Quon est collé à sa boule cristal de manière obsessive depuis trois semaines. Il est à l'arrêt, doit faire attention à lui d'après Song le médecin de la famille, devrait rester enfermé dans sa chambre, n'a pas le droit de transplaner, de boire d'alcool, de faire du vélo, de faire la fête, de s'agiter un peu trop dans tous les sens. Peu importe le fait qu'il campe devant la chambre et le bureau de Sening, il n'est pas prêt, il faut qu'il attende, il est voué à tourner en rond pendant une éternité avant d'avoir le droit de retourner sur le terrain et de faire ses deals comme il l'entend.

Alors Quon boude, enfoncé dans son lit, sa boule de cristal à quelques centimètres de son visage. Il attend que ses frères et soeurs rentrent, il gémit à chaque fois qu'il voit, la supplie jusqu'à ce qu'elle lui claque la porte au nez, il essaye de convaincre Mengwu de parler à Sen et quand ça ne fonctionne pas, il essaye de convaincre Jie de parler à Mengwu de parler à Sen, et quand ça ne fonctionne pas, il vient emmerder Bao jusqu'à ce qu'elle se casse ou menace de lui casser le bras, et quand ça ne fonctionne pas, il boude.

Il évite la porte de Feng, il ne sait pas trop pourquoi. La dernière fois qu'il y a toqué, elle n'a pas répondu. Ce doit être une période comme ça ou une crise d'ado ou un épisode de déprime - Quon n'a pas son temps, ni sa patience, il a une monde à faire chier et une Sen à harceler jusqu'à ce qu'elle cède enfin.

Et puis, Shaula lui manque.

Sa petite soeur lui manque. Putain, même Zhang lui manque à ce stade. La maison est cruellement vide quand tout le monde est occupé ailleurs et qu'il a à peine le droit de sortir, toujours surveillé par un Mengwu inquiet et incertain ou un Jie observateur. Il a l'impression de vivre sur une planète qui se résume aux quatre murs de sa chambre, et dont la gravité le garde profondément enfoncé dans son lit, à regarder en boucle des rediffusions de ses séries préférées, comme si il ne les connaissait pas déjà par coeur.

C'est presque par hasard qu'il finit par toquer sur la porte de Feng, un peu timidement - s'attendant soit à ce qu'elle ne le laisse pas entrer, soit à ce qu'elle ne daigne même pas répondre, soit à ce qu'elle lui hurle de la laisser tranquille, soit à ce qu'elle lui ouvre la porte pour mieux la lui claquer au nez. Les yeux fermés, Quon repose son front contre le battant, soupire, toque encore. "Fennnnnnnnng," commence-t-il à geindre, pas assez fort pour faire crier Sen qui dort ou bosse au bout du couloir, "they're showing Baker's Dozen on the second channel. It used to be your favourite movie, remember? I thought we could watch it together... I have snacks..." Quon se cogne la tête contre le battant à la place de toquer quand elle ne répond pas. "Fennnng, please, I'm bored. Feng. Please. Feng. Feng? Feng! It's your favourite bro, you know, Quon? Remember me?" Ils se voient tous les jours - et pourtant, en disant ça, Quon ne peut pas s'empêcher d'avoir l'impression qu'il ne lui a pas parlé depuis une véritable éternité.

Tac, tac, tac, tac. Feng fait machinalement tourner la petite tuile de mah-jong entre ses doigts. Majeur, index, annulaire, auriculaire. Ca clique et claque contre les petites bagues qu'elle a aux doigts. Tac, tac, tac, tac. Il parait que pour complètement assimiler un mouvement, il faut l'avoir fait au moins une centaine de fois; ça s'appelle la mémoire musculaire. Auriculaire, annulaire, majeur, index. Feng a fait celui-là toute sa vie. En admettant qu'elle l'ai fait en moyenne une fois par jour au cours des 16 dernières année, ca fait environ 5840 fois. Ca fait une très bonne mémoire musculaire, ça. Tac, tac, tac, tac. Feng se demande si le cerveau aussi a une sorte de mémoire musculaire. Par exemple, combien de fois faut-il se répéter quelque chose pour l'assimiler complètement ? Wei est mort, Wei est mort, Wei est mort, Wei est mort. En admettant qu'elle se le dise en moyenne une centaine de fois par jour, depuis un an, ca fait environ 36000 fois. C’est beaucoup, 36000 fois. Pourtant l'info est toujours pas bien passé. Tac, tac, tac, tac. Majeur, index, annulaire, auriculaire. Wei est mort, Weir est mort, Wei est mort, Wei est mort. Auriculaire, Annulaire, index, majeur. Tac, tac, tac, tac. 

Toc toc toc toc. "Fennnnnnnnng"

La tuile mah jong s'arrête entre l'index est le majeur. Sans bouger, Feng tourne les yeux vers la porte. "they're showing Baker's Dozen on the second channel. It used to be your favourite movie, remember? I thought we could watch it together... I have snacks..." fait la voix étouffé de Quon à travers la porte. Il  a l'air de se faire chier autant qu'elle. L'idée a quelque chose de rassurant. C'était quand la dernière fois qu'elle a eu une conversation sympa avec quelqu'un dans cette maison ? Peut-être qu'elle devrait faire un effort ? Feng n'aime pas faire des efforts. "Fennnng, please, I'm bored. Feng. Please. Feng. Feng? Feng! It's your favourite bro, you know, Quon? Remember me?" C'est vrai que Quon avait toujours été son préféré. Wei disait toujours qu'il ne fallait pas avoir de préféré, que dans une famille ça ne se fait pas. Ca ne l'avait jamais empêché de laisser croire à tout le monde que c'était elle sa fille préférée. Et la seule chose à laquelle ça l'avait menée, c'était à ne plus être la préférée de personne. Wei est mort, Wei est mort, Wei est mort, Wei est mort. Il est mort et un an après, ça à pas l’air d'intéresser grand monde. Il est mort et Feng s'emmerde et Quon aussi. Elle échange un regard avec Sé qui a l'air de trouver que franchement, c'est con de s'emmerder chacun de son côté. "Don't complain if you don't like the food." Elle lui lance en se levant alors que le petit caméléon commence à escalader son bras.

"It was not my favorite movie," Elle dit en ouvrant la porte. "My favorite Movie was Pippi Longstocking. Barker's Dozen was yours and I hated it. You suck as a brother, you know that ?" Elle croise les bras sur sa poitrine et Sé se roule dans le creux de son épaule. "I'll take the snacks tho. Thanks." Elle ajoute après une seconde de réflexion. "You look desperate." C'est écrit sur sa gueule, il a sorti ses yeux de chiot et sa moue de gosse malheureux. "Ok fine, wanna play ?" Elle demande en montrant la tuile de Mah Jong coincée entre ses deux doigts. "I promise I won't cheat." Allé, il a de la chance.

La porte, enfin, s'ouvre - et le sourire de Quon glisse sur son visage avec naturel, éclaircissant son expression boudeuse comme un soleil. Il est tellement simple de brandir son masque comme un bouclier quand il fait partie de soi. Il n'a aucune envie de sourire, aucune envie de parler avec Feng, aucune envie de faire quoique ce soit d'autre que de passer du temps avec elle. Il veut se rappeler qu'elle est là, qu'elle est en vie, qu'elle n'a va pas mourir comme Wei ou manquer de mourir comme Bao. Malgré tout, elle reste sa soeur benjamine, sa soeur préférée aussi. Et il a peur, tellement peur de la perdre.

Mais ça, ce n'est pas quelque chose qu'on se dit dans cette famille; et encore moins quand il est tellement plus simple de faire comme si tout lui coulait dessus sans s'attarder. Alors Quon sourit, l'air ravi, ouvrant les bras comme si Feng allait s'y jeter. "It was not my favorite movie. - What?! Of course it was! - My favorite Movie was Pippi Longstocking. Barker's Dozen was yours and I hated it. You suck as a brother, you know that ?" Le sourire de Quon s'étire, le masque aussi élastique qu'il a besoin de l'être, alors que Feng croise les bras sur sa poitrine. "Really? If you say so..." fait-il d'un ton faussement pas convaincu, laissant ses bras retomber le long de son corps. "Hi, Sé," ajoute-t-il avec un signe de main en direction du caméléon qui a l'air aussi peu convaincu que sa sorcière.

"I'll take the snacks tho. Thanks." Quon plisse des yeux et lui tend le sac en plastique contenant la quantité impressionnante de snacks qu'il a rassemblée, sans pour autant le lâcher. "You look desperate." Le sourire disparaît, la moue de chien battu revient. "That's harsh," marmonne-t-il, même si le coin de ses lèvres trahit son amusement (son amusement désespéré, forcé, factice, needy). "Ok fine, wanna play ?" Cette fois, quand les traits de Quon s'affaissent, c'est pour de vrai. Il adore jouer au Mah-Jong avec Feng, même si les fois où il gagne sont à marquer d'une pierre blanche (et il est à peu près persuadé qu'à chaque fois, elle le laisse gagner par ennui ou juste pour lui faire plaisir). "Ugh, seriously? - I promise I won't cheat." Quon lève les yeux au ciel. "Well, I can't say the same." Il a bien vite fallu qu'il trouve des solutions et qu'il se créé des opportunités, vu la tendance de Feng à gagner toutes les parties. Et puis, ça rend le jeu plus intéressant encore.

"Fine," soupire-t-il en lui mettant le sac de snacks dans les bras et la forçant à reculer pour se glisser dans sa chambre. Il la balaie du regard avant de revenir à Feng. Là, juste là, une fissure dans le masque, une tendresse rapide: "you okay?" demande-t-il, un peu brusquement, mais avec beaucoup d'amour. Si il ne s'aventurerait pas à poser cette question à Bao ou, pire, à Zhang, il sait qu'il peut se le permettre avec Feng.