est inutile, simplement une créature dont on se passerait bien. Elle lève une main, la pose sur la joue de Boris (il est immense, et elle est tentée de s’indigner des presque quarante centimètres qu’il lui rend, c’est pas de sa faute si elle est courte sur pattes, bordel) et fronce les sourcils. T’as mangé, au moins ? T’es vachement pâle. Plus que d’habitude, j’veux dire.

Ce crétin l’a sûrement fait exprès, en plus. Mais pourquoi elle s’acharne à vouloir le garder en vie… Elle se pose sérieusement la question parfois mais voilà, Boris est un ami, l’un des rares qu’elle peut appeler comme ça, et entre eux ça date d’avant. Avant tout ce bordel, avant le Lord, avant qu’ils ne soient plus que des créatures dégoûtantes.

Tu fais chier, putain. Pourtant elle est déjà en train de déboutonner sa manche pour dévoiler un poignet délicat. Si tu baves, j’te castre.

Tu détestes les missions de nuit. La nuit, c’était pour les soirées mondaines et les ripailles. La nuit, c’était pour t’enfoncer dans ton plumard douillet et n’en ressortir qu’au beau milieu de l’après-midi. La nuit, c’était pour la jeunesse dorée, à laquelle tu t’accrochais avec peine.
Parce que désormais, la nuit pour toi, c’est synonyme de mission à manches courtes. La nuit, on renvoyait les loups-garous à la niche, les y enchaînant si jamais ça n’était pas la bonne période du mois, et on vous tirait de vos tombeaux, ou du moins c’est ce qu’on aimait penser et raconter aux petits enfants sorciers, sur le point de dormir.

Tu détestes les missions de nuit parce que ça te renvoie en pleine face que tu es un vampire, et que ton nouveau style full cover n’était pas une simple question de mode passagère. Les premiers jours, sidéré par ton nouvel état, tu avais voulu jouer avec ta vie maudite, exposant ton torse de haricot à la lumière du jour. Quelques secondes seulement avant que ta mère ne t’expelliarmus de nouveau dans ta chambre.
Ça et la flasque de sang que tu cherches dans les poches sans fond de ta cape noire.
« On a oublié son antiride à la maison, Bagshot ? » Un tripotée de loups-garous prêts à rentrer chez eux te boulent sur leur chemin. Au même moment, la main sur ta fiole finalement dénichée, tu as un mouvement brusque, et la lâches, la laissant se renverser au sol. Les bêtes humaines s’esclaffent et, te gratifiant chacun leur tour d’une bourrade, quittent le quartier général, te laissant dans ta flaque de sang, tes chaussures vernies ruinées.
« Nan mais… ! Vous vous rendez compte que cette paire de pompes coûte plus chère que tous vos salaires réunis ! » que tu geins, dans le vide.

Ceci dit, plus embêtant que les chaussures crados, cette flasque était censée te faire tenir pour la nuit…
Tu es donc en train d’asséner des tergeo sur tes chausses, jurant entre deux sortilèges que si jamais tu les reprenais, tu les viderais de leur propre sang, comme quoi, être vampire n’avait pas failli à ton inspiration, lorsque Poppy débarque.
Tu relèves la tête, la rabaisses aussitôt pour trouver des yeux Poppy, qui accueille ton attention, une main sur ton visage. A l’époque de Hogwarts, elle avait moins de mal à croiser ton regard. Mais depuis ta fulgurante poussée de croissance, tu étais contraint de te plier en deux pour elle.

« J’aurais bien aimé… » que tu gémis, ménageant un suspens avant de lui expliquer ton humeur. « Ces ahuris de lycans ont renversé le susnommé repas… » Ton regard, implorant, se pose à peine sur elle qu’elle tend son poignet sous tes narines palpitantes. Et tu vois, par-delà sa peau nacrée, sa peau de sirène, un sang, presque argenté tellement il est riche, qui coule paisiblement. Ta langue se gonfle d’appétit et tes yeux lorgnent l’offrande. Tu trépignes, mais ne te résignes à te lancer. Cela étant, tu te surprends à tenir au creux de tes mains de squelette le doux poignet tendu avec détermination.
« Tu es sûre, chérie ? C’est que généralement, on me l’offre pas comme ça… je suis obligé d’y aller… franchement » et tu détestais ça ; la banque du sang était à ton avis la plus belle invention qui soit. Mais la demoiselle ne bronche pas. « Tu sais ce qu’on dit sur les vampires ; si on porte du noir, c’est pour ne pas voir les taches~ » que tu plaisantes, badin.
Ceci dit, la tentation est trop grande, et dans tous les cas, tu avais besoin de te revigorer avant de partir bosser ; ou vous couriez au massacre.

La bouche en coeur, tendue vers ses veines, comme si tu allais siroter un cocktail à la paille, tu te décides enfin à taper dans la chair.
Jusqu’à ce que tu rouvres un oeil, découvrant que vous n’étiez plus tous seuls dans la pièce. Tu te ravises avec nervosité, recouvrant la manche de la demoiselle. « Hrm, on reprendra une autre fois, je ne voudrais pas qu’une mauvaise langue colporte de sombres idées à mon égard… » Et cette agressivité passive est tout bonnement dirigée vers l’agent d’entretien qui vient de débarquer dans la pièce. « Tu es là pour la tache de sang ? C’est juste ici. » que tu persiffles, dédaigneux, la pointe de ta chaussure récupérée avec difficulté tendue vers la souillure.

Les nuits sont longues, mais Sylas ne compte pas les heures: à l'observer, on pourrait croire qu'il serait capable de travailler toute la nuit sans s'arrêter, répétant les mêmes gestes mécaniques encore et encore et encore et encore. De l'eau savonneuse sur le sol, de la serpillère, du balai, du pschit qui fait un bruit qui le fait glousser à chaque fois, ses épaules lui font mal, ses jambes lui font mal, son dos lui fait mal, mais il continue, heureux à la tâche. Il aide le monde sorcier, autant qu'il peut et à sa manière. Il n'est qu'un né-moldu et pourtant le Lord a été généreux au point de donner aux gens comme lui une chance, malgré leur déficience intrinsèque. Alors Sylas est utile, il veut montrer qu'il est utile, il travaille de bon coeur et parfois des heures sup' qui sont même pas payées, et il est presque content quand on lui rajoute des tâches et des taches à nettoyer.

Évidemment, ce n'est pas tous les jours sympathique. Il y a certains jours où les employés de la VB sont imbuvables avec lui, presque violents, mais Sylas accepte les brimades comme les insultes avec une affabilité gentille et positive. Ils ont bien le droit de faire ce qu'ils veulent, ce n'est jamais méchant (non?) et puis il a été un voleur de magie, alors il mérite sûrement ce traitement. Il ne s'en souvient pas, mais ça ne l'absout pas de tous ses crimes.

Un bureau de responsable après l'autre, un bureau après l'autre, une table après l'autre, un carreau avec l'autre. N'importe qui trouverait ça abrutissant. Pas lui. La routine, c'est très rassurant. Il est devenu maître dans l'art d'entendre sans écouter, d'être vu sans être regardé. Ceux qui ont du temps à consacrer aux sangs-de-bourbes comme lui ne l'utilisent que pour des insultes, des claques, des cafés déversés sur son crâne et des crachats lancés parterre. Il le mérite. Il le mérite.

Il interrompt, sans s'en rendre compte, un échange. Les yeux vissés sur le sol, où se trouvent quelques tâches de nature impossibles à identifier pour qui ne veut pas savoir (Sylas n'est plus très regardant depuis qu'il a dû nettoyer les toilettes après quelques vampires ayant une diète apparemment pas très équilibrée), il ne regarde même pas les deux personnes jusqu'à ce qu'on lui adresse la parole. « Tu es là pour la tache de sang ? C’est juste ici. » Les yeux mouillés de ce pauvre Sylas se relèvent et il se tend comme la corde d'un arc quand il reconnait, plutôt vaguement, Boris Bagshot. Il cafouille quelque chose, marmonne, hésite, se tait et finit par hocher la tête. Il adresse un vague regard à son interlocutrice, ne s'y arrête pas vu qu'il ne la connait pas, avant de tomber à genoux devant Boris.

Il y a quelques années, il y aurait réfléchi à deux fois avant de faire quoique soit du genre. Aujourd'hui, il ne pense qu'à cette tache qui le nargue, qui a une couleur plutôt suspecte, et vers laquelle il se penche — il en est à deux doigts de rentrer dans les tibias du vampire — pour la frotter avec vigueur. “ Vous voulez un petit coup aussi, monsieur Bagshot? ” demande-t-il en relevant la tête vers Boris. “ Un petit coup de cire? ” s'explique-t-il, en désignant d'un doigt osseux ses jolies chaussures. Dans son uniforme gris aux poches nombreuses et incroyables, Sylas a un peu de tout pour répondre à tous les besoins de ses chers véritables sorciers, aussi hybrides et souillés soient-ils. Sylas ne les voit pas comme ça. Il ne les voit qu'avec amour.