Il faut bien que la nuit tombe, pour qu’elle sorte enfin de sa tanière – qu’elle déplie les jambes, étire ses épaules et son cou endoloris, d’avoir tenu la même position trop longtemps. L’impression que ses membres sont figés, prison rigide et douloureuse dont elle peine à s’extirper, tant il y a à faire. L’impression de ramer seule, de toute ses forces, d’un seul côté d’un bateau qui prend l’eau. Peut-être ne s’agit-il que de simples craintes, d’une paranoïa un peu trop exacerbée par les derniers malheurs qui ont affligé le clan; mais Sunny en doute. Elle doute de tout, de rien, et d’elle, surtout.

Les heures ont filé sans qu’elle n’en ait conscience, les repas sautés sans qu’elle n’y prête attention, trop absorbée par les registres ouverts sous ses yeux – trop prise par les milles interrogations qui se pressent à son esprit, par les demandes des uns et des autres. Il faut bien que le silence devienne assourdissant pour qu’elle réalise qu’elle a faim (vraiment faim) et soif et que si elle traîne encore trop, elle sera en retard.
Pour toutes les heures passées à ignorer le monde extérieur et négliger ses quelques amitiés, il y en a bien une qui tient. Peut-être que Jules n’a pas encore réalisé à quel point Sunny est ennuyeuse et rigide, peut-être qu’elle la supporte quand même, peut-être qu’elle s’en fout. Le fait est que la blonde accepte encore et encore de passer du temps en sa compagnie, sans se formaliser des semaines de silence ou des réponses qui tardent à venir, et dans le cercle social (de plus en plus) restreint de la sorcière, c’est chose rare.

L’estomac toujours vide alors qu’elle passe un t-shirt moins informe, que ses cheveux voient un peigne pour la première fois de la journée, elle ne prend pas même la peine d’avaler quoi que ce soit, de peur de faire attendre Jules. Les pavés sont encore mouillés d’une averse dont elle n’a pas eu conscience, l’air humide et chaud.
L’intérieur du Leaky Cauldron, en comparaison, est agréablement frais, et Sunny parcourt nerveusement la salle du regard avant de se glisser avec soulagement sur une chaise près d’une fenêtre. Elle n’est pas en retard – elle est même en avance – et son amie (le mot lui semble si agréable) n’est pas encore arrivée. La brune n’a que le temps de reprendre son souffle avant qu’elle ne fasse son entrée, accueillie d’un large geste de la main pour attirer son attention et d’un sourire un peu trop lumineux, quoique sincère. Elle songe avec une pointe d'amertume qu'il faudrait probablement qu'elle sorte un peu plus souvent, qu'elle socialise avec d'autres personnes que ses frères et soeurs, mais elle a tellement eu la tête ailleurs... Elle se sait de très mauvaise compagnie, depuis la mort de Wei. « Jules ! Il faut qu'elle se reprenne: elle n'est pas là pour s'appitoyer sur son sort, ni pour embêter Jules avec ses problèmes. Ça fait longtemps. »

Trop préoccupée par son arrivée, par la joie de la revoir, par la faim qui lui tiraille toujours le ventre et l’envie pressante de commander quelque chose à se mettre sous la dent, Sunny ne semble remarquer ni les regards qui se tournent vers la blonde, ni les murmures de la table à côté. Une erreur de débutant (la moindre d’entre elles).

Au petit surnom (presque un compliment) de Jules, Sunny prend faussement la pose.  À peine la blonde est-elle arrivée que son humeur semble déjà s’alléger, les soucis loin d’être oubliés mais au moins écartés, l’espace d’un moment. « Ça va, et toi ? » Le mensonge passe ses lèvres sans qu’elle cille, tellement elle a l’habitude de prétendre que rien ne ne l’atteint. Elle ne veut vraiment pas assombrir cette rencontre si rare, et le temps précieux passé avec l’une de ses quelques amies. « J’adorerais ça, tu sais bien… c’est juste difficile de m’absenter, ces temps-ci. » Il y en a toujours un pour faire une bourde, pour la déranger pendant qu’elle bosse, pour faire exploser un truc, pour la déranger pendant qu’elle bosse…. Enfin. La capacité de ses frères et sœurs (mais surtout ses frères) à l’emmerder est égale à l’amour qu’elle leur porte, et ce n’est pas peu dire – elle est un peu dans la merde, en fait. Mais elle se promet de faire un effort; si elle planifie, il y a certainement moyen de s’évader pour plus de quelques heures, non ?

Ça lui semble presque impossible. Même si personne, techniquement, ne la retient enchaînée à son bureau, elle se sent coupable rien que d’y penser. « Oh, tu sais… Mon frère n’en fout pas une et je me tape tout le boulot, comme d’habitude. » La déclaration est lâchée avec une fausse désinvolture, balayée d’un geste de la main comme si ça ne lui faisait rien – comme si d’y penser ne lui laissait pas un goût amer dans la bouche. Mais elle s’était promis de ne pas embêter Jules avec ses histoires de famille et de boulot, et elle s’empresse de changer de sujet, comme si, vraiment, il s’agissait de passer l’aspirateur et non pas de tenter de maintenir la tête de tout le monde hors de l’eau. « Je pense que je vais prendre un fish and chips, je suis affamée. » Non seulement son estomac crie si fort qu’elle s’imagine que tout le pub l’entend malgré le brouhaha, mais si elle ne veut pas rouler sous la table après trois gorgées de bière, il faudrait bien qu’elle mange un truc.

Toute à sa distraction (et à sa faim), elle en oublie la plus élémentaire des politesses et ne lui retourne pas la question (ça aurait été bien trop facile), l’esprit déjà passé à autre chose. « Tu veux quelque chose ? » Et si cet autre chose est d'abord relié de très près aux bruits infernaux qui proviennent de son ventre, il devient très rapidement relié à la table d'à côté, et aux regards insistants à l'endroit de Jules, qu'elle remarque enfin. Bon, elle comprend que la blonde soit particulièrement jolie (on va pas se mentir), mais les regards admiratifs manquent cruellement de subtilité et Sunny ne manque pas d'être intriguée (et méfiante). Ils lui veulent quoi, à sa pote, hein ?