Les mots échangés résonnent encore dans son crâne. Elle n'aurait jamais pensé les prononcer un jour, ni ressentir pareille colère. Une émotion rare, pour Bérénice, la fascinant autant qu'elle l'effraie. L'incursion dans l'esprit de sa sœur, aussi brutale que détestable, reste un souvenir frais, dérangeant. Les questions sont restées en suspens, notamment ce visage, cette femme semblant occuper toutes les pensées de Lucrèce.

Elle a longtemps réfléchi à la suite. Le silence a toujours été un confortable allié, quand le monde lui en demandait beaucoup trop : pourquoi ne pas faire de même face à ce conflit ? Elle l'a pourtant provoqué, en mettant son nez dans les affaires de Lucrèce. Il y a quelques années, peut-être l'aurait-elle regretté après coup, mais sa fierté a donné naissance à une rancune tenace.

Si Lucrèce voulait des réconciliations, elle n'aurait pas dû mentir, encore et encore, tirant sur la corde jusqu'à faire craquer Bérénice. Après tout, c'est la cadette qui tire les ficelles, certes loin des yeux. On ne se joue plus si facilement d'elle.

Alors l'inaction a fini par ne plus suffire. En quelques jours, elle avait changé d'avis. Le besoin de réponses. La satisfaction d'avoir eut raison appelant à plus de recherches, plus de découvertes. Et finalement, le désir obstiné de tenir tête à Lucrèce car personne d'autre ne le ferait de si tôt.

Au passage, découvrir les plans idiots de sa sœur permettrait peut-être d'éviter quelques potentielles catastrophes. Car mettre les pieds au Dancing Phoenix est rarement tout à fait anodin, et si elle a raison de suspecter Lucrèce de prendre de la drogue, celle-ci marche donc sur la corde raide.

Pour se rendre dans cet établissement peu fréquentable, Bérénice troque son visage contre celui d'une femme croisée ailleurs, dans un quartier plus calme. Elle le modifie ensuite légèrement, au cas où quelqu'un reconnaîtrait cette inconnue. Ses cheveux sont désormais d'un roux flamboyant et son visage parsemé de tâches de rousseur surmontant des lèvres fines. Elle change également sa voix, l'adoucissant. Enfin, dernière étape mais peut-être la plus importante ; la tenue. Elle échange ses habits habituels contre une robe courte au décolleté audacieux. Personne ne se rend dans un cabaret vêtu d'habits ternes.

Ce n'est pas la première fois qu'elle y met les pieds, loin de là, mais elle ne s'y est jamais rendue avec ce visage. Pour autant, personne ne lui prête grande attention, outre quelques regards libidineux. Elle s'installe au comptoir et commande la première boisson de la carte, ses yeux parcourant la masse des clients à la recherche du visage de Lucrèce ou de celui de la femme occupant son esprit.

Enfin, elle la voit, dansant aux côtés d'inconnus. Quelques instants, Bérénice l'observe. Le spectacle a quelque chose d'étrange, comme la première fois qu'elle l'avait surprise ici. Sa sœur lui avait toujours paru être ce parangon de perfection, aussi gracieuse que bien maniérée. Exactement l'inverse du spectacle actuel.

La suivant des yeux, Bérénice se décide à approcher quand Lucrèce s'avance vers le comptoir et se hisse sur un tabouret pour commander à boire. Du vin rouge.
Froncement de sourcil. Une petite faute, mais pas moins une faute.

D'un sortilège informulé, elle défait l'altération de sa voix. Son aînée reconnaîtrait sans peine son élocution ; elle s'approche juste assez pour s’asseoir sur le tabouret d'à coté.

« Tiens, Lux. Tu t'amuses bien ? lance-t-elle d'une voix légère, presque guillerette, tout en lui jetant un bref regard en coin avant de baisser le nez vers son propre verre. Tu te souviens de ce que j'avais dit ? La seule condition à mon silence, c'était que tu arrêtes, ajoute-t-elle plus bas. »

Son ton en dit long. Lucrèce n'a pas écouté l'avertissement - sans surprise, bien sûr. Lucrèce Harcourt n'écoute jamais que le son de sa propre voix, et surtout, ne supporte pas qu'on la menace. Regrettable, oui. Mais au stade où elles en sont, Bérénice n'a vraiment plus envie de jouer ni de tourner autour du pot. Il est grand temps qu'une d'entre elles perde du terrain. Et ce ne sera pas la plus jeune.