Elle avait enfin fait le tour, sa journée séparée en créneaux serrés destinés à voir un maximum de ses amis restés à Londres touchait à sa fin et pourtant il restait une personne, la plus importante, sans doute qui manquait à l’appel. Il était tard pourtant, Perdita risquait plus gros maintenant que le couvre-feu était dépassé. Elle n’avait jamais connue cette restriction, aux dernières nouvelles, les sorciers mixed étaient bridés par le tatouage sur leur joue et les rendez-vous mensuels au ministère, mais Winston l'avait mise à jour sur les toutes nouvelles lois. Elle n’en revenait pas, il lui semblait que si peu de temps était passé depuis qu’elle avait été emmenée sur l’île et pourtant un tas d’évènements avaient eu lieu.

Elle avait appris pour l’attaque sur des membres de l’ASAP (ce qu’elle jugeait odieux, décimer des familles ne règlerait pas les problèmes) et les limites de déplacement pour les mixies, la réapparition du Lord et sa disparition depuis la chute de Gracefield. Perry était quelque peu dépassée, son séjour loin de tout l’avait déconnectée de la réalité et ces derniers jours, elle n’avait pensé qu’à revoir ses proches. Le reste attendrait le lendemain et elle pourrait se remettre à tout réapprendre, comme ne pas s’extasier sur la nourriture ou sur l’eau chaude tous les jours, la sensation de propreté et la (quasi) disparition de l’angoisse constante qui l’habitait alors que la cloche pouvait retentir à chaque instant.

Elle avait beaucoup pensé à Esme durant son enfer. Elle s’était demandé si elle allait bien, comment elle s’en  sortait, si elle avait reparlé à Winston et surtout, si elle supportait sa disparition. Avant, Perdita et sa sœur n’étaient pas si proches que ça, elles se voyaient peu et s’écrivaient au compte-goutte, Perry s’était souvent dit que peut-être Esme n’avait pas remarqué sa disparition, ou peut-être qu’elle s’en fichait. Ça l’avait rendue très triste, c’était pour ça qu’elle avait évité d’y penser. A Gracefield, elle avait chassé les souvenirs de ses proches pour ne pas pleurer la nuit, sur les vêtements troués qui lui servaient d’oreiller – elle aurait trop souffert de penser qu’ils devaient la croire morte, elle aurait été trop malheureuse d’imaginer que peut-être, morte, elle le serait bientôt et ce, avant de les revoir.

Elle était arrivée devant le Filet du Diable. Son cerveau avait conservé tous les itinéraires qu’elle avait l’habitude d’emprunter avant son arrestation, à croire que lui savait qu’elle aurait la chance de les réemprunter. Perdita était plus que satisfaite de pouvoir s’en rendre compte. Elle leva le nez vers les fenêtres donnant sur les chambres des travailleurs et travailleuses ; Winston avait dit qu’Esme y était toujours, il fallait espérer qu’elle n’ait pas changé de chambre.

La sorcière ne pouvait pas entrer dans le bâtiment, elle pourrait être remarquée et dénoncée avec son tatouage sur la joue à une heure si tardive – si elle retournait au ministère, c’était la fin – aussi resta-t-elle en bas, se rapprochant du mur lorsque quelqu’un passait pour ne pas attirer l’attention sur elle. Il fallait qu’elle fasse venir sa sœur, mais elle n’avait pas de magie pour jeter un sort sur la vitre. Perry regarda autour d’elle à la recherche de quelque chose, n’importe quoi. Ses iris tombèrent sur un pan de trottoir au revêtement de gravier. Elle se pencha pour en ramasser une poignée, releva la tête vers la fenêtre dont la lumière était éteinte. Il ne fallait pas qu’Esme dorme, et si elle ne l’entendait pas ? Perdita lança un premier caillou, rata, un deuxième, un troisième. Elle n’était pas Lottie, elle ne visait pas aussi bien que l’adolescente et ses cailloux avaient tendance à taper le mur plutôt que la vitre.

- Oh come on, se fustigea-t-elle entre ses dents serrées.

Si les autres prisonniers la voyaient, qu’est-ce qu’ils diraient de son incapacité à tirer droit alors qu’elle avait tenu presque un an en pleine nature ? C’était ridicule, Perdita fronça les sourcils, mordit sa lèvre inférieur dans sa concentration et reprit ses lancés.

Lorsque la fenêtre s’ouvrit, son cœur manqua un battement et elle serra le poing sur ses gravillons à s’en laisser des marques sur la paume. C’était Esme, elle aurait reconnu l’éclat sévère de ses yeux même dans la plus noire des nuits sans lune.  

- Come on, it's not fucking funn- Perdita esquissa un sourire, ses yeux se remplissant presque automatiquement d’eau. Who are you ?!

La sorcière passa une main dans ses cheveux bouclés et plus courts que jamais. Elle s’était récemment vue dans un miroir et n’avait pas aimé du tout son reflet, mais elle n’y pouvait rien sur le court terme, il lui faudrait du temps avant de voir ses joues se remplir à nouveau et disparaître les cernes creusés par la peur.

- It’s me, répondit-elle à voix basse, son nez froncé par les vociférations d’Esme qui allaient finir par attirer l’attention de tout le quartier.

Et elle était repartie. Perdita ouvrit de grands yeux abasourdis, fronça les sourcils, se remit à lancer des cailloux avec plus de force que toutes les fois précédentes réunies.

- Just come here Esme stop being an ass, marmonna-t-elle dans sa barbe alors que ses iris fouillaient les alentours de crainte de voir apparaître un indésirable.

Depuis le temps qu’elle était là (cinq minutes, mais c’était déjà trop, et si on appelait la BPM pour tapage nocturne ?) elle ne devrait pas tarder à mettre les voiles si son idiote de sœur ne daignait pas sortir de son antre.

- I swear if you're still there when I'm outside...

- Finally!

Perdita s’écarta du milieu du trottoir pour se rapprocher du mur contre lequel elle s’adossa. Les bras croisés sur sa poitrine, elle attendit l’arrivée en furie d’Esme et esquissa un grand sourire à l’apparition de celle-ci dans la rue.

- Perdita, is that you ?

- I guess so? Do I look like someone else? la taquina-t-elle en s’approchant.

Après avoir rendu visite à plusieurs autres personnes, Perdita avait eu tout le loisir d’observer un panel de réactions face à sa réapparition subite, après neuf mois de disparition et de mort présumée. Ce qui revenait le plus était l’incrédulité et la surprise, logique, Perry n’en avait pas attendu moins.

- No, I can't believe it. I... How –

Bingo. Perdita acheva son approche, elle se tenait maintenant tout près d’Esme, un sourire tranquille aux lèvres, les yeux vaguement humides.

- It's not possible, I refuse to believe it.

- ‘Cause you wished I died? Lovely.

Elle plaisantait, cf le sourire alors qu’elle détaillait du regard le visage de sa sœur. Elle ne se souvenait pas l’avoir vue démaquillée depuis une éternité, en fait, elle ne se souvenait tout simplement pas l’avoir vue tout court. La dernière fois remontait à si loin qu’elle ne pouvait retrouver de moment précis. Mais maintenant elle était là, belle comme un cœur, l’air grognon (c’est que tout était normal)

- I’m so happy to see you, reprit Perry.

Elle était de ces personnes à adorer prendre les autres dans ses bras et elle ne rechignait surtout jamais aux contacts, mais avec Esme, ça avait toujours été différent, les réactions de cette dernière avaient tendance à être hasardeuses et Perdita en perdait un peu de sa spontanéité. Et si elle la rejetait ? Ce n’était pas très grave. La sorcière s’avança pour la serrer dans ses bras.

Perdita aimait ses adelphes plus que tout, malgré leurs défauts et leurs non-sens, malgré tout ce qu’ils pourraient bien lui faire, ils étaient tout ce qui lui restait de ses parents de qui elle avait toujours été très proche et elle avait grandi avec eux, elle les connaissait par cœur et aurait pu prévoir leurs réactions s’il le fallait. Evidemment, c’était plus facile avec son frère ; Winston était beaucoup plus facile à aimer qu’Esme parce que lui se laissait faire et qu’il le rendait, sa sœur en revanche était une dure à cuire comme Perdita en avait vu beaucoup (notamment parmi ses ex – Freud aurait probablement adoré étudier le profil de Perry) et elle s’était parfois demandé si elle n’avait pas tort de continuer à chercher à la raisonner.

Mais les temps avaient changé, Perdita voyait peu Esme avant de disparaître mais elle la voyait tout de même, neuf mois sur l’île avaient été comme un séjour en enfer avec supplément torture et désespoir comme Perry n’aurait jamais imaginé qu’il puisse en exister. Elle avait plus que jamais besoin des autres et surtout de ses adelphes qui lui avaient beaucoup manqué –  certes un peu moins qu’une douche journalière et une brosse à dents mais tout de même beaucoup.

Devant le filet du diable, Perry doutait. Si quelqu’un avait dû refouler tout espoir, ce devait être Esme qui voyait le monde au travers d’un filtre de pessimisme. Winston l’avait prévenue, lui n’avait pas cessé de la croire vivante, mais pas sa sœur. Ce n’était pas grave, la surprise n’en serait que plus belle et Perdita avait aussi hâte qu’elle appréhendait ces retrouvailles. Et si Esme n’avait pas la réaction escomptée ?

-  No, I didn't ! I didn't.

Perdita émue aux larmes retraçait de ses iris clairs les traits du visage de sa sœur. Elle était belle comme un cœur, exactement comme quand elle l’avait quittée, mais elle n’était pas maquillée. Ça changeait, Perry l’aimait bien comme ça. Elle lui avait manqué.

- Where were you ?

La question était revenue plusieurs fois, elle était légitime mais Perdita n’était pas encore prête à y répondre. Ça avait été plus facile de rester avec la résistance, ces derniers savaient déjà dans une moindre mesure ce qu’il s’était passé sur l’île et ce que les victimes avaient vécu, mais ceux que Perdita venait de revoir pour la première fois n’en avaient pas la moindre idée. Le gouvernement n’avait rien dit à personne, il les avait torturés pendant des années dans le plus grand secret, mais maintenant tout le monde devait savoir. Les crimes ne devaient pas rester impunis, et aussi clémente soit Perry, elle ne trouvait pas tolérable l’idée que ses neufs mois de souffrance et les années des autres prisonniers soient oubliés comme si rien ne s’était passé.

- I was in hell, répondit-elle, sa voix frémissant dans un tremolo.

Elle était sortie mais ce n’était plus comme avant, Perdita avait été confrontée directement aux pires choses auxquelles pouvaient s’adonner les Hommes et elle n’était pas sûre de pouvoir faire comme si ça n’avait pas eu lieu. Bien sûr, elle tenait à rester elle-même, celle que les gens avaient connu avant qu’elle ne disparaisse : la Perdita souriante et joviale qui ne voyait jamais le mauvais côté des choses. Maintenant elle savait qu’il y avait bel et bien un mauvais côté et que malgré toutes ses tentatives pour rendre le monde rose et uniquement rose, cela était impossible. Le monde n’était pas que rose, elle devait l’accepter.

- You left us all alone, Winston and me. You left me all alone.

Perry suivit la course des larmes sur les joues de sa sœur, ses propres yeux s’abandonnant à pleurer alors que les paroles d’Esme se répercutaient dans son crâne.

- I’m sorry, dit-elle d’une petite voix.

Elle n’avait pas prévu d’être arrêtée durant l’attaque d’octobre dernier, elle ne se serait jamais imaginé que les choses tourneraient en sa défaveur et elle s’était longtemps tourmentée à en pleurer  en imaginant le sort des autres. A ce jour, elle ne savait pas si Millicent et Alden n’avaient pas subi les conséquences de ses actes. Avant aujourd’hui, elle ne savait même pas si l’on n’avait pas fait payer sa résistance à ses adelphes.

- I wouldn’t have left you if it had been on me, but it wasn’t, reprit-elle en essuyant ses joues dans sa manche.

- I needed you, I needed my sister.

Perdita sanglota. Esme n’avait jamais été tendre, ses propos avaient souvent eu le don de blesser Perry. Ils la blessaient encore, lui rappelaient ses propres nuits interminables à pleurer sa famille qui devait imaginer les pires scénarios et n’aurait jamais la chance de savoir lequel était vrai. Elle ne lui en voulait pas, Esme n’avait pas changé et c’était très bien comme ça.

- I missed you.

- I missed you too, a lot.

Perdita l’étreignit plus fort alors qu’elle tentait de calmer les hoquets qui agitaient ses épaules. Elle glissa doucement ses doigts dans les cheveux d’Esme et se recula, ses lèvres ourlées d’un léger sourire un peu de travers.

- Can we go inside? I don’t think I’m safe here, dit-elle, ses iris rivés à ceux d’Esme.