"Boss, j'pense que c'est pas une b-
-Ta gueule, Chip ; j'te paye pas pour penser."
Fenrir fait les cent pas dans son immense bureau. Il fait sombre, les rideaux blindés sont tirés, et, malgré la pièce lourdement meublée, il bouge sans la moindre difficulté. Pourtant, le bougre est massif, c'est à se demander comment il tient dans son costume. Du sur-mesure, voilà pourquoi. Le parrain est tiré à quatre épingles, les cheveux proprement gominés vers l'arrière, la barbe taillée au poil de cul près.

Ses chaussures vernies grincent sur le vieux parquet ciré, crevant le silence pesant qui règne dans le bureau et alourdit l'atmosphère.
En fin de compte, Chip avait raison (et c'est bien pour ça que c'est un AU) ; c'était une bonne grosse idée de merde que Fenrir avait eu là. Mais il se contenterait d'admettre que c'était un plan... risqué. Et d'ajouter, en frappant du poing, que c'était à la mesure des risques pris qu'on reconnaissait un chef digne de ce nom.

Chip déglutit, une fois de plus, une fois de trop. Fenrir s'arrête et, retournant une chaise pour la balancer à l'autre bout de la pièce, il le congédie violemment. Il est à peine sorti du bureau que c'est au tour de Fish et de son invité de faire leur apparition. Fenrir a tout juste le temps de passer une main fiévreuse dans sa coiffure pour la rendre impeccable. Invitant le redneck à prendre place dans la dernière chaise épargnée de son côté du bureau, Fenrir se rassoit dans son fauteuil.

Même s'il n'ouvrait jamais les fenêtres, il était tenté de le faire, en reniflant le fumet exécrable qui émanait soit directement de l'homme en face de lui, soit de la cigarette dégueulasse qu'il venait d'allumer. Fenrir prend sur lui et l'autorise à fumer d'un vague mouvement de sa main alourdie par les chevalières. "Fais comme chez toi." Puis il s'enfonce dans le cuir luxueux de son siège, sortant à son tour un cigare du boîte en bois verni, et un briquet en argent de la poche intérieure de sa veste de costume.

« Non pas que j'adore faire des kilomètres sans savoir pourquoi on me fait me déplacer, mais bon, besoin de quelque chose ?
- Finement observé, amorce-t-il d'un demi-sourire arrogant. Il détestait se sentir dans une telle position, à demander de l'aide au premier pèquenaud du coin... Enfin, même si Engel s'était forgé une réputation plus féroce que celle du "premier pèquenaud du coin", mais ça, Fenrir mettait toujours un certain temps à l'admettre, bien qu'il avait déjà eu l'occasion de le voir à l'oeuvre avec sa carabine et ses chiens... Effectivement, j'aurais besoin de tes services... Tu vois, ma fille adorée, mon trésor, la prunelle de mon oeil, Hoshi, donne un concert à Liverpool, dans une semaine... Pour la gouverne d'Engel, la petite était une star renommée, dont la musique laissait son père... quelque peu indifférent, but still... Le soucis, c'est que l'événement aura lieu en plein milieu du territoire des Cranes -un gang adverse, de la friture, si tu veux mon avis, mais je ne veux prendre aucun risque quand il s'agit de ma fille."

Il marque une pause, le temps de tapoter la tête de son cigare dans un cendrier en cristal qu'il pousse en direction d'Engel avant qu'il ne salope le tapis. "C'est pour ça qu'il me faudrait un élément neutre pour nous escorter ; un électron libre, si tu préfères." Il se demande s'il va relever l'usage du "nous", ou s'il était trop bourré pour ce genre de détails. "Toi, en somme ; et autant de tes mômes que tu veux, bien sûr... Comme je l'ai déjà dit, je ne veux prendre aucun risque..."

"Les Cranes uh ?" Fenrir opine du chef avec une moue un peu déconfite, une réaction bien en-dessous de la haine hargneuse qu’il ressent à l’égard de ce gang recraché des entrailles du Vatican, là où les mafias italiennes et la religion catholique avaient décidé de pondre ce môme dangereux. Ils avaient rampé jusqu’en Angleterre pour aller faire la messe à qui voulait bien les écouter, ou du moins, à qui avait la malheureuse idée d’atterrir sur leur chemin. Et, quand on possédait des établissements de plaisir, comme Fenrir, ça finissait forcément par les attirer comme des mouches autour d’une merde fumante.

Et il semblerait que les Cranes soient également allés chercher des poux à l’autre chien errant et sa meute galeuse. "Je connais ces fils de pute ouais, ils ont blessé une de mes gamines la dernière fois qu'ils ont tenté de nous convertir. J'ai quelques comptes à leur rendre justement, si tu vois ce que je veux dire." Fenrir secoue la tête en tirant pensivement sur son cigare. "Les chiens..." gronde-t-il dans sa barbe. Il se mentirait à lui-même s’il ne pensait pas que ce triste incident allait s’avérer bien utile pour leur petit marché. Les trailer trashes Von Bäume étaient réputés, en plus de leur odeur, pour leur esprit de revanche. Fenrir en savait quelque chose; il fut un temps où c’était pour leur tirer dans les pattes qu’il faisait appel à quelques tierces mercenaires.

Mais c’était le passé, et les deux rivaux avaient fini par trouver un terrain d’entente; un bout de champ offert par là, une bonne bouteille dans laquelle on a presque pas craché... Autant de cadeaux que les Cranes, eux, avaient toujours foncièrement refusé; comme quoi il fallait vivre dans l’humilité et dans le dépouillement... Ce qui ne les empêchait pas de porter d’énormes flingues ciselés de grues argentés, leur énigmatique symbole.

"Tu la chiffres à combien la sécurité de ta gamine ? Parce que ouais bien sûr que je peux faire en sorte qu'elle s'en sorte indemne mais va falloir allonger un peu le pognon. Mes chiens, mes hommes, mes armes, c'est pas gratuit tout ça." Fenrir hausse une épaule lourde, écrase son cigare dans le cendrier qu’Engel n’a pas l’air de vouloir utiliser. Ça ne l’étonnerait même pas qu’une pichenette dans son jean crasseux entraînerait une cascade de cendre sur le tapis. "Je sais à quel point tu chouchoutes ta meute, alors ton prix sera le mien..." Il sort un carnet de chèques de la poche intérieure de sa veste (oui, ce sont de grandes poches). "Donne-moi un chiffre et je le double," il n’allait pas non plus lui demander de faire des maths. "C’est la famille, alors on ne compte pas." Fenrir reste volontairement évasif sur le fait que, oui ou non, il considère les VB comme de la famille, à présent.
Bon, lowkey ça l’ennuie un peu, bien évidemment; mais il n’était pas parvenu à convaincre Hoshi d’annuler sa foutue tournée (et il n’avait, à vrai dire, pas énormément insisté) (si ça ne tenait qu’à lui, elle n’aurait jamais commencé sa stupide carrière de chanteuse, in the first place, mais aurait étudié pour reprendre les rênes du vrai business à papa).

"Je peux faire un truc aux oignons rouges pour toi et ta môme. Rien qu'à l'odeur qu'on dégage ça va empêcher 80% des gens de s'approcher." Fenrir fronce les sourcils. "Alors, oui mais non; ça, ça risque d’être un problème... Tu comprends, elle l’attend depuis des mois ce concert, la petite. Alors si c’est pour découvrir une fosse vide, ça n’arrange pas mon affaire..." Le pater se masse l’arcade sourcilière, ses doigts tapotant la tranche de son chéquier. "Il faudrait faire ça discret; c’est pour ça que je voudrais te demander de venir en effectif réduit; on peut faire passer certains d’entre vous pour des membres du staff, d’autres pour des fans... Moi-même, je vais devoir faire profil bas, au risque de mettre la puce à l’oreille des Cranes..." La perspective de devoir ne serait-ce que s’habiller comme un vulgaire civil (fan de pop, à son âge, qui plus est) ne l’enchante guère, et ça se voit.

"Nous allons vraisemblablement devoir jouer les darons accompagnant leurs mômes à un concert des plus normaux... si tu vois ce que je veux dire..." Il se râcle la gorge, ravale un soupir, et tend sa grosse patte en direction d'Engel. "Sur la partie la plus alléchante de mon offre, je formule ma demande: est-ce que je peux compter sur toi?"