Il y a des jours avec et puis il y a surtout beaucoup de jours sans, et aujourd’hui, pour Colette, c’est un jour sans. Elle est de mauvais poil. C’est un peu comme si une cascade de contrariétés lui tombait sur le coin du nez sans interruption depuis le début de la journée et, bien qu’elle essayât de prendre sur elle, la jeune femme était tout à fait échaudée. Ce n’était pourtant que le début de l’après-midi. Il y avait d’abord eu les habituelles chamailleries avec Carthage, et les réflexions désagréables de sa sœur ainée l’avaient plongée dans une humeur maussade dès le petit-déjeuner. Ce n’était que le début de la belle saison et elle n’avait posé ses valises à Worrose Bogs que depuis deux ou trois semaines, mais déjà les annuelles retrouvailles familiales lui laissaient un goût de cendres dans la bouche. Elle le savait, par respect des traditions, il lui faudrait rester chez son père avec le reste de sa fratrie jusqu’à la fin de l’été mais il lui tardait déjà de retrouver le confort et l’indépendance de son appartement sur Diagon Alley. La solitude avait aussi du bon, parfois.

Elle chérissait pourtant tendrement les vieux murs de la grande bâtisse et les souvenirs de l’heureuse enfance qu’elle avait vécue ici. Cette année, comme les années précédentes, l’atmosphère à Worrose Bogs lui pesait tant sur le cœur et l’âme qu’elle ne parvenait plus à travailler correctement là-bas. Depuis quelques temps, elle avait donc pris de nouvelles habitudes et, tous les matins ou presque, elle prenait ses plans et ses parchemins sous le bras, prenait le temps de cueillir dans la réserve quelques précieux ingrédients, puis elle fuyait vers Londres où l’atelier dans l’arrière-boutique de Montsoupir Jewelry devenait un havre de paix et de sérénité dans lequel elle se murait jusqu’à la fin de la matinée. La boutique, en effet, ouvrait aux clients en début d’après-midi et elle avait dès lors rarement le temps de se consacrer complètement à son art en tant que tel.  

Aujourd’hui, elle n’avait pas vraiment le choix, elle devait jongler entre l’accueil des clients et le travail des matières : elle avait pris beaucoup de retard sur une précieuse commande et, le matin-même, un vilain corbeau messager guettait son arrivée. Colette n’avait jamais beaucoup aimé ces oiseaux et l’expérience lui avait montré que souvent les gens les utilisaient soit pour de funestes desseins, soit pour de mauvaises annonces. Noires ailes, noires nouvelles. Son client s’impatientait et souhaitait être livré au plus vite. Le ton était sévère et les menaces à peine voilées. Encore une chose qui n’allait pas dans le monde actuel : les gens avaient pris l’habitude de tout exiger et d’exhiber leur force pour obtenir ce qu’ils voulaient. Mais, en orfèvrerie comme en tout art, l’intimidation n’aidait pas à faire avancer plus vite les choses. Le client en question voulait un collier aux propriétés très particulières et Colette n’avait pas encore réussi à trouver l’équilibre magique que cette confection requérait. Depuis ce matin, elle avait déjà saccagé quatre ventricules de dragon sans parvenir à transvaser le moindre fluide magique des cavités jusqu’au rubis qu’elle souhaitait enchanter. L’opération était plus que complexe. A l’aide de sa baguette qu’elle passait sur le ventricule n°5, elle cherchait un point d’ancrage idéal lorsqu’elle entendit la cloche de la boutique tinter. « Ma chère Colette ! Comme je suis heureuse de te voir » s’exclama la voix chaleureuse de Yelena Dolohova avant même que la blonde n’ait eu le temps de voir qui venait d’entrer. « Yelena » son visage s’éclaire brièvement en découvrant le profil de la jeune femme qu’elle n’a pas vue depuis longtemps. « Je suis également soulagée d’avoir de tes nouvelles. » C’est la vérité, Colette ne boude pas son plaisir, même si son amie tombe relativement mal. « Je suis contente d'observer que ta boutique n'a pas subi les dernières attaques, dont tout le monde parle. » Traversant d’une œillade fugace la boutique, Colette acquiesce immédiatement.  « Tu as raison, ici tout est à sa place. J’ai tendance à trop souvent l’oublier mais nous pouvons en effet nous estimer chanceux d’être toujours là. » De ne pas avoir été obligés de tirer le rideau comme tant d’autres, de n’avoir subi aucun dégât, de ne pas être en fuite, de ne pas être morts, de ne pas avoir disparu, de ne pas être prisonniers. Sur son visage, Yelena ne porte pas les stigmates de la souffrance mais brusquement Colette s’inquiète des raisons qui l’ont poussée à venir la voir. La jeune femme aurait-elle des ennuis ? « Mais dis-moi tout, qu’est-ce qui t’amène chez moi ? J'espère qu'il n'est rien arrivé de grave ? » demande-t-elle chaudement. Elle aurait voulu se saisir des mains de son amie en signe d’affection, mais les siennes sont maculées du sang de dragon frais, violacé et tenace qu’elle n’a pas eu le temps de nettoyer. Prise d’une subite inspiration, c’est tout naturellement (comme à son habitude) qu’elle ajoute après un petit silence. « Yelena, connais-tu les propriétés des ventricules de dragon ? »