Comment as-tu pu en arriver là ? La question ne cesse de se répéter dans ton esprit, chaque jour, chaque heure. À chaque seconde, elle résonne comme litanie incessante, un écho moqueur qui te suis au moindre de tes pas. À chaque fois que tu portes ton regard sur ton reflet, dans le miroir. Tu avais tout. Toi, l'héritière si fière d'un clan à la gloire séculaire. Tu étais la Rowle. Belle petite princesse choyée, promise à un brillant avenir. Et cet avenir, tu l'avais touché du doigt. De Rowle, tu étais devenue la Vallière. Épouse magnifique d'un noble parti, figure de réussite aux yeux de tous. Telle la princesse virginale dans les contes de fées, tu semblais avoir trouvé ton prince charmant. Et vous viviez dans votre château parisien. Adulés, et adorés. Tout ce dont n'importe quelle petite fille peut rêver. Et même alors qu'une partie du rêve s'était brisée, lors du tragique accident qui t'avait arraché ton époux, tu n'avais pas tant perdu de ta superbe. Tu aurais pu rebondir, retrouver un nouveau prince. Tu avais tout pour toi, après tout. La beauté. Le nom. Le sang. Tout pour retrouver une vie plus parfaite encore.

Et pourtant.

Te voilà en cette heure tardive de la nuit, trainant dans les bas-fonds du Londres moldu sous cette pluie battante. Tes cheveux sont plaqués sur ton crâne et ta cape est trempée. Décidément, quiconque te croiserait ainsi peinerait à te reconnaître, ta la Isaura toujours tirée à quatre épingles. En cet instant, tu n'es plus La Rowle. L'idole. Et à vrai dire, depuis ton retour en Angleterre, tu n'a plus vraiment l'impression de l'être. Et à qui la faute ?

Dante.

Lui, qui es revenu dans ta vie tel un fantôme. Un fantôme venant hanter ton esprit, et ton coeur. Tu croyais revenir en Angleterre telle une conquérante, la tête haute. Et voilà qu'à la seconde même ou tu as appris ses fiançailles avec Antha tu as senti que tu as senti ton coeur se briser. C'était comme tout ce que tu avais refoulé pendant des années avait ressurgi, t'entrainant dans une vague incontrôlable de sentiment entremêlés. Une vague qui t'emporte, impuissante, vers des ténèbres insondables. Des ténèbres que tu ne comprends pas. Tu es tombée de ton piédestal. Et te voilà ici, dans ces ruelles froides à la recherche de réponses. Tu as entendu parler de cette voyante mystérieuse, une certaine Imelda. À ce qu'on dit, elle tient un salon où elle aide les égarés en quête de réponses, dans les ombres cachées d'un vieux salon de thé décrépi. Du moins, en apparence. « Bonsoir ? » tu murmures, en pénétrant dans la pièce obscure, à mille lieux des salons lumineux dans lesquels tu as l'habitude de pavaner fièrement.

Les habitants de Peckham ont pour habitude de fermer leur porte à double tour, la nuit venue, et de ne jamais laisser leurs rideaux ouverts, pour peu qu'on vienne lorgner l'intérieur de leurs appartements vétustes à travers les barreaux métalliques qui gardent toutes les fenêtres. Passé une certaine heure, c'est le silence qui se fait roi, à peine perturbé par la pluie qui martèle les pavés et le métro qui souffle son air chaud et nauséabond à travers les bouches d'aération. Et puis il y a les ombres, celles qui hantent la rue et qu'on croise sans les voir, la tête baissée, dans cet espoir vain que de ne pas voir signifie ne pas être vu. Parmi ces ombres discrètes et menaçantes, s'en trouve une plus étonnante. Drapée dans un épais manteau pourpre, le visage dissimulé sous une large capuche, une femme au visage sombre entre dans un salon de thé à l'enseigne grinçante. Le tintement de la porte résonne dans l'allée vide jusqu'à ce que l'étrange créature disparaisse dans l'obscurité de la boutique.

Il est rare pour Imelda Crain de quitter le Manoir des Enfants des Douze. Ses responsabilités trop lourdes pour être délaissées très longtemps, c'est avant tout pour sa propre sécurité et celle du clan qu'elle se tient éloignée de la frénésie londonienne et des rebondissements politiques qui menacent depuis quelques années maintenant la société britannique. Pourtant, elle éprouve un grand plaisir à se rendre dans ce vieux salon de thé abandonné depuis la mort de ses précédents propriétaires. C'est ainsi qu'elle garde un œil sur les actualités, un moyen pour elle d'assurer ses arrières et de ne pas complètement dépendre de ses confrères pour se mettre au fait. C'est inimaginable ce que l'esprit torturé d'une seule personne peut révéler sur la société toute entière. Et puis, Imelda l'a plusieurs fois confessé à son fidèle ami Tobias, il arrive que son ancienne vie lui manque. Ces heures passées à écouter les déboires d'hommes et de femmes, sorciers ou moldus, qui trouvent en elle les réponses auxquelles ils aspirent... Ce sentiment d'utilité, qu'elle retrouve pourtant auprès de ses enfants, mais qui n'est jamais aussi fort que lorsqu'elle se mêle au peuple et à sa touchante simplicité.

C'est une fois arrivée dans l'arrière salle qu'Imelda ôte enfin sa cape et l'envoie s'accrocher à une patère d'un coup de baguette. D'un second, elle allume cheminée et bougies, sortant enfin la pièce de ses ténèbres, sans pour autant trahir sa présence au monde extérieur. Vêtue d'un pull à col roulé noir, surmonté d'un crucifix, et d'une longue jupe ornée d'or, elle finit par s'asseoir sur l'un des somptueux fauteuils en velours écarlate. Elle se demande si quelqu'un viendra ce soir. Il arrive souvent qu'elle passe des nuits entière seule, mais c'est souvent l'occasion pour elle de se recueillir, de prier davantage et d'avancer tout le travail qu'elle ne peut réaliser en étant constamment interrompue par ses pairs. Alors qu'Imelda Crain s'apprête à ouvrir son exemplaire des Évangiles selon Meshach, pour un peu de lecture nocturne, le tintement de la porte du salon résonne jusqu'à l'arrière-salle. “ Bonsoir ? ” Un murmure hésitant, plus qu'une affirmation. Imelda ne l'en blâme pas, les âmes qui viennent la retrouver sont toujours accueillies dans ce décor austère prévu pour repousser toute intrusion.

Le vampire rejoint la pièce principale, sa silhouette se découpant dans la lumière émanant du feu de cheminée de l'arrière-boutique. “ Bienvenue, mon enfant. ” Imelda affiche un large sourire bienveillant, mais veille à ne pas dévoiler ses dents. Il n'est pas bon d'être vampire par les temps qui courent. “ Entre, entre, dit-elle en invitant l'inconnue à passer dans la salle du fond. Entre avant que la lumière n'attire les regards malveillants. ” Imelda ferme la porte derrière la jeune sorcière et l'invite immédiatement à se dévêtir et à s'installer sur le canapé. “ Du thé ?, demande-t-elle en faisant venir une théière et deux tasses sur la table basse. Comment m'as-tu trouvée ? ” La question est posée avec le sourire, simple curiosité pour briser la glace.

Le coeur qui bat, fort. Tu le sens cogner contre ta poitrine, symbole de la nervosité qui t'animes. Un instant, tu hésites à tourner les talons, fuir dans la nuit et ne jamais revenir. Comme si tu n'étais jamais revenir, retourner dans le confort de ta cage dorée. Bienvenue, mon enfant. La voix résonne, tandis qu'une femme au large sourire vient devant toi. Trop tard pour reculer, alors que la femme t'invite à entrer. Brève hésitation, puis tu t'avances, levant la tête pour afficher un air plus sûr de toi. N'oublie jamais que tu es une Rowle. Les mots de ta mère résonnent dans ton esprit, injonctions à la perfection. Ne jamais afficher tes sentiments, ni tes états d'âmes. Tu te dois de porter le masque, le visage de porcelaine à la perfection inaltérable en tous instants. Après tout, tu es une Rowle.  Et pourtant, en ce lieu, tu te sens aussi misérable et impuissante qu'une gamine.

La femme te propose un thé que tu acceptes d'un signe de tête, accompagné d'un sourire poli alors que tu t'assoies face à elle. Comment m'as-tu trouvée ?  Tu ne réponds pas tout de suite, jetant un regard autour de toi avant de braquer tes yeux sur cette femme. Elle n'est pas vraiment comme tu l'imaginais, à vrai dire tu avais l'image de ces vieilles femmes ridées vêtue de châles colorés et de bijoux clinquants. Un cliché, celui de la Madame Irma tant narrée dans les histoires. Et pourtant, la réalité est bien différente. Tu n'aurais jamais imaginé que toi, la Rowle, serait un jour ici là. Tu as toujours été sceptique quant à la divination, et les cours de Madame Trelawney étaient loin de t'avoir convaincue quant à la pertinence de cet art. Et pourtant, alors que tu croulais sous les questions, tu avais capté une discussion entre deux domestiques du manoir. Des cancans échangés çà et là, et des mots qui t'avais frappée, semblant répondre aux questions que tu te posais ou tout du moins, t'offrant une nouvelle ébauche de solution.

Et te voilà ici. Prête à t'ouvrir à ce en quoi tu n'avais jamais cru, prête à tout pour comprendre ta déchéance. Et y remédier. « J'ai entendu de nos domestiques parler de vous, l'une d'elles connait quelqu'un qui a eu recours à vos services. »  Ta voix ne tremble pas, et c'est tant mieux. Tu adresses un léger sourire à la voyante. « Elle dit que vous avez répondu à ses questions, que vous l'avez aidée à y voir plus clair dans ses choix. »  Tu marques une pause, sirotant une gorgée de thé. « Je ne sais pas si vous pouvez m'aider, à vrai dire je n'ai que peu l'habitude d'user de ce genre de magie ... mais j'ai trop de questions sans réponses. Trop de questions qui m'animent, qui m'empêchent d'avancer. »  Une nouvelle pause, brève. Tes poings se serrent alors que tu pousses un léger soupir. Comment en es-tu arrivée là ? Toi, la Rowle. La vipère. Une princesse couronnée. Celle qui autrefois pavanais fièrement, sans peur. Sans doutes. « Vous pensez pouvoir m'aider ? »  Un soupçon de désespoir qui transparait dans tes mots. Pitoyable. Comment en-es-tu arrivée là ? 

Imelda Crain a toujours été très perceptive, très empathique face aux autres. Ce n'est d'ailleurs pour rien que son don se manifeste à travers le contact ; parfois un simple effleurement suffit pour lui déclencher une puissante vision. Aussi Imelda s'amuse-t-elle de l'inconfort de sa jeune invitée, vainement masqué par une assurance factice. Néanmoins, elle fait mine de ne rien voir et s'assure de garantir un accueil chaleureux à sa cliente, comme à son habitude. C'est après tout des années d'expérience qu'elle se traîne derrière elle, bien avant qu'elle ne devienne la Mère des Enfants des Douze. “ J'ai entendu de nos domestiques parler de vous, l'une d'elles connait quelqu'un qui a eu recours à vos services. Elle dit que vous avez répondu à ses questions, que vous l'avez aidée à y voir plus clair dans ses choix. ” Le sourcil imperceptiblement arqué, elle sirote son thé avec un sourire. “ Je vois. ” “ Je ne sais pas si vous pouvez m'aider, à vrai dire je n'ai que peu l'habitude d'user de ce genre de magie ... mais j'ai trop de questions sans réponses. Trop de questions qui m'animent, qui m'empêchent d'avancer. ” La Crain s'installe un peu plus confortablement dans son fauteuil et observe avec intérêt la sorcière. Les humains sont généralement si vains. Il ne fait aucun doute pour l'Immortelle qu'il s'agira encore d'une histoire d'hommes. C'est toujours le cas. Mais si Imelda devrait se lasser de cette superficialité humaine, elle la trouve rafraîchissante, elle lui fait presque oublier l'importance de la tâche qui lui incombe et la gravité de ses soucis, ne serait-ce que pour quelques minutes. “ Vous pensez pouvoir m'aider ? ” La fragilité aussi touchante qu'agaçante des mortels vibre dans la voix de la sorcière. Imelda esquisse un sourire rassurant, repose sa tasse et se penche légèrement vers la blonde. “ C'est ce que nous verrons. ” Nouveau sourire qui s'éternise quelques secondes supplémentaires, alors qu'elle joint les mains comme elle a tant l'habitude de faire. “ Pour tout vous dire, je ne peux pas moi-même prédire ce qu'il découlera de cette séance. La divination est une forme de magie tout aussi puissante qu'elle ait imprévisible. ” L'ironie de ne pas pouvoir prédire une prédiction amuse intérieurement l'Immortelle, qui conserve malgré tout son sérieux - son humour n'a jamais été apprécié à sa juste valeur. “ Néanmoins, ce que je peux vous garantir est que nous allons découvrir ensemble des informations sur vous, qui ne sont pas forcément celles auxquelles vous vous attendez, mais qui mettront le doigt sur un élément qui doit attirer votre attention. Cela pourra être un événement du passé, comme un sentiment prégnant dans votre quotidien. Et avec un peu de chance aurons-nous droit à un avant-goût de l'avenir - même si c'est généralement mauvais signe. ” Imelda éclate d'un rire pourtant discret. Puis, reprenant son sérieux, elle retire enfin ses gants, qu'elle pose sur la table basse. “ Quand vous serez prête, donnez-moi votre main. ” Elle lève ses mains vers la sorcière, pour appuyer ses paroles.