"You ever wanted kids?" "The fuck is wrong with ya?" O hausse les sourcils, en attendant que Garfield arrête de s’étouffer dans la fumée de sa cigarette. C’était il y a une semaine, il faisait encore le pied de grue dans l’un des lupanars du gang, et a sérieusement songé pendant quelques secondes à ne plus jamais y remettre les pieds, si O continuait à lui poser des questions pareilles.
Il ne sait plus s’il a répondu ; il zappe à la chaîne suivante, réfléchissant à ce qu’il allait bouffer demain midi.

En début de soirée, les cris de Verdi ne sont encore que des chuchotements, des couinements parfois. En été, Garfield a remarqué qu’ils arrivent toujours un peu plus tard.
il y a un reste de WizardEat empilé sur d’autres restes de WizardEat. Celui-là est encore un peu tiède, il fera l’affaire pour dîner.
Garfield clope à la fenêtre, fait tomber sa cendre sur le linge qui sèche sur le balcon du dessous. Il se demande si y’a pas des fringues à sa taille et s’il pourrait pas les voler, parce que, depuis qu’il a arraché les manches de son t-shirt, il est davantage composé de trous que de tissus. Garfield défait constamment les manches de ses fringues parce qu’il a un tour d’épaules plutôt remarquable (et il en a conscience). Et puis aussi parce qu’il fait une chaleur à crever, sous les toits, et que pas avoir de manches, ça aère et ça réduit les chances de se trimballer avec des auréoles grosses comme ça.

L’air est tiède, comme sa bière. La télé est allumée (elle l’est à longueur de journée, il faut dire) et les spots publicitaires s’enchaînent, en attendant le début de son émission. Au programme, ce soir : on en est quasiment au quatre-vingtième jour de Big Brother UK, et Garfield soupçonne que Sam et Amanda sont en fait des triplettes. Il a décidé qu’il voulait en avoir le coeur net, ce soir, avant de se rediffuser l’épisode final de How clean is your house? parce que ça le détend et lui donne définitivement l’impression que c’est rangé chez lui.
C’est qu’au départ, son appartement est spacieux. Mais à force d’entasser tout et n’importe quoi (il a même une bécane qui lui fait actuellement office de penderie), on peut difficilement se déplacer sans manquer de renverser quelque chose.
Et peut-être que pour clôturer la soirée, il se matera l’intégralité de la seconde saison de Love Island. Ou alors un film de boules.

Garfield est plutôt satisfait. C’est Maggie qui lui a conseillé d’organiser un poil ses journées, de se fixer des objectifs, même à court terme ; c’est moins déprimant que de se dire qu’il ne s’envolera pour les Fidji que dans dix-sept ans. Il balance sa Centaur par la fenêtre et s’affale dans son canapé, les pieds sur la table, les doigts piochant des frites froides de son WizardEat. Il baisse le son de la télé (une pub pour des yaourts blancs), alors qu’il entend un craquement quelques étages en-dessous, puis des pas dans l’escalier. Il est tout seul, au dernier étage, tout le monde le sait. C’est lui qui loue l’appartement vide en face du sien, pour les soirs où il est trop bourré pour savoir dans lequel il vit. Il tord un peu le cou pour observer de loin par l'entrebâillement de la porte, voir de qui il s’agit. Il crèche dans un immeuble qui appartient aux Warlocks, donc il s’occupe pas trop de fermer derrière lui (il faut dire que sa clef est censée être vissée à l’un de ses doigts en bois qu’il a encore paumé dans son linge sale).

Plisse ses yeux déjà pas bien grands. En fonction de l’importance du visiteur, il compte bien faire le mort, histoire de pouvoir profiter de sa soirée en paix. "Oi, Carrie?" qu’il coasse finalement, résigné. "Com’in." que déjà, l’enfant roi des Warlocks (Glamour ou pas, Garfield ne fait plus la distinction entre un individu de treize ou de trente ans) pousse la porte, mettant à mal son précieux emploi du temps de glandeur.

Carrie est en train de tomber malade. C'est une forme de rhume des foins pour hybrides, une fièvre désagréable et douloureuse qui aime s'accrocher à la partie d'elle qui n'est pas sorcière. Ca va faire deux jours maintenant qu'elle a la gorge sèche et qui la gratte, les yeux bouffis et l'impression que son crâne va exploser - la fièvre la quitte seulement la nuit, qu'elle passe à zoner dans son lit en regardant sa télévision d'un regard morne et fatigué, reniflant tristement toutes les cinq minutes, dépouillant toutes les boîtes de mouchoirs à portée de main. Elle est interdite de visite au Dancing Phoenix, ne peut ni chouiner auprès de Stan ou de Verdi ou de quiconque d'autre, et est d'une humeur massacrante - ainsi, quand sa précieuse télé Zenith datant des années 1980s tombe en panne, Carrie a envie de détruire quelque chose.

Hors de question pour elle de passer une soirée entière dans un silence tout relatif, à essayer de chasser le sommeil sans le grésillement réconfortant de sa pièce électronique. Le bourdonnement de la fièvre est d'autant plus assourdissant dans le silence de son studio, et après s'être débattue avec sa radio pendant une demi-heure sans trouver une chaîne digne d'intérêt, elle finit par attraper l'un des Portoloins express géométriquement alignés sur son bureau et l'active d'une pression de sa main pour se retrouver propulsée dans l'entrée de l'antre de Garfield. Elle s'entraîne de plus en plus au transplanage (elle commence enfin à en avoir marre de devoir compter sur Maxim, Verdi et Stan pour se déplacer) mais pour l'instant, la plupart de ses essais se finissent en désartibulages ridicules et parfois douloureux - et hors de question de venir visiter son Wolf avec un sourcil ou membre en moins. Déjà qu'elle a honte de ne pas être autant apprêtée que d'ordinaire, portant un long hoodie zippé jusqu'au cou deux tailles trop grand, qui lui confère un semblant de réconfort alors qu'elle renifle en commençant à monter les marches jusqu'à l'étage où vit Garfield.

Elle a une clef - l'endroit appartient aux Warlocks, à elle - et continue de renifler tristement en traînant les pieds dans l'escalier étroit et grinçant, regrettant presque de ne pas avoir juché une paire de lunettes de soleil sur le bout de son nez. "Garfield?" appelle-t-elle d'une voix éraillée. Avec un peu de chance, il n'est pas là et elle va pouvoir s'introduire chez lui et lui piquer sa télé sans se faire arrêter. "Oi, Carrie?" Carrie grommelle sous sa barbe. "Yeah." Elle finit sa montée jusqu'à son étage et soupire, déjà épuisée. "Com’in." Elle pousse la porte et réprime un frisson de dégoût en étudiant l'intérieur de l'appartement du Wolf. Son espace de vie à elle est bien rangé, impersonnel, plutôt vide; celui de Garfield est tout l'inverse. "Evening, Garfield." Elle n'est pas assez proche de lui pour le surnommer Gar, et pas assez respectueuse pour le dignifier d'un mister insincère; et trop fatiguée pour prétendre.

"I won't stay long." Carrie renifle une fois de plus, une main venant se presser contre son nez par réflexe. Elle fait quelques pas hésitants à l'intérieur, comme si elle avait peur de salir le bout de ses souliers parfaitement cirés, et ses yeux finissent par se poser sur le graal trônant au centre même de la pièce. "I'm here for your TV, mine just broke." Et il pourra bien survivre une nuit ou deux sans, et en réquisitionner une nouvelle de sa horde de Rats. "You don't mind, do you?" La question rhétorique est posée d'un ton innocent et soulignée d'un sourire crispé, alors que ses yeux viennent chercher les siens d'un air sombre.

Garfield n’avait pas vraiment le loisir de passer beaucoup de temps avec Carrie, en dehors des réunions au sommet ou des jours d’inventaires intempestifs. Il avait du mal à se faire une opinion sur cette gamine qu’il jugeait bien trop jeune pour son rang. Ou peut-être que, justement, du fait de son rang, il craignait d’être témoin de ce dont elle était capable, un peu à ses dépens. Alors, comme il sait si bien le faire, il a zappé depuis longtemps, la chaîne documentaire sur Carrie. Il se contente de l’appréhender en tant que Fox, in disguise, sans doute, ce qui expliquerait la dégaine d’adolescente.
Mais aujourd’hui, c’est un peu plus compliqué que d’habitude de faire fi de tout ça. Parce qu’on n’est ni en réunion, ni en période d’inventaire. Parce que Carrie renifle à tout bout de champ, qu’elle a le nez et les yeux rouges, presque aussi bouffis que ceux de Garfield au réveil. Le pull à capuche trop grand finit d’enterrer l’image redoutable du Fox.

Aussi, quand elle le somme d’un "I'm here for your TV, mine just broke.", Garfield ne bouge pas d’un pouce. Les spots publicitaires touchent à leur fin, d’une part, et les premiers cris geignent dans sa caboche, de l’autre. Plusieurs questions se frayent un chemin dans les rares recoins de sa cervelle épargnés par le boucan. Pourquoi elle ne réparait pas sa télé ? Pourquoi elle demandait pas à quelqu’un de le faire ? Pourquoi elle allait pas faire une descente dans une planque à Rats pour en réquisitionner une nouvelle ? Pourquoi elle avait besoin de la sienne, et pourquoi ce soir, alors qu’il était sur le point de comprendre les tenants et aboutissants de la relation entre Sam et Amanda ?
On verrait presque toutes ses interrogations se battre, au fond de son regard lourd, passif, qui dévisage avec malaisance la jeune femme. Et, comme d’habitude, il se garde bien de les lui poser ; son programme va commencer d’un moment à l’autre.
"You don't mind, do you?" Le signal est troublé, c’est comme si Carrie parlait de derrière une porte. Pourtant, elle est toujours plantée dans l’entrée, flottant dans son rhume des foins et son pull trop grand. "I do." éructe-t-il sans vergogne, sa main droite venant instinctivement s’agripper à la télécommande.

Il cherche à toutes berzingues à retrouver les noms des acolytes de Carrie, autant de cibles potentielles vers qui il pourrait la renvoyer. Et puis, il se dit aussi que, si ça se trouve, elle est déjà passée par chez eux ; il y a même de fortes chances qu’il soit son dernier recours. Note to self pour la prochaine descente : envoyer les Rats récupérer du matos télévisé, en masse.
En attendant, il ne cherche pas à savoir si c’est une bonne idée, mais il pousse les fringues, les bouteilles vides et au moins cinq portefeuilles vides de la place à côté de lui sur le canapé. "Hope you like reality shows" et de tapoter la housse du canapé, d’où s’échappe un nuage de poussière et de miasmes de Perlimpimpin. Il pousse même le vice jusqu’à réajuster quelques coussins tous dépareillés (et dont certains étaient en réalité des t-shirs roulés en boule), comme pour lui arranger un petit nid douillet. Une façon, bien à lui, de lui signifier que si elle tenait à mater la télé ce soir, ce serait son programme à lui, ou rien.

"I do."

Carrie fronce les sourcils et son visage s'assombrit. Elle ne sait pas trop comment réagir. C'est qu'ils ne sont pas beaucoup parmi les Warlocks, à savoir lui dire non, à oser lui dire non, à seulement penser à lui dire non. Garfield attrape la télécommande à proximité d'un geste vif et Carrie se maudit de ne pas y avoir pensé avant - mais vu son état, il aurait été plus rapide qu'elle sans le moindre doute, elle n'est pas à ce point dupe de l'air parfois débonnaire du Wolf pour s'y laisser prendre. "What do you mean?" balbutie-t-elle d'une petite voix éraillée, avant de se forcer à tousser un peu. "You... do...?" La situation, limpide dans son esprit (elle se pointe, lui prend sa télévision puisque personne d'autre n'a le goût d'en avoir une parmi son cercle proche, re-transplane avec lui et la télévision à Londres, lui fait installer la télévision dans son appartement, le met à la porte avec une tape sur la tête et un sourire), devient soudainement très compliquée et Carrie ferme les yeux un bref instant.

Sa tête est en train de nager et si ce n'était pas pour le fait qu'elle se sait incapable de s'endormir sans le grésillement de sa télévision, Carrie serait déjà en train de rebrousser chemin pour aller se plaindre ailleurs. Elle rouvre les yeux en entendant le tintement de bouteilles de bières qu'on pousse à la va-vite et regarde d'un air éberlué son Wolf lui... faire de la place. Sur son canapé. À côté de lui. "Hope you like reality shows. - Reality shows? Gar, I watch cinema, not--" Carrie s'interrompt en jetant un regard à l'écran où un narrateur est en train de résumer les épisodes précédents.

Son esprit ralenti par la fièvre et la maladie s'arrête un bref instant en s'accrochant aux mots qui sortent en grésillant des hauts-parleurs, l'écran montrant quant à lui des plages ensoleillées et des couples souriants se ressemblant tous. Un truc à mille lieues des vieux films préférés par Carrie (peu appréciés par ses pairs: Verdi les commente à outrance en pensant être drôle, mettant en relief les défauts de ces oeuvres cinématographiques précieuses; Stan soupire toutes les cinq secondes en levant les yeux au ciel et en prétendant mourir, grognant de joie quand le générique apparaît enfin; et Bao a la fameuse manie de s'endormir à mi-chemin quand elle n'essaye pas tout simplement de l'en détourner avec des techniques fourbes et lascives à la fois) (Carrie, bien plus que tous les leaders de la résistance, est une incomprise). Reliquats poussiéreux du passé en noir et blanc, odes à l'americana et aux peplums les plus clichés qu'elle a regardé cent fois et dont elle connait tous les rebondissements, Carrie ne s'est jamais vraiment posé la question de regarder la télévision pour regarder la télévision. Quel est l'intérêt d'un programme si il n'y a pas d'histoire?

Son intérêt est ravivé quand elle réalise que la moitié des participants est constamment en maillot de bains.

Pendant quelques secondes hébétées et fiévreuses, Carrie compte les huit abdominaux révélés par Andrew, d'après le carton de présentation, et décide qu'elle ne peut pas passer à côté de cette opportunité de découvrir quelque chose de nouveau. "I hope you don't have lice," marmonne-t-elle en s'approchant finalement, s'asseyant du bout des fesses sur le canapé défoncé mais étrangement confortable de Garfield, lui jetant un regard peu amène, en coin. Elle ne tient pas bien longtemps et finit par se laisser avaler par les coussins et le dossier trop moelleux, enfonçant le bas de son visage dans le col du pull qu'elle a piqué à Bao. "Catch me up on it," demande-t-elle, princière, en essayant de retenir les noms qui s'affichent à l'écran, ses yeux rougis et son nez pris lui donnant une petite voix. "And... do you have any wine?"

tw : alcohol, drugs use
"What do you mean?" Un mugissement à mi-chemin entre le soupir et le raclement de glaire pour toute réponse. Vraiment pas la foi de développer là, tout de suite, maintenant. "You... do...?" "mind" qu’il pense répondre, mais impossible de savoir si qui que ce soit peut l’entendre, vu qu’il est à ça de ne plus s’entendre pour la soirée. Au début de sa malédiction, il avait tendance à parler super fort à cause des voix dans sa tête qui l’empêchaient de penser. Autant dire que, si ça imposait le respect auprès des Dogs, ça rendait pas super bien, au vu de sa voix de cheminée. Fort heureusement, son flegme a raison de la volonté de Carrie.

"Reality shows? Gar, I watch cinema, not--" De sous ses mèches grasses, il hausse un sourcil, la mettant au défi de finir sa phrase, une cannette vide écrasée dans sa grosse patte. L’avertissement est grossier, mais il faut dire que Garfield, même quand il te passe le sel, on dirait qu’il te menace avec. Carrie était bien au-dessus de tout ça pour formuler une requête pareille. Mais heureusement pour Garfield, elle avait trop la tête dans le coltard pour être un adversaire de taille, ce soir. "You mean like silent films?" Garfield fait la grimace parce qu’il ne comprend vraiment pas l’intérêt des films muets (oui, pour lui, le cinéma, c’est que ça). Il préfère soigner le mal par le mal, le son à fond les enceintes, et les yeux rivés sur les bouches refaites des participants, lisant tant bien que mal sur leurs lèvres.

Il pensait que son offre allait suffisamment rebuter cette fine bouche du septième art pour qu’elle décampe. Mais contre toutes attentes, la jeune femme finit par s’approcher à petits pas, s’asseyant d’abord à peine sur le canapé peu ragoutant. "I hope you don’t have lice. - Only dog fleas." qu’il répond sans esquisser le moindre sourire. "You know… hybrids’ fights." Il se gratte même l’arrière de l’épaule, pour peaufiner son petit numéro, qu’elle ne gobe visiblement pas, au risque de le passer au karcher magique, lui et son canapé miteux.

Au contraire, peu à peu, Carrie baisse sa garde, et ça surprend Garfield à tel point qu’il en raterait presque le "Previously, on Big Brother UK". Il cale deux-trois coussins autour de la silhouette maigrichonne de son boss, avec une délicatesse de troll ivre. Le générique démarre, épluchant un à un les candidat.e.s qui se trémoussent plus ou moins en rythme avec la musique.
Ceci dit, l’impératrice n’est jamais bien loin, et voilà que Carrie continue sur sa lancée de consignes, tout en détaillant les plastiques impeccables des candidat.e.s. Unimpressed mais quand même un peu amusé, Gar obtempère. Dans un ronflement, il s’extirpe du canapé.
"Ok, so, they’ve been all locked up in that big house for like… a bunch of weeks. And basically they all have some ol’ ass secrets. One is like a celebrity or something… I even think that girl over there, she’s a witch..." Avant de contourner le canapé, il avait pointé l’écran du doigt. "And they have to find each other’s secrets, to vote them out, until there’s only one left on the island." Il continue son chemin dans son fourbi, pour aller dénicher une bouteille de vin pas ouverte depuis trop longtemps. "Oh and they all fucked each other at some point..." Il renifle quelques bouteilles, sans grand succès, finit par faire tomber une pile de boîtes à chaussures pour dégoter un grand cru qu’il avait plus ou moins gardé pour lui au cas où.

"Kinda like you, guys." Il sait pas trop ce qui se manigance dans les autres branches, mais toujours est-il que, hormis lui-même et Maggie, ils avaient tous sensiblement le même âge et la même propension à avoir un rapport au sexe un peu niqué. Il y avait un sacré pognon à se faire dans une série de téléréalité sur les Warlocks. Dommage qu’ils soient hors-la-loi…
Il retourne à sa place, armé de sa bouteille, d’un verre à pied et d’un bocal à cornichons vide (mais pas forcément rincé, oups). Il attendrait presque que Carrie l’observe pour dégainer l’un de ses doigts mécaniques ; une lame tordue dans tous les sens qui faisait office de tire-bouchon si on voulait vraiment se faire chier.
Le bouchon finit en extension de son annulaire gauche et il verse une rasade généreuse dans le verre le plus propre (et le seul verre à proprement parler) qu’il tend à Carrie.
"Tonight, I want to find out if... these two girls…" Il attend tour à tour que Samantha et Amanda apparaissent à l’écran, chacune leur tour. "... are like triplets, and not twins, as they pretend to be" il renifle, reste un instant silencieux, un peu en suspens au-dessus de la table basse, réalisant sans doute qu’il était en train de manifester un enthousiasme non feint au point d’aligner plus de trois mots au sujet d’une émission idiote à une fille qui avait le pouvoir de réduire sa carrière en miettes…

Bah, c’est elle qui avait décidé de rester, hein… La tension disparaît de son corps et il s’affale de nouveau dans le canapé. Il boit une gorgée de vin, grimace, insatisfait (oui, il préfère la bière pisse de troll), sort de sa poche un sachet de Perlimpimpin qu’il aligne soigneusement sur un carton à pizza avant de la renifler brusquement, coupant le sifflet à un certain Steven. "You want some?"

tw: mention of ptsd, alcohol use

Carrie décide que Angus rigole à propos des puces (elle achètera une potion spéciale le lendemain, pour être sûre) et préfère ne pas s'attarder sur la propreté toute relative de l'endroit, se concentrant plutôt sur l'écran. Dire qu'elle et Garfield ont deux vies complètement opposées ne seraient pas une exaggération: si ce n'est pour la TV moldue, tout ici est différent de l'environnement auquel elle est habituée, à commencer par le canapé. Les meubles chez Carrie sont neufs et onéreux, encore durs parce qu'ils ne sont quasiment jamais utilisé, et donc plus ou moins inconfortables. Carrie a une très, très vague idée de ce qui est beau (et lorsqu'elle doute, elle consulte Witch Weekly pour s'en inspirer) mais n'a pas de véritable goût à elle. Zanjin, lui, a un véritable oeil esthétique (mais elle ne pense pas à Zanjin), pas elle. Carrie sait juste à quoi elle est sensée ressembler et l'idée de s'y conformer lui est étrangement rassurante.

Mais des fois, il y a quelque chose de soulageant à s'enfoncer dans un pull délavé et à regarder un programme nul à la télévision dans un appartement miteux, en compagnie du Wolf qu'elle connait le moins.

Elle croit qu'elle aime bien Garfield, même si il représente quelqu'un qu'elle a toujours déteste. Il est facile pour elle de transposer le visage dur de Duane Murphy sur la tête du Wolf actuel, facile pour elle aussi de se rappeler des années les plus noires de son existence. Les sous-sols des Rats étaient encore pires que la maison de Blake, pire encore que la cage dorée du Tuskers. La douleur, la faim, la peur, le sang, les conflits à n'en plus finir - y repenser la met mal à l'aise et elle repousse ces souvenirs désagréables, ignorement sciemment qu'elle perpétue le cercle depuis son petit trône de Fox - parce que si elle se met à y penser, les griffes éternelles et cruelles vont s'enfoncer à l'arrière de son crâne et en extirper tout ce qu'elle y a profondément enterré et qui n'attend qu'une chose: sortir et la tourmenter.

Il y a des gagnants, et il y a des perdants. La vie est ainsi faite, et tous les Warlocks l'ont appris à leurs dépens.

Garfield lui explique l'émission que Carrie trouve absolument stupide mais elle comprend bien vite l'intérêt. Si elle comprend l'idée du vote, elle ne comprend en revanche pas trop l'intérêt. Il y a des manières bien plus distrayantes de se débarasser d'autrui, mais elle imagine que des duels à la main ou au couteau ne passeraient pas vraiment à la télévision, toute moldue soit-elle. "Kinda like you, guys." La conclusion de Garfield la fait renifler et tirer, à grand mal, son regard vers lui. "Uh?" Elle fronce du nez, n'appréciant pas vraiment la comparaison, mais a du mal pour autant à lui dire qu'il a tort. Ils ont tous des secrets profondément enfouis, une propension à se tirer dans les plumes ainsi qu'un historique romantique et sexuel généralement poussé - il faudrait un abonnement mensuel pour être mis au courant de tous les retournements de situation de leurs relations décomplexées et incroyablement difficiles à naviguer à la fois, sincères et secrètes, naturelles et défiantes. You guys. Des fois, Carrie oublie que les gens comme Garfield et Maggie faisaient partie des anciens Warlocks - elle oublie qu'il y avait des anciens Warlocks, dont les vestiges ont été détruits et brûlés, oubliés.

Elle ne répond pas plus que ça, légèrement vexée et boudeuse, tendant seulement la main pour attraper le verre à pied qu'il lui tend (qui a l'air, plus ou moins, propre) après l'avoir observé débouchonner la bouteille d'un air incertain. "Tonight, I want to find out if... these two girls… are like triplets, and not twins, as they pretend to be." Le regard sombre de Carrie est vide un instant et elle hoche la tête, considérant ce but comme étant méritant. Sa tête lui fait tellement mal et tourne un peu, elle n'est pas en l'état de lui rétorquer quoique ce soit ou d'avoir un éclair de génie genre: et si je rentrais chez moi me reposer plutôt que de copiner avec ce loser? Carrie réalise aussi que c'est l'une des premières fois qu'elle a entendu Garfield parler autant. Et au contraire, c'est elle qui s'invente avare de mots et incapable d'aligner une phrase cohérente... Elle noie cette pensée dans une gorgée timide de vin. "They look alike," commente-t-elle inutilement, en reportant son regard à l'écran.

Elle se laisse volontiers aspirer par l'écran, la bouche entr'ouverte, encore amère du vin, essayant de comprendre ce qu'il s'y passe. "You want some? - Uh?" répète-t-elle en regardant Garfield, clignant paresseusement des yeux. Elle grimace aussitôt, comme si utiliser de la drogue était bien en-deça d'elle, merci beaucoup. "I'm fine, knock yourself out." Carrie s'enfonce un peu plus dans son coin du canapé et d'un mouvement magique des doigts rodé par l'habitude, défait les lacets de ses chaussures avant de s'en débarasser pour replier ses jambes sous elle, semblant vouloir disparaître au fin fond d'elle-même.

"Big Brother..." marmonne-t-elle au bout d'un long moment, passé à regarder avec une certaine fascination l'émission en sirotant son vin. Carrie ne boit pas beaucoup, pour ne pas dire quasiment jamais, mais elle aime le vin. Et, bizarrement, ce n'est pas un truc sur le point de tourner au vinaigre que vient de lui servir Gar. "Like the book..." Elle doute que Garfield sache lire. C'est Stan qui lui en avait parlé, ou peut-être Nina... Elle n'a jamais été une grande lectrice, ayant du mal avec l'alphabet latin et lui préférant très largement les chiffres. Elle ne s'attarde par sur cette pensée, saute sur la suivante, déconnectée. "I think you're right... they really are like us. A bunch of assholes trapped together keeping secrets and fucking on the down low." Elle renifle, vaguement amusée, un sourire hésitant sur les lèvres. "What would your secret be? That you in fact know how to spell your own fucking name?" se demande-t-elle à haute voix, l'humour lui venant difficilement, avant d'avaler une nouvelle gorgée de vin.

tw: mention of child abuse, alcohol use, drug use

"I'm fine, knock yourself out." Il hausse les épaules, ça, il y comptait bien. "Suit yourself." Bon, normalement, il forçait un peu sur la dose, parce que, depuis le temps, la Worrynot ne lui faisait plus beaucoup d’effets (à peine quelques soubresauts qui essayaient de le soulever au-dessus du sol, rien qui valait vraiment la peine de se trimballer avec le pif bleu). Il renifle, renâcle, s’avachit dans le fond du canapé, qui, au bout de quelques minutes, a l’air beaucoup plus confortable. Ça calme pas totalement les voix de Verdi, mais disons que ça semble moins gémir, moins souffrir. C’est plus étouffé, ça permet à peine de distinguer les enfants… Comme à l’époque de la planque, quand il montait le son à fond. Il décroche du programme télévisé pendant quelques minutes qui, dans son esprit, s’étirent, délicieuses, ronronnantes.

Le problème c’est qu’avec l’accoutumance, ça dure jamais longtemps, et il sent que ces précieuses secondes de relâchement se réduisent aussitôt comme peau de chagrin. Pourtant, il ne bouge toujours pas, les yeux mi-clos, luttant contre les pleurs dans sa tête, suivant avec grand peine les dialogues de l’émission, lisant de temps à autre sur leurs lèvres, quand ses paupières pesaient pas trop lourd. C’est pas encore ce soir qu’il allait rattraper son retard, et il ne comptait pas pousser le vice jusqu’à demander à Carrie de lui faire un résumé…
De fil en aiguille, il réalise que Carrie a pas fait partie de ses Rats ; mais putain, elle aurait pu. Il sait pas comment elle a été récupérée par Blake, mais à peu de choses près, c’est dans sa cave à lui qu’elle aurait pu atterrir... Son âge pourrait coïncider, enfin, c’est ce qu’il croit, puisqu’il est infichu de savoir quel âge elle a réellement… Peut-être qu’il entend sa voix, à elle aussi, dans sa tête ; peut-être que Verdi est allée jusque là. Angus a jamais vraiment cherché à les distinguer ; ce serait trop difficile, trop insupportable de réaliser que, plus qu’une nuisance, plus qu’une malédiction, il s’agissait de voix d’individus, d’enfants dont il avait réduit la condition et les espoirs à néant.  

Garfield oublie facilement les Rats qui sont passés par son repère. Par inattention, par détachement, par nécessité. Il faut prendre un sacré recul pour pouvoir jouer ainsi avec la vie humaine, la réduire à l’état de vermine indésirable, de sujets anonymes qu’on fout au pied du mur et au pied de la vie pour en récupérer le plus acharné. Prendre un sacré recul ou être sacrément cruel… Pendant un temps, Garfield s’est considéré comme trop con pour pouvoir être vraiment méchant. Et puis, quand il a vu Duane tombé entre les mains du grand nettoyage, le Duane qu’il avait autant adulé que honni, tombé comme un con, comme une mouche qui se crame au lampadaire, il s’est dit que la cruauté, c’était pas forcément une question d’intelligence…

Pour autant, le mal était fait, et il se souvenait plus des Rats. Il s’était forcé à les oublier. Quand un oeil brun accrochait trop son esprit, quand une couleur de cheveux attirait trop son attention, un détail, une dent en moins, un oeil au beurre noir, il grattait furieusement ce souvenir comme une tache à faire disparaître, renvoyant l’enfant dans la masse anonyme, espérant, qui sait, ne plus jamais le revoir...  

"Big Brother..." Comme subitement tiré de cet espèce d’état somnolent et engourdi, Garfield se redresse brusquement. Il enfonce ses poings dans le canapé pour prendre appui, et réajuste sa position en ronchonnant, jetant des coups d'œil inquiets à Carrie, dont l’attention est, contre toutes attentes, toujours rivée au déroulement de l’émission. C’est pas qu’il a cru qu’elle l’avait appelé, mais presque. "What?" qu’il coasse. "Like the book..." Il renifle, éructe très certainement un "Yeah…" sans avoir la moindre idée de ce dont elle parle. Il doute qu’une émission pareille soit retranscrite dans un bouquin, mais bon, dans le doute, mieux valait se taire, comme d’habitude. C’est toujours un peu gênant de passer pour un ignorant auprès de ces gamins, mais là encore, Garfield avait une technique infaillible : il s’arrangeait pour ne pas répertorier Carrie comme une môme, mais plutôt comme sa supérieure hiérarchique. Carrie était son Fox, pas une jeune adulte à la vie niquée par des types comme lui. Quand il ne la voyait pas, ça passait tranquille ; ça se corsait quand elle se mettait à agir comme une gosse, emmitouflée dans un pull trop grand, à mater des sottises à la télé, comme toutes personnes de son âge devraient avoir le loisir de faire.

"I think you're right..." Le poitrail de Garfield se gonfle un peu d’orgueil, satisfait -et sans aucun doute rassuré- que Carrie approuve sa douteuse comparaison. C’est que, malgré sa grande gueule qui aboie tout le temps, il ne faisait pas souvent preuve de particulièrement d’audace auprès de ses big bosses. Pas sûr que la plaisanterie serait mieux passée en plein milieu d’une réunion du Syndicat, mais bon…
"What would your secret be? That you in fact know how to spell your own fucking name? - As long as I don’t have to spell yours... " C’est pas qu’il avait toujours pas compris de quel prénom Carrie était la contraction, mais… presque.

Il maugrée dans sa barbe de trois jours, à mesure qu’il épluche les potentiels secrets qu’il pourrait avoir. C’est qu’il a pas grand chose à cacher, qu’il se dit. Son Occlumancie et sa Légilimancie ne sont un secret pour personne ; tout le monde doit se douter qu’il se coupe lui-même les cheveux ; et, maintenant qu’il avait partagé une soirée devant Big Brother avec Carrie, sa passion pour l’émission n’allait pas rester longtemps confidentielle.
"I can’t think of something, to be honest" Difficile de se concentrer avec tout ce vacarme. Il passe un bras par-dessus le dos du canapé, le laissant s’engourdir en pendant dans le vide, s’accrochant aux fourmillements au bout de ses doigts restants. "Perhaps my secret is that my mess is actually really organized..." Bon ok, Garfield a pas l’occasion de faire des blagues très souvent ; on n’était donc pas à l’abri de quelques ratés…
"What about you?" Il se sert un verre de vin, par flemme d’aller chercher autre chose. "Your secret is that you in fact actually enjoy this kind of show?"

"As long as I don’t have to spell yours..." Un bruit étrange s'échappe du côté du canapé où s'est enfoncée Carrie, quelque chose qui ressemble vaguement à une esclaffe amusée même quand son regard reste rivé sur la télévision et ses lèvres crispées dans une expression rappelant tant une grimace douloureuse qu'un sourire incertain. Charybdis - elle-même peinerait à l'écrire, à vrai dire, ayant une propension à utiliser un K plutôt qu'un C, un U à la place du Y et à inverser le B et le D.

Quand ils ont eu le choix de choisir leurs nouvelles identités et de changer leurs papiers, et que Tess est devenue Verdandi Shark et que Stanislav est devenu Stanislav Tolkien, Carrie a beaucoup hésité. Elle se souvient précisément du sourire amusé de Blake, un jour dans sa maison: why I named you Charybdis? Because the guys who went to get  you said they almost died in a magic whirlpool on their way to your disgusting little island - don't you think that's funny? Elle déteste ce prénom qui est devenu le sien, aurait pu le troquer pour son Agnes natal, offrir ce secret à ses pairs - la seule chose qu'elle n'a jamais partagé avec eux.

Charybdis Kang - on a rarement fait plus ridicule. Mais elle l'aime bien, et se figure que ce prénom lui va bien maintenant: elle détruit tout sur son passage là où elle va, et n'a aucune pitié à recracher ce qui lui déplaît.

Pas la peine de partager ce genre d'états-d'âmes avec Garfield (et elle aime ça à son propos): elle doute qu'il sache même à quoi son nom fait référence. Angus Garfield. On fait difficilement plus... plat. Carrie découvre avec déplaisir qu'une partie d'elle l'envie pour ça. "I can’t think of something, to be honest." Elle lui jette un regard en coin, fronce les sourcils quand il drape un bras sur le dossier du canapé et que sa patte épaisse aux doigts manquants s'approche d'elle. Carrie se demande si il sent encore l'absence de ses doigts coupés, si ça lui fait mal. Elle aimerait bien que ce soit le cas. Membres fantômes, ils appellent ça - et apparemment, ce n'est pas les seuls fantômes qui vivent chez Garfield.

Quand Verdi lui a expliqué, en détails et avec un sourire lumineux, l'affliction qu'elle avait libéré sur lui, Carrie a été impressionnée, et ravie. Mais souvent, elle se demande si Garfield l'entend elle. Même si ce n'était pas lui qui était responsable de sa planque, l'idée que les cris de la gamine qu'elle a un jour été s'immiscent dans la tête du Wolf est particulièrement désagréable. Elle sait que ça n'importe pas. Agnes est morte il y a longtemps, et le Rat qu'elle a été aussi.

"Perhaps my secret is that my mess is actually really organized..." Carrie jette un regard critique aux alentours. Clairement ils n'ont pas le même sens du mot organisation (mais, après tout, peu de gens ont le même sens du mot organisation que Carrie qui décortique et trie tout selon des règles précises et personnelles). Ils n'ont pas non plus le même sens du mot propreté. "Uh..." Elle ne sait pas trop quoi répondre à ça (et n'a pas compris que c'était une blague), fronçant plutôt les sourcils d'un air perdu. "What about you? Your secret is that you in fact actually enjoy this kind of show?" Nouveau bruit de la part de la joueuse vélane, reniflement amusé ou méprisant. "I don't know yet," dit-il d'un petit ton princier. "If I like it, I mean."

Elle avale une gorgée de vin, véritablement pas si mauvais que ça au final, et rapetissit un peu dans son coin, enfouissant son nez momentanément dans le col du hoodie. L'odeur de Bao est rassurante, et lui tord l'estomac de quelque chose de désagréable. Peut-être que c'est ça, son secret - elle n'arrive pas à penser à quelque chose que quiconque ignore, maintenant que tout son linge sale a été lavé en public. Ceci dit, Carrie n'est pas naïve au point de penser que Garfield sait, ou s'intéresse, à tous les dramas qui ont agité les good children ces derniers mois. "Maybe my secret is that I don't know what I want." Les mots sortent avant qu'elle ne pense à les arrêter, et la plongent immédiatement dans une profonde incompréhension.

Carrie le dit toujours: I want nothing. Les seules choses importantes pour elle sont les good children et, de loin, les Warlocks de manière générale. Leur sécurité, leur santé, leur situation - le reste... l'argent n'a qu'une valeur sécuritaire à ses yeux, les belles fringues ne peuvent pas remplir le vide, le sexe est un exutoire primal, la tendresse la gêne, les drogues lui permettent juste de dormir, l'alcool lui fait peur, les hommes la dégoûtent, les femmes finissent immanquablement par l'ennuyer, les beaux bijoux perdent leur éclat et la tranquilité la rend malade. Jin et elle continuent de se battre comme si ils désiraient véritablement quelque chose des Warlocks, de la vie, de ce monde de crime étalé à leurs pieds, sans vouloir reconnaître le fait que leur existence est aussi vide que leurs raisons de vivre.

Elle coule de nouveau un regard vers Garfield. Dog puis Wolf, Warlock du début à la fin. Loyal? Carrie pense que c'est le cas, à sa manière. Après tout, il reste sous les ordres des Warlocks qui l'ont maudit indirectement, qui ont fait de sa vie un enfer, des gamins sans doute à ses yeux. "What do you want?" demande-t-elle avec un froncement de sourcils. Du fric, un endroit où pisser, de la bière réchauffée - mais encore? Est-il seulement capable de vouloir quelque chose?

Et elle, en est-elle capable?

L'idée la dérange et, comme les précédentes, Carrie la ravale avec une gorgée de vin.

tw: mention of child abuse, child death, drugs, alcohol use

Ses doigts engourdis se rappellent à lui, propageant un fourmillement familier, relaxant, dans la paume de sa main un peu moite. La plupart du temps, il ne sent plus ses doigts coupés. Sous l'emprise des drogues, ça peut lui revenir, mais comme ça lui arrive d'avoir la sensation d'en avoir dix de plus. Et puis, quand ses timides pensées s'arrogent le droit de zapper sur la chaîne cryptée renfermant les souvenirs de Duane, c'est là que les fantômes de ses doigts se manifestent le plus, au travers des gestes qu'il avait échangé avec son ancien Wolf ; une poignée de main, la plus ferme possible parce qu'on est des bonshommes, une main autoritaire agrippée à son épaule pour concentrer l'attention de Garfield sur lui, une ligne de Worrynot entassée du bout de l'auriculaire et reniflée à même le creux de son pouce ; des poings, surtout, lorsqu'ils s'improvisaient combattants de boxe, échauffés par tout l'alcool qu'ils pouvaient se siffler. Mais de là à dire que ça lui manque, il pourrait pas l'admettre ; parce qu'en coupant ses doigts, Duane avait tranché la franche camaraderie des deux chiens fous. Quant aux sentiments plus intimes, plus forts, et à sens unique, que nourrissait Garfield, il avait réussir à les faire taire, eux.

Le fond de l'air se rafraîchit, le ciel est rose. Les premières vagues de cris s'écrasent dans sa tête. Il a toujours ce moment où il retient sa respiration, juste avant que ça recommence. Plusieurs fois, on lui a dit ce qu'il aurait pu faire pour s'en débarrasser : « il paraît que ça disparaît à la mort de la harpie ». Ça lui fait une belle jambe ! Ça ne lui était jamais venu à l'esprit d'assassiner Verdi, qu'elle soit la petite protégée de Stan, Carrie ou qu'elle sache désormais se défendre toute seule. Garfield, il tue pas les mômes ; il les laissait se tuer entre eux. Ou alors, maintenant qu'il était Wolf, il chargeait quelqu'un de le faire à sa place.

"I don't know yet," C'est la réponse de Carrie qui le tire de sa lutte assourdissante. "If I like it, I mean." Un soupir amusé, un peu guttural ; les signes trompaient pas, elle était scotchée au poste de télévision ; ses vieux films en noir et blanc n'allaient pas faire long feu. "So they say" qu'il croit répliquer, incapable de discerner sa voix de celles des enfants.

Garfield est sur le point de laisser tomber sa tête en arrière, de se laisser happer par son vacarme personnel, les yeux mi-clos. C'est alors que Carrie reprend : "Maybe my secret is that I don't know what I want." Alors il s'accroche à sa réponse comme un naufragé aux derniers débris d'un navire.
Bah ça, il s'y serait pas attendu. "That's risky..." qu'il constate simplement, son débit de paroles rendu haché à cause de la migraine. "A boss like you, not knowing what you want, I mean" Parce que si Carrie, la Fox, savait pas ce qu'elle voulait, il n'y avait aucun moyen pour le reste des Warlocks de le savoir à sa place. Carrie pas le droit de montrer qu'elle doute ; c'est un luxe réservé au bas de l'échelle, et c'était de loin le seul, d'ailleurs. Le doute, pour les têtes couronnées, c'était le déclin assuré.
Mais Garfield se doute bien qu'elle parle pas des Warlocks ; enfin si, puisqu'elle n'avait que ça, mais qu'elle en parlait pas comme ça. Elle parlait pas des réunions, des visites surprises dans les entrepôts, des règlements de compte. Dans ces moments-là, elle donnait parfaitement l'impression de savoir ce qu'elle voulait.

"What do you want?" Ça lui rappelle les questions qu'il posait dans la tête des gamins pour les attirer dans son piège, à l'époque où il faisait ses armes aux côtés de Duane. Pour autant, il ne se l'était jamais vraiment posée. Bien sûr, il pourrait lui servir l'habituel refrain : je veux suffisamment de thunes pour me barrer, prendre ma retraite sous les Tropiques ; m'acheter un camping-car et un chien.
S'il s'était laissé faire, il aurait pu laisser les voix des enfants répondre à sa place. D'habitude, il s'efforce de pas écouter ce qu'ils disent, afin de ne distinguer aucune voix, afin qu'elles restent un ensemble inintelligible et presque inhumain, presque monstrueux.
Mais à ce moment-là, il les entend "I want to leave!" "I want mum!" "I wan t it to stop!" "I want to d-"

Il ferme son clapet, rouvre grand les yeux, réalisant ce qu'il avait été sur le point de lâcher. Il fait pas ça, d'habitude ; mais il peut pas nier, il y a quelque chose qui se passe, ce soir.
Ils sont si différents, à l'opposé sur l'échelle du pouvoir, à l'opposé sur l'échelle de la souffrance, de l'âge, de la propreté, et pourtant quand Garfield observe Carrie, quand il l'écoute, il s'entend lui-même. "I don't know what I want." Pas si étonnant que ça, en fait. Ils étaient pareils, à ce niveau : capables de s'offrir tout ce qu'ils désiraient, infoutus de plus vouloir quoi que ce soit. Ça perd de sa saveur, avec le temps. Ça faisait des années que Garfield avait amassé suffisamment de fric pour pouvoir se casser et faire plusieurs fois le tour du monde, et pourtant, il trouvait qu'il n'en avait jamais assez. Aussi, il repoussait continuellement son départ ; peut-être qu'il s'était découragé, peut-être qu'il n'avait plus envie de partir, peut-être qu'il préférait vouloir partir, plutôt que de réaliser son rêve, par peur de ne plus savoir ce qu'il voudrait, après ça.

Compte tenu de sa malédiction et de l'actuel vacarme qui avait lieu dans sa caboche, piétinant et  ratatinant son cerveau comme une noix, il lui semble impossible de fournir une réponse autre que "I want peace..." Il renifle, joue nonchalamment avec la télécommande, le coude toujours appuyé sur le dos du canapé, la main rabattue dans ses cheveux sales. Le malaise est palpable et lui prend à la gorge. "...and a beer" Il se lève encore une fois, ouvre l'un après l'autre deux minuscules frigos, avant de se raviser et de piocher une bière stockée sur le balcon, juste tiède comme il faut. Il se rassoit, un peu en biais, dévisageant Carrie, la douleur lui fermant à moitié ses yeux déjà pas bien visibles. "I thought you wanted a television" Sans la lâcher du regard, Garfield siffle avec une élégance relative sa bière d'une traite. Plus vite il se mettra une murge, plus vite il se débarrassera des cris. "I can get you a new one. You tell me the time and place, and I'll set it up for ya."

tw: ptsd, alcool

Un silence, et puis une voix qui n'est pas la sienne sort d'entre les lèvres de Garfield.

Carrie se crispe dans son coin du canapé, s'y enfonce un peu plus - cette fois non par quête de confort, mais par envie de se cacher, la peau frémissante de mauvais souvenirs et de vieux pleurs. Tous les Rats apprennent bien vite que ça ne sert à rien de pleurer, de chouiner, de se plaindre, de négocier, de dire please, que personne ne viendra les chercher, que tout le monde s'en fout. C'est une leçon apprise par les larmes et le sang et qui restent avec eux toutes leurs vies. Carrie se souvient comme si c'était hier du jour où elle et Jin ont compris que personne ne viendrait pour eux, et que c'était à eux de s'en sortir de la seule manière qu'ils connaissaient: par la violence.

Il est si simple, parfois, d'oublier et d'ignorer qui est Garfield et ce qu'il représente. Carrie se demande si Verdi aussi y parvient, mais elle en doute. Ils en ont fait leur Wolf obéissant et volontaire, mais avant cela il était le Dog de Duane Murphy, et il régnait en maître sur les sous-sols qui ont vu naître les nouveaux Warlocks. L'approbation de Verdi était la condition sine qua non pour la promotion-éclair de Garfield. Carrie se souvient de la harpie venant la voir après avoir apposé la malédiction, un sourire cruel et satisfait sur les lèvres, avant qu'elles ne passent la soirée à en parler et en rire. Comme si ça suffisait à effacer des années d'abus.

Certaines fois, c'est presque drôle, de regarder l'horloge et de se dire que les cris ont dû commencer dans la tête de Garfield. Certaines fois, comme maintenant, c'est terrifiant - et dans sa terreur poisseuse et embarrassée, Carrie détourne vivement les yeux de Garfield, les plongent sur la télé. L'ignore, comme elle ignore les griffes qui s'enfoncent à l'arrière de son cri, et la bouffée de chaleur qui explose dans sa poitrine et qui n'est pas due au vin.

L'accident est passé sous le tapis, sera méticuleusement étudié et archivé plus tard: pour l'instant, Carrie regarde les silhouettes à l'écran et fait mine de ne pas avoir la nuque tapissée de sueur, et de ne pas avoir entendu les mots qui se sont échappés trop vite des lèvres de Garfield.

"I want peace..." La tension dans sa voix est épaisse et palpable, et Carrie garde les yeux résolument rivés sur la télévision. "...and a beer." Peace and a beer: on fait rarement mieux. Garfield se lève et Carrie expire lentement, les poumons brûlants d'une inspiration qu'elle ne se souvient pas avoir prise. Elle a la tête qui nage, et les pensées qui se battent pour ne pas se noyer dans leur torpeur. Le temps qu'il revienne, elle avale le reste de son vin d'une traite, laisse le goût un peu amer et piquant exploser dans sa bouche en reposant le verre sur la table basse. Elle ramène ses jambes contre elle sur le canapé, les entoure de ses bras. Elle devrait partir, ça semble évident. Elle est mal à l'aise, fatiguée, malade, et Garfield n'est véritablement pas la personne avec qui elle a envie de passer la soirée.

Mais la solitude serait pire. L'idée d'appeler Bao à cette heure est ridicule (et Carrie n'a pas envie qu'elle la voit comme ça), impossible non plus de voir Verdi ou Stan, Jin est off-limits depuis des mois et Elias a très probablement mieux à faire. C'est soit Garfield, soit rien. Ou plutôt: soit Garfield, soit les griffes qui s'enfoncent inexorablement dans son crâne pour tout y remuer, tout faire remonter à la surface, tout retourner dans tous les sens jusqu'à ce qu'elle soit incapable de dormir, incapable de manger, incapable de respirer dans le secret de ses draps.

Le choix est vite fait. "I thought you wanted a television." Il est retourné sur le canapé et s'y est affalé, la faisant légèrement rebondir, et Carrie tourne les yeux vers lui. Elle le regarde vider sa bière d'une traite avec un air mi-impressionné mi-dégoûté. "Yeah, I want a TV." I want peace too, but men like you made sure I would never have that - les mots s'égarent, entre le vin, la fièvre et l'angoisse, et pèsent entre eux comme une présence physique. Carrie aime tellement la confrontation, et c'est bien la première fois qu'elle considère que ce n'est pas ce qu'il lui faut tout de suite. "I can get you a new one. You tell me the time and place, and I'll set it up for ya." Une étrange émotion l'étreint, et Carrie s'efforce de ne pas s'y attarder. "I don't want a fancy one. One like yours is fine," dit-elle en pointant la télévision de Garfield du pied. Celle de Stan est incroyablement onéreuse et dernier cri, Carrie la déteste. Elle est trop silencieuse. "I can't sleep without the sizzling." La confession sort presque naturellement, sans réfléchir, et elle pince des lèvres d'un air crispé en s'en rendant compte, se détournant rapidement du regard sombre de Garfield pour observer l'émission.

Sans s'en rendre compte, elle s'avachit de plus en plus sur le canapé, jusqu'à draper ses bras sur l'accoudoir, et poser sa joue sur son avant-bras. Il y a quelque chose d'agréable aux voix terriblement accentuées qui s'échappe de moniteur, et même si l'odeur rance et la sensation de sale qui flottent dans la pièce sont désagréables, Carrie se retrouve à se détendre, le coeur battant fort et lentement dans sa poitrine, les paupières lourdes. Est-ce que Garfield arrive à dormir sans sa télévision? Sans ses bières, sans son vin, sans sa poudre? Les nuits où elle s'endort sans avoir tiré sur sa pipe à opium sont rares (et le sont de plus en plus), et ça fait bien longtemps que Carrie a cessé de prétendre qu'elle n'en avait pas besoin. Comment est-elle sensée dormir sans rêver autrement? Peut-être que la mort aurait été un destin bien plus agréable comme lui comme pour elle - loin des hurlements des gamins, loin de ses hurlements de gamine. "You know," commence-t-elle, interrompue par un bâillement provoqué par l'effort de parler, "you're as bad as they come, but I think that we were right to make you a Wolf." Qu'ils souffrent ensemble, au moins.

Il n'a pas le temps de répondre parce que Carrie se redresse un peu brusquement, les yeux rivés sur l'écran, le pointant du doigt. "You were right! They are triplets." Émerveillée, elle regarde les explications épineuses et maladroites des deux jumelles, avant de se tourner avec un sourire surpris et sincère vers Garfield. "How did you know?!"