« De toi à moi, Fish, j’pense que le Shrimpy là, faut pas qu'il reste dans la caravane des mômes, il les surexcite, ils sont intenables, le soir… »
Progressant à pas de loup dans la forêt, tu ouvres le chemin, écartant nonchalamment les branches sur votre passage. Quelques heures plus tôt, vous aviez empoché chacun une baguette (possiblement au hasard pour le peu que tu t'en souciais), une miche de pain et un morceau de viande, au cas où le môme que vous traquiez ait faim.
Le procédé était toujours le même. Tu avais mordu ton quota de gamins pour le mois de juin, alors tu te préparais pour la pleine lune suivante. Ce qui signifiait que tu partais en repérage, afin de choisir un candidat au potentiel inconsidéré (et que tu étais souvent le seul à comprendre). Il y a quelques jours tu avais jeté ton devolu sur ce gamin qui campait en forêt. Il avait plutôt l'air débrouillard, quoique forte tête. Mais ça ferait l'affaire, après les deux chiffes molles que tu avais mordues précédemment.

Fish t'accompagnait occasionnellement, quand ça lui prenait comme une envie de pisser ou quand les autres insistaient pour qu'elle surveille ton démarchage. Tu ne t'en offensais plus, depuis le temps. C'était toujours un peu de temps en plus passé seul avec elle, loin de la marmaille braillarde. Et puis, généralement, la traque nécessitait que vous fassiez le moins de bruit possible, excluant ainsi les règlements de compte dont vous étiez si friands.

« Il a dû s'arrêter là, y’a même pas une heure »
Tu t’étais accroupi, fourrageant les aiguilles de pin et la terre au pied d'un arbre dont le tronc était arrosé d'une pause pipi à peine tiède. « Rappelle-moi d’lui apprendre à couvrir ses traces, parce qu’à ce rythme là, il se balade avec un panneau de signalisation, t’sais… »
Quelques centaines de mètres plus loin, il est là, les vêtements suffisamment crados pour qu’il passe crème dans le paysage, mais pas inaperçu vis-à-vis de votre odorat surdéveloppé. Tu te tournes vers Fish, l’invitant à suivre du regard le mouvement du chef furtif que tu agites en direction du môme.

Quelque chose clochait. La cible avait l’air agitée, mais ça n’était pas de votre fait. En effet, le jeune garçon marchait hâtivement, s’écorchant d’arbre en arbre en s’y arrêtant à chaque fois. Tu entendais d’ici son souffle court. Un comportement compréhensible, pour une proie ; à ceci près qu’il n’avait pas l’air de se faire chasser par vous, puisque c’était dans votre direction qu’il se précipitait. Les yeux rivés par-dessus son épaule jusque là, il finit par se retourner et se rendre enfin compte de votre présence. Il va pour faire demi-tour, mais ce qui se trouve derrière lui semble l’inquiéter davantage encore que vous deux qui vous trouviez devant.
Pas que tu sois piqué dans ta fierté d’épouvantard ambulant, mais voilà que tu tends le cou pour discerner ce qui était à sa poursuite.
Une femme. Un vampire. Tu renifles l’odeur nauséabonde de son sang. Et autre chose. Un parfum ténu, lointain. Un peu capiteux, comme les trucs que Phil faisait brûler dans sa caravane pour chasser les mauvaises odeurs ou encore les mauvais esprits. Mais quelque chose de plus ancien encore…

Tu parais soudain plus nerveux, à ne pas savoir quoi remettre sur cette odeur, ou pire encore, ne pas vouloir te souvenir. Le vampire s’approche, imperturbable, jusqu’à ce que même ton unique œil suffise à reconnaître ce visage figé dans le temps et cette frange démodée. « Raven ? » Les deux syllabes grognent hors de ton gosier, rouillées, depuis le temps que tu les avais pas prononcées, et ton premier réflexe est de poignarder Fish de ton œil, autoritaire, au cas où elle se mette en tête de flancher pour deux. « Qu’est-ce que tu fous là ? On croyait qu’t’étais… » morte, et Merlin seul sait si ça n’aurait pas été préférable, plutôt que de puer le vampire à plein nez…

Juin 2007
People error
Tonight will be a memory too

« De toi à moi, Fenrir, j'm'occupe pas des gamins. » De corvée, c'était le mot. Parce qu'elle était bien trop gentille, ouais c'était ça son défaut, être gentille, et aussi parce que Chip l'a achetée avec une bonne réserve de whisky pur feu. En fuite et sans ressources, c'était tout comme s'il lui offrait son rein. Une demande en mariage, dans son langage. Et Fish avait dit oui : oui elle accepte de prendre la relève et de coller au cul de Fenrir. Mais pas parce qu'elle en a quelque chose à foutre, attention faudrait pas qu'il se fasse des idées, mais bien parce qu'on le lui demande. Après elle retourne à sa cirrhose.
Bref, ils parlaient pas trop. La moitié du pain était déjà boulotté. Ça fait mine d'être concentrés alors que c'est tout juste si le gosse avait pas fléché sa direction. Pourquoi lui et comment est-ce que le vieux l'avait trouvé elle en avait aucune idée. D'habitude elle demandait mais depuis son retour et ses ambitions de terrorisme, ça lui était passé. Tellement passé que l'un des trois nouveaux est venu la voir pour lui rappeller leur existence - où un truc du genre. Plus son dos, plus son problème.

Quand il lui montre le gamin, Fish a presque de la peine.

Et puis elle sent autre chose. Donne un léger coup de coude contre Fenrir, même s'ils en voient pas la source. Tout ce qu'elle elle voit c'est le regard de l'enfant qui se braque sur eux, plonge dans le sien, et la peur. Une peur qui le force à venir vers eux, quelque chose qui, derrière lui, était plus menaçant encore que les deux lycanthropes. Instinctivement elle porte sa main à sa baguette. Vampire. Depuis quand les vampires courent derrière des gamins ? C'était leurs plate-bandes. Sans y croire, Fish tend une main à la proie qui se met à clopiner plus vite pour s'en s'en saisir et l'agripper avant de se faufiler derrière elle. « Shh, tout va bien mon ange » « Raven ? »
La louve redresse la tête. Sur celle qui lui fait face, d'abord, puis vers Fenrir qui la fusille du regard. Sur elle de nouveau. Sur son châle à franges qui tombe jusqu'au sol, les feuilles mortes mêlées aux fils et les bijoux lourds sur le tissu retro. Sur son visage. Le même. C'est le même. Un juron sort d'entre ses dents écartées. « Qu’est-ce que tu fous là ? On croyait qu’t’étais… » Sous l'odeur métalique du sang rouillé que les vampires se trimballent elle distingue finalement des restes de celle qu'elle était, autrefois. Ou p'tet' que c'était juste ses vêtements, elle savait pas. « Oh elle l'est. » Morte, Fish y avait jamais cru. Pendant toutes ces années, Sally se disait juste qu'elle les avait oubliés et qu'elle avait fuit loin des guerres, là où elle méritait d'aller.
Mais nan, elle était morte.
Et à bien la regarder pas longtemps après qu'elle l'ai ai quittés.


Trop sobre pour ce genre de situation, son bras se cramponne autant au petit que lui à elle; l'autre main serrée sur sa baguette.

« Oh elle l'est. » Etrangement, ce sont les discours interminables de Baruch quand à la nature des vampires qui remontent dans ton esprit. Parce que tout le monde pensait qu'effectivement, les vampires, c'était des morts-vivants, mais en plus frais, et que ce tout le monde-là se fourvoyait. Sauf que quand Sally rétorque ça, tu sais qu'elle parle pas de si oui ou non les vampires ont encore le palpitant utile. Elle parle du sien, de cœur, qui a été brisé, le jour où Raven les avait abandonnés. Ça n'avait pas été comme après le départ précipité avec Balls, ou Valentine. Ça n'avait pas été non plus comme la perte de Shoebox ou de Nadja.
Raven n'avait jamais été mordue par toi. Tu ne t'expliques pas vraiment pourquoi. Peut-être qu'à l'époque où vous vous étiez rencontrés, tu n'étais pas tant animé que ça par la soif de fonder une famille tentaculaire. Qu'à l'époque, c'était vous trois, Chip, et peut-être, tu ne comptes plus, quelques autres loups. Etrangement, ces souvenirs-là sont flous, comme si on les avait enfumés, comme si tu les avais poussés de force au fond de ton crâne.
Parce que la fuite de Raven avait été inexpliquée. Parce que depuis le début, elle n'était pas obligée de rester ; et qu'elle l'avait fait, longtemps, de son plein gré. Qu'elle avait été là pour les premières pertes, pour de multiples nuits, pour d'innombrables voyages. Elle n'avait eu aucune raison de rester, mais n'avait eu aucune raison de partir non plus.

Tu sais pas si c'est pire que de perdre un louveteau. C'est différent. C'est inexplicable, tandis que la mort prématurée d'un petit, ça s'expliquait de mille raisons. Et généralement, on se disait simplement que c'était ta faute. Mais pour Raven, tu n'en avais pas été responsable. Si quelque chose avait changé, c'était en elle, le seul endroit que tu n'avais pu atteindre, le seul esprit que tu n'avais pas pu contrôler plus que par une affection réciproque. Elle n'était pas soumise aux lois intestines de la meute, et pourtant, elle y avait trouvé une famille, pour un temps.

« Hé oh, on va descendre d'un ton, ma grande. » que tu grondes, tandis qu'elle vous crache un venin nouveau au visage. « Le petit... Aaron, là, il est avec nous. » Tu avais été à ça de dire qu'il était à vous, mais, au vu de la fatigue du jeune garçon, et la peur qu'elle suscitait dans ses yeux, elle devait l'avoir traqué depuis au moins aussi longtemps que vous. « Sinon comment t'expliquerait qu'il préfère le doux fumet Greyback à... à quoi que ce soit que tu sentes, maintenant, vampire. » Tu n'arrives pas à comprendre que c'est elle qui sent le vampire. C'est comme renifler une jonquille, et sentir le hareng fumé. Ça ne fait pas sens. Et ça, en plus de son inexplicable survie, c'est trop pour vos cerveaux rabougris.
« Et pis c'est quoi ton histoire de grands projets pour lui ? 'Fin sauf si c'est trop compliqué pour nous de comprendre... ça expliquerait pourquoi tu t'es cassée sans rien dire ? Bah quoi, t'en avais ras le cul de la mort, l'exil, la souffrance ? Pourtant, dans mes souvenirs, ça ressemblait plutôt à la vie, la liberté et à l'insouciance... »
Tu es le seul à ne pas avoir sorti ta baguette, parce que ça ne fait pas sens, parce que vous vous étiez jamais battus, parce que tu veux pas te résoudre à voir Fish balancer des explosions à la figure de votre amie.
Et ce qui t'anime, sans doute, plus que cette douloureuse incompréhension, plus que son odeur puante d'hémovore assoiffé de sang, c'est le tourment qui secoue Fish, qui tend chacun de ses muscles, qui comprime son cœur que tu entends palpiter à tout-va. Le tien, il s'est tu.

« S’il y a des gens qui méritent d’être morts, c’est bien vous, hideux parias.. » C'est sa voix, juste pas ses mots, son visage mais pas ses expressions mais ça l'atteint quand même, cloue Sally sur place contre le gamin qui essaie de se défaire de ses bras, voir Raven, leur Raven dire : « Avec vous, il n’est voué qu’à la mort, l’exil et la souffrance. » coupe son souffle, remonte sa baguette un peu plus pointée sur la traitresse ; la main de l'enfant est broyée dans la sienne, dents serrées, elle hoche la tête sans pouvoir rien dire. « Hé oh, on va descendre d'un ton, ma grande. » Le vombrissement de la voix de Fenrir coupe l'atmosphère, il parle pour deux tandis que Fish sort progressivement de son apnée. Vampire, le mot est lâché.
Leur Raven.
Son regard ne quitte pas le sien.
Jamais pensait-elle se sentir aussi trahie par quelqu'un d'autre que son Alpha. Peut-être que c'était parce qu'elle avait jamais vraiment été de la Meute, mais elle était avec eux alors, elle l'a quand même été, juste un peu. C'est toujours ce que s'est dit Sally, trop conne, trop naïve Sally qui la pensait encore hier sur une plage tropicale avec un tambourin, que si elle revenait pas c'était pour le mieux pour elle. Pour Raven. Sa famille l'attendra.

Fish l'a attendue. « ..Pourtant, dans mes souvenirs, ça ressemblait plutôt à la vie, la liberté et à l'insouciance.. » Ça l'était. Qu'est-ce qui a merdé ? Si peu de temps après les avoir quitté, à bien l'observer, c'était ça qui blessait le plus. « T'as échangé une troupe de loups pour une autre de suceurs c'est ça ? Sauf que tu leur a pas fait miroiter quoi qu'ce soit, à eux.. » Elle essaie de contrôler sa voix, déglutit et resserre Aaron contre elle. « J'vois même pas pourquoi on te d'mande » Le garçon passe de contre son flanc à quasiment derrière elle, un bras s'assurant qu'il ne parte pas, et l'autre tendu, poigne raffermie sur le manche de cerisier.
Les trahisons, Fish savait comment les régler.
Un seul mot de Fenrir et le souvenir en redevenait un.

Raven se met en branle, de ce pas léger, les pieds nus ou presque. Elle avait toujours dénoté avec la meute, quand elle en faisait encore partie. Il ne faisait aucun doute que la vie en pleine nature était dans son sang, à voir comment elle adorait danser sous la pluie, pour la pluie, comment elle se roulait dans l'herbe et fumait à peu près toutes les plantes qui lui passaient sous la main. Mais même ça, même ce pas léger, ça ne sonne plus juste. Il ressemble à la démarche d'un félin, d'un prédateur, qui s'avance, à pas de loup, pour vous arracher le gosse. L'insouciance s'est mue en fourberie, et sa voix haut perchée est lourde de mensonges et de non-sens.
"Allons. On ne célèbre pas la liberté en sacrifiant des enfants. Je pensais avoir été clair." Une pensée te traverse soudain l'esprit. Une frayeur, lancinante, qui remonte le long de ton échine. Sans bouger d'un poil, tu jettes un oeil discret sur le côté, toujours à surveiller Fish trop occupée à surveiller Raven.

Tu sens soudain la pente glissante dévaler sous vos pieds. Raven n'oserait pas. Raven n'oserait p- "Et comment va caillou ?" Tu retiens ta respiration ; elle a osé. Bien sûr qu'elle a osé. Les vampires, ça traverse les époques, ça ne s'encombre ni de la vieillesse, ni de la pitié. "RAVEN! Essaye même pas de-" Mais toujours d'une voix calme, presque tranchante, imperturbable, Raven explique succinctement à Aaron qui avait été Caillou.
Ton cœur silencieux craque ; vraiment, t'as plus l'âge pour ce genre de drame. Tu n'avais pas conscience que ça n'était que la première d'une longue liste de trahison à venir, dans les mois qui suivirent.

Bien entendu, le jeune garçon flippe, et tu entends de là où tu es, le froissement de ses habits, tandis qu'il essaye de se défaire, timidement, terrorisé, de la poigne de Fish.
Il faut en finir. "On a fêté que dalle, espèce de harpie du diable! C'était un ac-" Pour être honnête, tu sais même pas pourquoi tu ripostes, puisqu'il est évident que ton charisme d'alpha (si on peut appeler ça du charisme, et pas de la terreur) n'a absolument plus d'emprise sur elle. Pas tant que Raven sera sous l'emprise d'un nom que tu ne pensais pas entendre sortir de sa bouche. "Mère Imelda a d’autres projets que de te laisser seul dans la peur. Aime et crois sans avoir vu et tu seras sauvé."
C'était donc ça.

Raven n'était qu'un dommage collatéral dans votre petite guerre sans fin contre les Crains. Tu ignorais si Imelda avait précisément jeté son dévolu sur Raven juste parce qu'elle était avec vous. Mais t'avais pas besoin de réponse ; une fois encore, les Crains vous avaient bouffé la couenne, et ils allaient payer. Cette fois-ci, tu épingles avec fureur ton œil à Fish. "J'vais m'la faire."

Avec violence, tu empoignes le bras du garçon, le décrochant de Fish comme une moule de son rocher. Tu l'envoies bouler en direction de Raven, espérant détourner son attention le temps qu'elle le recueille. Et ces quelques secondes te seraient alors suffisantes pour te jeter sur elle, toutes griffes dehors. "Si tu peux plus être avec nous, Raven, y'a pas moyen que j'laisse la mèmère Imelda profiter d'toi!" Et tu fonds sur elle, comme un oiseau de proie.