tw: mention of death and depression

Rivage est mort.

Rivage est mort par sa faute.

À chaque fois qu'elle ferme les yeux, Aoife revoit, en boucle, les derniers instants de Riv, l'éclat de peur rapide et entêtante dans son regard et puis... et puis...

Ses cauchemars la happent toute entière et la suivent quand elle se réveille, une ombe collante et poisseuse accrochée à la semelle de ses chaussures. Au début, Aoife était confuse et n'avait pas compris, demandant à quiconque l'approchant où est-ce que Zabini avait emmené Rivage, où est-ce qu'il était, comment est-ce que son ami s'en était sorti. Lentement, la réalisation qu'il ne reviendrait pas (par sa faute) s'est enfoncée en elle, dans ses pensées, dans le creux de ses os.

Rivage n'est pas là, Sofiane n'est pas là, Numa n'est pas là, Baruch n'est pas là, Sav n'est pas là Chaghan ne veut pas lui parler, elle est seule et ce peu importe les autres âmes solitaires qu'elle a rencontré à Gracefield. Seule, malgré les regards compatissants qu'on a posé sur elles, les tapes sur l'épaule encourageantes et déstabilisantes à la fois et le reste. Seule, terriblement seule, par sa faute.

Quelques jours se succèdent difficilement, douloureusement, se mélangent un peu sous ses yeux impuissants. Aoife a l'impression d'avoir plongé dans un océan glacial et terrible de douleur et elle se laisse balloter d'un courant à l'autre sans résister - elle a perdu ses forces quand elle a perdu Rivage, et même les réassurances de Stephen qui n'a de cesse de leur répéter que L'Ordre arrive ne parviennent pas à l'arracher de l'inaction tiède et sans accroc dans laquelle elle s'enlise.

Elle a les yeux bouffis quand elle se réveille ce matin-là, en même temps des autres avec qui elle partage ce qui ressemblerait vaguement à une chambre si on plissait les yeux; elle les entend se lever et s'activer en quelques gestes mécaniques et brusques avant de quitter la pièce. "...useless..." entend-t-elle, à son propos, quand on pense que la porte qu'on vient de claquer derrière soi sera assez pour assourdir ses sens.

Inutile, comme son bras brisé qui lui fait toujours un mal de chien. Inutile, comme la main où est encore profondément enfoncée la dernière blessure octrôyée par Riv lui-même. Était-ce son sang? Son cercle? Leur magie? Il y a-t-il quelque chose qu'elle n'a pas vu, mal fait, pas remarqué?

Aoife sursaute quand la porte est de nouveau ouverte, un temps infini plus tard, et se recroqueville comme en réponse sur sa couchette de fortune. On a peut-être oublié quelque chose, elle veut juste qu'on la laisse tranquille. "Oi, Aoife." Cet espoir meurt dans sa poitrine quand elle reconnait la voix de Lottie à l'accent bizarrement familier et rassurante; Aoife se recroqueville d'autant plus sans répondre. Si elle reste silencieuse et immobile, peut-être qu'on la laisserait, elle ne veut pas se lever, et encore moins qu'une gamine comme Lottie s'aventure une nouvelle fois à lui faire la leçon. Si cela réveillait en elle une rare envie de l'écouter, avant, cette pensée est désormais pesante et déstabilisante par l'intensité du dégoût qu'elle lui procure.

Si elle avait été meilleure, Riv serait encore en vie. Si elle avait écouté les conseils de Lottie... "Sun's been up for an hour." Aoife déglutit difficilement, fermant les yeux étroitement en se rappelant des luttes interminables avec sa mère pour la tirer du lit, à l'époque, là où elle aurait préféré passer des heures et des heures au fond des draps, au mépris de ses besoins les plus basiques. Aoife ne bouge pas et, comme toujours, Lottie n'abandonne pas: elle l'entend se laisser tomber sur le sol à côté d'elle, faisant grincer le bois trop sec du parquet. "Time to get up and move." Aoife ferme d'autant plus les yeux, comme si se faire mal aux paupières allait enfin chasser la jeune femme. "C'mon, a chara." C'est le gaélique, au final, qui la fait réagir et lui arrache même un très léger rire sans joie. "Don't call me that," marmonne-t-elle rapidement. La langue de son enfance, qu'elle parlait à l'école et à la maison, lui arrache désormais des sentiments contraires et douloureux.

En reniflant, Aoife se retourne pour faire face à Lottie, une main venant essuyer les lames de la nuit passée d'un mouvement brusque et embarrassé. "Get up and do what? Move where?" Elle se redresse légèrement, la douleur irradiant de sa paume blessée presque rassurante alors qu'elle remonte le long de son bras, fait trembler son coude sous l'assaut. "I'm fine where I am. You should go." Et pour la première fois depuis qu'elles se connaissent, Aoife adresse à Lottie un regard défiant.

Un léger silence s'installe, le genre de silence gênant et tendu qui force Aoife à détourner les yeux sans mot dire, mise à mal par l'intensité de l'instant et son manque de confiance en elle ressurgissant en son sein comme une tempête. Mais pas cette fois. Cette fois, elle rend à Lottie son regard faussement tranquille, elle ne bouge pas, elle hold her ground comme si ça voulait dire quelque chose - comme si elle était forte, capable, déterminée. Puis, lentement, Lottie se met à bouger, hoche la tête en se laissant glisser en arrière sous le regard aux yeux plissés d'une Aoife vaguement méfiante. "I mean, I could." You should, a envie de lui dire la demi-Selkie, qui reste silencieuse. "Do you want me to ?"

Elle vient de lui dire de partir et de la laisser tranquille - et pourtant, la gorge d'Aoife se noue à l'idée de lui mentir et de lui dire qu'elle préférerait effectivement être seule. Ce n'est pas le cas, aussi stupide que cela puisse paraître. Elle n'a pas envie d'être seule à broyer du noir, seule avec ses pensées, avec ses doutes, avec ses regrets.

Alors Aoife ne répond pas, mais baisse légèrement les yeux, malgré elle. Elle finit toujours par plier l'échine, de toutes façons, par craquer sous la pression. Parce qu'elle est faible, et le sera toute sa vie. "They'd definitely send someone else. Y'know how they are. Dumb and stubborn. In that specific order." Quelqu'un l'a envoyée. Aoife devrait peut-être être soulagée et contente qu'on pense à elle mais en réalité, elle ressemble un vif embarras. Personne (et encore moins Stephen) ignore que c'est de sa faute si Riv n'est plus là. Personne ignore qu'elle ne mérite pas ce genre d'attention, qu'elle ne peut que se blâmer elle-même. L'idée qu'on ait pu voir son état, qu'on puisse s'en inquiéter, y penser et, surtout, la blâmer...

Elle sent sa gorge se serrer et des larmes monter jusque dans ses yeux, compagnes familières et habituelles ces derniers temps. "So I guess I'll stay and .. shut up ?" Lottie s'allonge à même le sol et Aoife renifle un peu, passant sa main sur son visage pour en effacer quelques débuts de sanglots rageurs, frustrés et fatigués. "Why did they send you, then?" Dumb and stubborn, sounds just like you too,  a-t-elle envie d'asséner, mais ce genre de méchancetés ne lui ressemble pas et, elle l'espère, ne lui ressemblera jamais. "Is it because you're Irish?" propose-t-elle à tout hasard, tentative vaine et pathétique de plaisanter alors qu'elle renifle un peu plus en ramenant ses jambes contre elle, s'asseyant sur son lit de fortune. "I think I should be alone..." Elle pense qu'elle le mérite, aussi, surtout. Que c'est tout ce qu'elle mérite, ici-bas, qu'elle a gâché toute chose de rédemption quand Riv... Riv...

Elle baisse les yeux de nouveau, étudie silencieusement ce parquet grinçant et couvert d'échardes. "I wouldn't want you to waste your time." It's not like I'm going to get better. I never was.

tw: depression, mention of death

"You're not." Et pourtant. La partie malade du cerveau d'Aoife, cette partie fatiguée et dépressive et enlisée dans une molasse presque intrinsèque à sa personne et qu'elle a hérité de son Selkie de père, rationalise la chose en se disant que Lottie n'est rien d'autre qu'une gamine. Même si elle a grandi trop vite et trop tôt, trop brusquement et trop violemment, elle n'y comprend rien à la vie, au temps perdu, au temps gâché, à la mort. Elle connait toutes ces choses, Aoife en est convaincue: elle ne serait pas à Gracefield si ce n'était pas le cas. Mais elle n'y comprend rien, rien à rien à rien à rien, et Aoife sent monter en elle une colère et une frustration qui ne lui ressemblent pas, un symptôme d'un mal plus profond encore qui s'agite en elle comme une rivière souterraine: usante et lointaine, dangereuse.

Lottie s'installe en face elle, et le rictus sans joie qu'elle lui offre a le mérite de faire taire les protestations futures d'Aoife. "If anything, I'm the one who's been wasting yours." La surprise la fait cligner des yeux, avant d'être succédée par une incompréhension profonde. Un court silence s'étire, qu'Aoife ne brise pas, lisant sur le visage de la gamine qu'elle cherche ses mots et comment les aligner. "Shit's fucked up, Aoife." Le nez délicat de la Selkie se fronce en entendant l'injure. "It's not your fault, and it'll never be." Oui, définitivement, elle n'y connait rien à rien à rien à rien. Aoife baisse la tête, triste et ramenée à la dure réalité de sa situation, de longues mèches blondes venant caresser sa joue et sa mâchoire alors qu'elle contemple le sol inconfortable, son plancher plein d'échardes.

"You don't have to blame yourself for something that happened because people locked you up in this shitty place." Elle entend la colère dans la voix de Lottie, mais ne peut que lui offrir un soupir. "None of this would've happened if they didn't hold us here in the first place. You're not the one at fault. Put the blame on these assholes. They did this to us. To you." Et ce serait tellement simple d'y croire, de se laisser porter par ce raisonnement qui ne trouve aucun écho dans le crâne ou dans la poitrine d'Aoife. "You shouldn't swear so much," marmonne-t-elle d'une voix douce et distraite. Ses doigts osseux glissent le long de sa jambe, viennent se poser sur le sol. Le bois est ancien et humide et du bout d'un ongle éclaté, elle en retrace une rainure avec lenteur.

"What you're saying, it's..." Elle ne sait pas par où commencer. "It's a fallacy." Elle se demande si Lottie connait et comprend ce mot et avec une pointe de culpabilité le définit: "it's the wrong way to put things. Because if you're right, then God is at fault for all murders ever committed. He's the one who put us there after all, is He not? Or if you don't believe in Him, then your mother's at fault for giving birth to you, which led to you being here. Do you blame your mum for what's happening to you?" Elle relève les yeux vers Lottie, l'affronte d'un air défiant et fatigué à la fois. Las. "I should have- I should have-" Sa gorge se serre. "It was a stupid idea, we just wanted to help... we... we wanted to do our own circle." Elle n'a parlé à personne de ce qu'il s'est passé cette nuit-là. Ni à Zabini, ni à Stephen. Face à l'un, qui ignorait l'envergure de sa participation dans la mort de Riv, elle n'est restée que vague et désintéressée; face à l'autre elle est restée mutique, incapable d'affronter la lueur déçue de son regard. Maintenant que le sujet est lancé, elle ne sait plus s'arrêter.

"We used to... back then, we used to experiment, him and I. With alchemy, and explosions, and guns, and bullets, and st-stuff. We were never close but this, alchemy, circles, all of it... it was our thing. Kind of." Elle renifle, sentant les larmes remonter à ses yeux. "Stephen's circles," elle baisse la voix en les mentionnant, de peur qu'elles soient entendues. "They're good, and they'll work, and they'll help. But what we were planning..." Un carnage. Une destruction massive. Un bain de sang.

Malheureusement, c'est le mauvais qui a coulé. "What we were planning," reprend-t-elle d'une voix tremblante, "it was something else. But we were interrupted and Riv he- he saved me and-" Elle s'interrompt dans un couac humide. "I should have said no. He was the one who had the idea, he always had the ideas, and I should have said no. I knew it was dangerous and downright suicidal but... I... I didn't. I went along with it and now he's dead. He's dead and nothing can bring him back and now I'm alone." Et elle est tellement, tellement triste que Riv ne soit plus là, qu'elle n'ait plus à souffrir ses mauvaises blagues, ses sautes d'humeur, son soutien inespéré et indéfectible, son amitié maladroite, sa présence constante. Mais surtout, surtout, Aoife a peur de mourir seule. Et c'est ça qui la tourmente, plus que tout: cette peur humaine et égoïste, qui prendrait presque le pas sur la profonde douleur qu'elle ressent à l'idée d'avoir perdu son dernier ami.

"You're not alone. You feel like it, but you're not. I swear." Une respiration difficile s'échappe de la cage thoracique d'Aoife dont les mains se lèvent pour aller se poser sur son visage qui va bientôt être inondé de larmes - elles sont arrêtées à mi-chemin par les doigts de Lottie qui se referment autour. Aoife tremble un peu, inspire difficilement, expire douloureusement, lève ses yeux humides vers elle. "And I understand why you feel like your are. I really do." Le coeur d'Aoife se serre dans sa poitrine. I never had a mom to blame to start with. Elle baisse les yeux, se sentant particulièrement égoïste et stupide dans son chagrin et sa colère. Elle ignore exactement ce que Lottie a pu vivre, qui elle a pu perdre, qui est-elle pour se plaindre ainsi?

Et l'écouter parler de Riv est pire que tout encore - il a fait ce choix, c'est ce qu'il voulait, qu'elle vive, qu'elle survive. Riv, avec qui elle a toujours eu une relation ambivalente au mieux, hostile au pire. Riv, que Lottie ne doit même pas connaître, mais qui est peint d'une toute nouvelle manière dans l'esprit d'Aoife en écoutant les mots de sa cadette. Riv, héros malgré tout, contre tout - comme eux tous. Ils se battaient pour un meilleur lendemain pour les hybrides et même si leurs méthodes ont été violentes et cruelles, meurtrières, le fait que c'était pour leur forme de Bien doit compter pour quelque chose? Aoife n'est pas naïve au point de penser qu'il va se caler une place au paradis, mais elle aime penser que son bon fond lui amènera la paix qu'il mérite.

"It wasn't your fault."

Les yeux de Lottie sont immenses, obsédants, et Aoife s'y plonge sans retenue, le souffle coupé. "I'll say it again and again. Gosh, I'll even write it on my forehead." Aoife aimerait tellement que ce soit vrai. Que la mort de Riv ne soit pas sa faute, tout comme l'attaque de Lee, tout comme l'incendie chez les Rosier - et parfois, elle parvient à s'en convaincre, à mettre le blâme sur Riv, sur Baruch sur Sav, sur Numa même parfois. Mais de plus en plus souvent, la culpabilité s'immisce comme une vieille amie sous sa peau, éclate à la surface de son épiderme et la laisse tant frissonnante qu'angoissée, son estomac pincé d'une horreur profonde. "Not. Your. Fault." Les doigts de Lottie battent la mesure sur sa poitrine, à l'emplacement de son coeur, comme pour les y graver. "Never, ever." Un sourire factice et piteux éclaire le visage de la selkie. "Thanks, Lottie," murmure-t-elle en réponse. Elle ne sait pas si elle y croit, mais la détermination de la gamine lui donnerait presque envie de se laisser tenter.

"You're far from being weak. You're so fuck- You're awfully strong." Aoife renifle en l'entendant, son sourire peiné s'étirant dans une risette dépréciatrice habituelle, et elle baisse la tête en laissant un rideau de cheveux blonds cacher une partie de son profile. Elle regarde leurs mains liées, abîmées par la guerre et la chasse - Lottie est si jeune et pourtant on dirait que ses doigts ont déjà connu mille vies. Pendant des jours et des jours, on lui a répété qu'elle allait mourir sur cette île. Lottie a même été la première à le dire: you need to toughen up, n'hésitant pas à lui faire des remarques brusques et crasses en espérant peut-être brûler un feu inexistant dans la poitrine d'Aoife.

Aoife relève les yeux quand Lottie pose son autre main sur son épaule. "It's okay to cry. It's okay to grief. And it's okay to feel like everything's a huge mess you'll never be able to run away from." Les larmes remontent, s'accumulent à l'orée de ses yeux bleus. "You're still here."

You're still here - you're trapped here.

Mais elle est là. Elle a mal, elle pleure, elle saigne, elle existe - elle est en vie.

Les sanglots éclatent brusquement, et Aoife défait sa main de l'emprise de celle de Lottie pour plaquer ses paumes sur son visage, embarrassée et peinée. Elle est habituée des larmes et des crises, et celle-ci est terrible: douloureuse, brûlante, humide, étourdissante, à s'en rendre malade. Aoife a le ventre serré et les larmes qui sillonnent brusquement ses joues sont chaudes, salées et amère, ses mains tremblantes et froides essayant vainement de cacher ses traits rougis de la vision de Lottie.

Elle s'attendait à ce que celle-ci s'en aille et la laisse mais elle reste là, solide et présente, sa main sur son épaule une ancre inespérée.

Les larmes coulent, coulent, coulent pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'Aoife parvienne à respirer, à les retenir. Elle est épuisée, de toutes façons, mais sait que l'impression qu'elle a pleuré toutes les larmes de son corps est factice - il y en a toujours qui se cachent chez elle, semble-t-il. "I'm sorry, I'm sorry, I--" Elle rit nerveusement, un rire sans chaleur ni joie, en écrasant ses paumes sur ses joues, ses pommettes, ses yeux. "I'm sorry, I'm sorry, I just..." Elle ne sait pas trop. Elle renifle, son nez rougi et douloureux s'enflammant désagréablement, et relève ses yeux bleus vers Lottie. "Lottie, I-I don't think you're dumb at all." Elle lui offre un sourire triste et timide.

Aoife a ce poids dans sa poitrine depuis des années, depuis son père, depuis qu'elle est née - un poids qui parfois s'allège, parfois devient supportable, parfois est tellement énorme qu'il définit les lois du monde pour elle. Certains ont essayé de le porter avec elle, personne n'y est jamais parvenu - ce poids lui appartient à elle et à elle seule, a-t-il fini par comprendre. Mais parfois, c'est bien de savoir que d'autres sont prêts à aider, quoiqu'il arrive, et qu'ils sont là.

En vie.

Timidement, la selkie délie un de ses doigts de sa main et attrape, de son petit doigt, celui de Lottie. "Ar scáth a chéile a mhaireann na daoine," offre-t-elle, hésitante, en ayant encore envie de pleurer, mais avec un rien d'espoir dans les yeux. Elle pourra pleurer et faire son deuil plus tard - pour l'instant, elles doivent survivre.

Spoiler:

Un silence s'étire, humide et pesant, que Aoife passe à renifler en se passant sa main libre sur le visage, pour le débarasser de ces larmes tristes et amères qui ont laissé des sillons sur ses joues. Elle se sent un peu honteuse d'avoir craqué sous les yeux de Lottie, mais ne sent pas de jugement trop dur ou méprisant émanant de sa part, ce qui la rassure énormément. Finalement, leurs doigts se détachent, mais Aoife sait que l'impression profonde de camaraderie qu'elle ressent avec l'autre irlandaise, lui, ne se défera pas si facilement. Qu'elle se retrouve à s'appuyer sur une gamine pour un tel soutien est légèrement triste et affolant mais qu'importe: elle prend de l'aide là où il y en a et peut-être que Lottie n'a pas tort. Elle n'est pas seule.

Elle n'est plus seule. "You can go back to sleep, if you want." Comme abasourdie, Aoife jette un regard par-dessus son épaule vers la couchette. C'est tout ce qu'elle demandait et pourtant elle hésite. "You look exhausted." Elle est épuisée. Cette fatigue putride et collante s'est glissée en elle il y a des années, ses bras s'enroulant autour de son corps et de son esprit pour les plonger dans une torpeur triste et fatiguée, pesante et terrible. Ça vient et va en vagues inlassables, et Aoife plus d'une fois s'est écroulée pendant des heures et des jours dans le noir d'une chambre, incapable de se battre contre ce genre de ressac immuable. "Don't worry, I'll tell them off if they try to get you out." Les yeux bleus d'Aoife reviennent sur Lottie. Elle a envie de lui dire non, que c'est bon, qu'elle va sortir, qu'elle veut sentir le soleil sur sa peau et l'odeur des vagues dans son nez, qu'elle veut se balader, respirer de l'air frais. Et elle a envie. Elle a vraiment envie.

Mais Aoife est tellement fatiguée. Comme si l'épuisement s'était lacé à ses os, les rendant creux, puis prenant la place de la moelle. L'idée de se lever complètement, de faire quelques pas, lui semble grotesque. Avec quelle force, quelle énergie, quels muscles? Alors elle hoche la tête, sentant ses épaules se détendre sous la vague de soulagement qui s'abat sur elle avec cette petite acceptation simple mais vitale. "I'll bark. Like a guard dog." Aoife rit un peu, renifle en couvrant son visage de sa main. "Right. Thanks." Elle aimerait aussi lui dire: you don't have to, parce que c'est vrai, elle n'est pas obligée. Mais Aoife n'a pas envie d'être seule, et elle trouve qu'il y a quelque chose de rassurant à avoir quelqu'un pour la veiller - ça lui rappelle les bras de Sofiane fermement enlacés autour d'elle, cette dernière nuit avant le mariage. Cette pensée la rend triste mais la fait sourire un peu, aussi. Elle pensait que c'était la dernière fois qu'elle avait goûté à une sorte de sensation de sécurité.

Peut-être pas. Aoife se rallonge lentement, tire la couverture sur son corps, ferme les yeux en enfonçant son visage dans l'oreiller. Bien plus que le duvet troué et miteux qui lui sert de couverture, la présence et l'amitié de Lottie lui tiennent chaud et la rassurent. Elle s'enfonce pour la première fois depuis son arrivée dans un sommeil sans rêve, presque paisible.