Les choses sont destinées à changer et à évoluer, et les gens à grandir. Pourtant, Ephraim ne s'est jamais préparé, pas véritablement en tous cas, à la possibilité qu'un jour, il cesserait de vivre avec ses frères au manoir. Le mariage de Benyamin avait été une tâche incompréhensible et désagréable mais à ce moment-là, Ephraim voyageait déjà à travers le monde et se tenait bien loin du Pays de Galles. Prêt à y retourner un jour, et convaincu que les choses retomberaient dans l'ordre et que Benyamin retournerait vivre avec eux à la maison. C'est le cas aujourd'hui, après qu'il se soit séparé de sa femme certes, le rituel semblant lui avoir permis d'ouvrir les yeux.

Contrairement à Django. Mais sur le cas de Django, Ephraim refuse de s'épancher, même en pensée; les choses rentreront dans l'ordre, comme toujours, il lui faut juste du temps.

Les gens sont destinés à grandir et à s'épanouir, quoiqu'il en soit, même sous le même toit. Ephraim garde un oeil sur chacun de ses frères, fait des rondes auprès d'eux, pour s'assurer qu'ils vont bien. C'est pour ça que l'absence de Django n'est que plus criante et frustrante, parce qu'il ne peut plus garder un oeil sur son état, s'assurer qu'il se porte bien et qu'il mange assez, qu'il dort correctement. Like one of your little experiments. L'insouciance stupide et aveugle de Django n'est pas nouvelle, mais réveille en Ephraim une frustration désagréable qui n'atteint jamai la surface, mais bout dans un coin vide de sa tête, s'écharpant contre les parois de son crâne.

"Very good, Chayim, very good." Ephraim caresse son chien avec un entrain fin, l'observant se presser contre ses mains avec une joie non dissimulée. Les animaux sont des créatures étranges, surtout les chiens. Il lui remet sa laisse et ils retournent au manoir après leur balade de fin de journée, d'un pas tranquille. Ses frères seront revenus du travail à cette heure-ci, peut-être que Django les graciera de sa présence. Sans doute pas. Ephraim ne pense pas à lui en pénétrant dans l'imposante résidence des Guterman en jetant un coup d'oeil à sa montre. Il défait la laisse de Chayim qui s'éloigne pour aller s'écraser sur un fauteuil et retire son manteau dans l'entrée. "Salomon, prepare some tea and have it sent up to Caleb's room," dit-il simplement sans vérifier que son petit frère est dans les parages, avant de monter les escaliers d'un pas lent.

Son épaule lui fait légèrement mal, aujourd'hui, mais il préfère continuer de porter sa prothèse; il n'aime pas sentir son vide, l'impression fantôme d'un membre qui n'est pas là. Même si le métal enchanté n'est d'un reconfort que partiel, son poids et sa présence sont bizarrement rassurants et l'aident même jusque dans son équilibre.

Il frappe à la porte de Caleb une fois arrivé devant sa chambre, puis l'ouvre en glissant la tête dans l'interstice. "Brother," lui dit-il, articulant un sourire qu'il espère avenant sur ses lèvres. "I'd like to talk with you about your job." Ephraim n'a jamais été bon pour les préambules et introductions délicates, et cette discussion trotte dans sa tête depuis plusieurs jours, alors il ne voit pas l'intérêt de perdre du temps.

Les journées étaient trop souvent terriblement monotones pour Caleb. Les heures passaient lentement, comme si toutes les horloges de Guterman Financial avaient été enchantées pour s’étendre, s’étirer, faire d’une heure trois et rendre la vie de ses employés plus difficile. Caleb savait qu’il n’était pas le plus à plaindre, il était un Guterman après tout, et il ne pouvait imaginer ce que c’était pour les petits employés, ceux qui n’avaient pas un poste grassement payé et qui n’avaient pas les privilèges qu’il pouvait avoir. Il aurait aimé pouvoir travailler par passion, comme Ariel, ou avoir eu le courage de s’en aller, comme Django, mais Caleb n’avait jamais suivi une direction précise dans sa vie, il n’avait jamais su où il allait, pas vraiment, il avait toujours fait partie des suiveurs, de ceux qui attendaient qu’on les guide, qu’on leur dise quoi faire, et sa seule tentative, sa seule initiative s’était soldée par un échec dont il ne s’était toujours pas vraiment remis.
Alors il passait ses journées à attendre que le temps passe, il faisait son travail correctement, évidemment, mais sans grand enthousiasme, le seul réconfort étant les quelques clients qui n’étaient pas vieux et ridés, ceux sur qui il pouvait poser son regard un peu plus longtemps, et la présence de Ben aussi.

Lorsqu’il rentrait le soir, il était las et fatigué. Travailler à la banque avait un nouvel effet secondaire depuis quelque temps, depuis qu’il pouvait voir la magie des gens de cette façon. Il y avait beaucoup de passage, beaucoup de flux différents et Caleb se retrouvait à se frotter les yeux après quelques heures. Il avait toujours voulu voir en couleurs mais il n’avait pas imaginé à quel point ça pouvait être épuisant.
Le silence du manoir l'accueillait généralement lorsqu’il rentrait, ses horaires le faisant terminer plus tôt que d’autres, et il ne prenait pas la peine de saluer son petit frère, même lorsqu’il était là, juste devant lui. Il allait généralement se réfugier dans l’obscurité de sa chambre, là où les volets fermés faisaient qu’il ne voyait presque rien, et il savourait cette quiétude visuelle parfois des heures durant, sa jambe reposant délicatement sur son lit alors que sa prothèse restait au sol.
Ce soir-là, il avait été troublé par la lueur bleue se frayant un chemin sous sa porte et les faibles bruits de pas dans le couloir, il n’avait donc pas été surpris lorsque son frère avait frappé à la porte avant de l’ouvrir. "Hey," lui avait-il dit avec un sourire. “I'd like to talk with you about your job.” Caleb lui avait lancé un regard confus, “okay,” il avait répondu lentement, “come in.” Il s’était redressé sur son lit, l’invitant à s'asseoir à ses côtés. “I’ve had a long day though so if you’re looking for financial advice you’ll have to make an appointment,” il lui lança avec un nouveau sourire.

“Okay.” Caleb est sans doute le frère Guterman le plus facilement approchable, et qui pose le moins de question: Ephraim apprécie beaucoup cette qualité, chez lui, même si ça l'inquiète de se dire qu'il est peut-être ainsi avec tout le monde et non qu'avec lui et leurs frères. L'idée que Caleb se laisse marcher sur les pieds de manière constante est légèrement désagréable. Ce n'est pas par pêché de fierté, ou en pensant qu'il apporte ainsi l'opprobre sur leur nom et leur famille - c'est juste qu'Ephraim s'inquiète pour lui, et que ce genre de comportement ne répond pas exactement aux standards auxquels il tient tout le monde autour de lui. “Come in. - Thank you." La politesse obséquieuse et désaffectée d'Ephraim en agaçe plus d'un, mais c'est un réflexe à ce stade, un charme imprimé en lui, sa chair et ses muscles pour construire cette image avenante et accessible qui n'est que ça: une image sans fond ni profondeur, sans sincérité.

Ephraim s'avance dans la chambre de son frère, la balayant d'un regard rapide avant de le rejoindre sur le lit avec un coup d'oeil pour sa prothèse. Lui se sépare rarement de la sienne, sauf pour aller dormir bien entendu, même si son dos, sa nuque et son épaule le hantent souvent à cause de la pression qu'il met dessus. “I’ve had a long day though so if you’re looking for financial advice you’ll have to make an appointment.” En y reconnaissant une plaisanterie, Ephraim sourit en réponse. "I'll be sure to do that should I ever need advice." Il ne comprend que très vaguement ce qui se trame à Guterman Financial, sait qu'il y a un compte (plutôt vide d'ailleurs) mais laisse toutes les technicités à ses frères. Après tout, Benyamin en est le CEO, donc il n'a jamais eu à trop s'en inquiéter ou même à faire mine de s'y intéresser.

"Do you like it?" demande-t-il finalement à son frère, sur le ton de la conversation. "Giving financial advice, I mean." Il observe le visage de Caleb, ses traits qu'il connait par coeur. Par mécanisme, ses yeux pâles glissent jusqu'à l'oreille derrière laquelle il a tracé le cercle qui lui a redonné, en partie, plus ou moins, pas vraiment, la vision, la marque tangible des nombreuses différences qui les séparent. Invisible grâce à un sort, certes, mais présente, douloureux rappel qu'ils ne seront jamais des copies conformes comme certains semblent le croire. "I'm worried about you." Il fronce légèrement les sourcils, toute trace de sourire disparue de ses lèvres.

tw : crude language

“I'll be sure to do that should I ever need advice,” son frère lui répondit simplement. Caleb doutait que cela arrive un jour, cependant, Ephraim était de ceux qui ne semblaient ne porter que peu d’importance à tout cela. “Do you like it?” - “What?” il demanda, confus de ce que son frère était en train de lui demander. “Giving financial advice, I mean,” Ephraim clarifia et Caleb aussi les épaules d’un geste devenu bien trop commun lorsque quiconque lui demandait ce qu’il pensait de son travail. La réponse était pourtant plutôt simple, pas vraiment. Ce n'était pas la pire chose au monde, mais c’était loin d’être la meilleure. Mais Caleb n’avait jamais vraiment su ce qu’il voulait faire, il s’était laissé porté durant sa scolarité en s’imaginant qu’il aurait une illumination une fois adulte, parce que c’était ce que les gens essayaient de faire croire aux enfants, souvent, que tous les problèmes se réglaient une fois la majorité atteinte, ça n’était pas si simple, malheureusement. La seule chose qui lui avait donné l’impression de vraiment vivre était la seule chose qu’il ne pouvait pas faire, alors il s’était réfugié à la banque, parce que c’était mieux que rien.

“I'm worried about you,” Ephraim ajouta, son sourire laissa place à une moue inquiète. “I don’t know what you want to hear,” il lui répondit en soufflant. Caleb savait que ce n’était pas ça qu’il voulait entendre, et que ça n’avait pas d’importance, de toute façon, on le lui avait assez répété, de ne pas faire, dire, être ce que les gens attendaient de lui, mais c’était devenu un réflexe après tant d’années à se modeler aux désirs des uns et des autres. “I mean, it’s not the worst thing ever but it doesn’t like, get me hard or anything,” il ajouta avec un petit rire. “It is what it is, I don’t know what else I could do anyway, so,” il ajouta plus bas, comme si c’était quelque chose de secret. Il était presque sûr que tous les Guterman savaient que Caleb n’avait pas pris ce chemin par vocation. “Why do you ask?” il demanda après une courte pause. Ephraim n’était pas le premier à lui avoir demandé, mais c’était souvent dans d’autres mots, plus comme une réelle interrogation tandis que Caleb avait l’impression qu’Ephraim savait déjà, que ce qu’il attendait n’était qu’une confirmation de quelque chose d’évident.

tw: explicit mention

“I don’t know what you want to hear,” répond Caleb posément, faisant délicatement se froncer les sourcils d'Ephraim, vaguement consterné. Que veut-il entendre? Lui-même l'ignore. Il veut simplement que son frère soit sincère, avec lui et, surtout, avec lui-même. Il veut qu'il soit sincère, parce qu'il veut qu'il soit heureux, équilibré, satisfait de sa vie. C'est tout ce qu'il a jamais voulu pour Caleb et ses autres frères. “I mean, it’s not the worst thing ever but it doesn’t like, get me hard or anything.” Cette fois les sourcils d'Ephraim se arquent, alors que Caleb rigole. Il souffle par le nez, une sorte de fausse risette pour lui, avec un temps de retard en comprenant que c'est une blague. Il serait presque inquiet d'apprendre que son frère a la trique à l'idée de travailler à la banque... "That's a relief," souligne-t-il avec un sourire maladroit et forcé.

“It is what it is, I don’t know what else I could do anyway, so.” Le ton est presque défaitiste et Ephraim a l'impression d'enfin avoir mis le doigt sur le noeud du problème. Ephraim ne répond pas, attend que Caleb ajoute quelque chose - une liste de possibilités, peut-être, ses rêves inavoués. “Why do you ask? - I'm worried about you," répète-t-il simplement. "Caleb, you're not happy slaving away at the bank like that. If you think Benyamin would be upset to see you leave, I can assure you that he wouldn't. He wants what's best for you and so do I." Mais ce n'est pas vraiment le problème, apparemment. "You used to be great at science. Whatever happened to that? You could put your gifts to use, too. I'm reluctant to introduce you to the BITE but I'm sure anyone else would be more than happy to study what happened to your eyes after--" Il est interrompu par quelques coups toqués à la porte et se tourne vers le battant, qui s'entrouvre pour révéler Salomon, armé d'une plateau de tasses fumantes.

Il s'approche et les pose sur la table de chevet. Il y a trois tasses. "You're not invited, Salomon." Ephraim soupire un peu, le congédiant d'un mouvement de la main. "At least you're not like him," reprend-t-il une fos leur jeune frère disparu derrière la porte. "You're not, Caleb. You're destined for greatness, same as Ariel, same as Benyamin, same as Django, same as Felix, same as me. You're a Guterman." Il le regarde d'un air un peu pesant, malgré lui, intense. "And I don't think withering away at a desk is what you're meant to do."

“I'm worried about you,” Ephraim lui répéta. Ca n’était pas étonnant de la part de son frère, mais Caleb ne savait pas à quel point il était évident pour eux que son statut d’employé de la banque ne lui correspondait plus vraiment.

“I’m not sure,” il répondit faiblement. Ben ne lui en voudrait pas vraiment, mais Caleb était certain qu’il serait déçu, triste, à l’idée qu’il s’en aille, comme d’autres l’avaient déjà fait. La banque était leur héritage après tout, l’entreprise familiale, mais ils semblaient tous vouloir la fuir, d’une façon ou d’une autre. Et Ephraim avait raison, il aurait sans doute pu faire autre chose, s’il avait été plus motivé, comme tous ses frères l’avaient été, s’il avait été moins éparpillé, moins idéaliste aussi, sûrement.

Ils furent interrompus par l’arrivée du thé apporté par Salomon, et Caleb ne put s’empêcher de lui lancer un regard moqueur à la vue des trois tasses sur le plateau. “At least you're not like him,” - “Yeah, I” - “You're not, Caleb. You're destined for greatness, same as Ariel, same as Benyamin, same as Django, same as Felix, same as me. You're a Guterman.” Greatness, peut-être, mais il fallait qu’il trouve ce que cela signifiait pour lui, et c’était là que tout se compliquait. “And I don't think withering away at a desk is what you're meant to do.” - “It’s not but I’m not sure becoming a lab rat is the way to go, Eph,” il savait qu’Ephraim avait des opinions différentes là dessus, que, sans doute, sa connaissance alchimique lui faisait voir les expériences comme de bonnes choses. Caleb ne pensait pas pareil, peu importe à quel point cela semblait hypocrite, après ce qu’ils avaient fait avec Felix. “I just- I know it sucks, I know everybody knows that this isn’t what’s right but it’s something, I guess, it’s- it’s familiar, safe,” il expliqua maladroitement.Il ne servait plus à rien de nier l’évidence, pas à ce stade-là. “But like I said, I may have been doing okay at school but it’s been a while now and I don’t even know what I want so how can I change anything? I can’t just stop and see what happens,” il savait qu’il pourrait techniquement, mais il ne voulait pas, tout sauf ça. Il ne voulait pas devenir le frère raté, celui qui ne faisait rien, qui était toujours à la traîne derrière les autres. “There are just, too many things to consider,” il ajouta avec un long soupir.

“It’s not but I’m not sure becoming a lab rat is the way to go, Eph.” Ephraim penche la tête sur le côté, observant Caleb entre ses cils. Il est d'accord avec lui, évidemment, mais comment trouvera-t-il ce qu'il aime faire dans la vie si il ne sort pas de la spirale dans laquelle il s'est si volontairement enfoncé toutes ces années auparavant? Néanmoins, l'idée que Caleb se retrouve examiné par ses compagnons du BITE, touché par des mains qui ne sont pas les siennes, devenu acteur dans des recherches sur lesquels il n'a pas le moindre droit de regard, réveille en Ephraim un certain agaçement sous-jacent qui ne lui ressemble guère. “I just- I know it sucks, I know everybody knows that this isn’t what’s right but it’s something, I guess, it’s- it’s familiar, safe.” Ephraim secoue la tête en l'entendant. “But like I said, I may have been doing okay at school but it’s been a while now and I don’t even know what I want so how can I change anything? I can’t just stop and see what happens. - Why not? - There are just, too many things to consider. - Like what?" Ephraim cligne des yeux, sincèrement pris de court, se retourne les méninges pour essayer de comprendre la pensée de son frère.

Il a toujours eu du mal avec ça. Se mettre à la place des autres, comprendre leur perspective, imaginer leurs sentiments. Ce manque d'empathie, ce creux dans son coeur là où devrait se trouver compassion et compréhension, lui fait parfois peur. Surtout dans les moments comme celui-ci où Ephraim est confronté à l'un de ses frères, et qu'il ne sait pas quoi lui dire. Ils sont les seules personnes au monde pour qui Ephraim a envie d'essayer - de comprendre, d'aider, de réparer. Même quand ils le refusent, surtout quand ils le refusent à vrai dire. Sans eux, il n'est rien.

C'est pour ça que ça le tourmente bien plus qu'il n'aimerait de voir Caleb sujet à ce genre d'hésitations et de questionnements. "When was the last time you were truly happy?" demande brusquement Ephraim, se disant que si ils parviennent à mettre la main sur le dernier moment de contentement de Caleb, alors peut-être qu'ils pourront en imiter les circonstances aujourd'hui pour lui en donner l'accès de nouveau. "Caleb, I'm serious," ajoute-t-il en attrape sa tasse de thé, y faisant tourner sa cuillère pensivement. "When was it?" Ephraim ne ressent pas vraiment la peur, mais il sent tout de même une pointe d'appréhension monter dans sa poitrine en l'attente de la réponse de son frère - il a une petite idée de ce qu'il va lui dire, et ça ne lui plaît pas vraiment.

“Like what?” Ephraim lui demanda, l’air surpris. La réponse était évidente et pourtant si difficile à articuler. Tout et rien en même temps. Car si Caleb avait été plus égoïste qu’il ne l’était, toutes ces barrières n’en auraient jamais été. Il avait bien failli tout abandonner, il fut un temps, mais la réalité et avec elle la pression familiale, le savoir que lui et ses frères ne faisaient qu’un pour bien des gens et qu’il ne savait pas ce qui allait leur arriver, l’avait vite rattrapé. Tout aurait été plus simple s’il était seul, mais ça n’était pas le cas, ça ne l’avait jamais été. “Like you,” il finit par répondre. “I don’t want to be a burden or to- to cause trouble.” Même en oubliant ses réels désirs, ceux auxquels il n’aimait pas vraiment penser, changer de métier, faire autre chose, reprendre à zéro signifierait ne rien faire pendant un certain temps, et Caleb ne savait pas exister sans faire quelque chose, n’importe quoi. Tout valait mieux que de se retrouver à rien faire, avec pour seule compagnie ses pensées et tout ce qui venait avec, tous les scénarios abracadabrantesques dans lesquels il aurait fait d’autres choix, dans lesquels il aurait été quelqu’un d’autre.

“When was the last time you were truly happy?” La question d’Ephraim semblait sortir de nulle part, bien que pas vraiment. “What?” il répondit sous le coup de la surprise. “You don’t-” il commença avant que son frère ne reprenne la parole. “Caleb, I'm serious, when was it?” Il avait beau être sérieux, sa question était presque risible. Caleb ne savait pas à quoi Ephraim s’attendait, quelle réponse il souhaitait entendre. Ce n'était pas le problème, néanmoins, et Caleb dû se forcer à se le rappeler. Il n’était pas là pour dire à Ephraim ce qu’il voulait entendre, ça ne servirait à rien et ça ne serait pas ce qu’il voudrait entendre, de toute façon. “I- I don’t know,” il finit par lui répondre. “What kind of question is that, anyway?” il demanda, d’une voix plus agressive qu’il ne l’aurait souhaité. “I don’t know,” il répéta, ses mains tremblantes autour de sa tasse. “I don’t know, maybe never or- or maybe I should just take my life as it is,” il finit d’une voix quelque peu dépitée. Peut-être qu’il n’y aurait jamais de mieux, peut-être qu’il n’y en avait jamais eu. Les choses dans sa vie n’avaient jamais été réellement parfaites, mais c’était sans doute parce qu’il en attendait trop. Greedy. “I don’t know what to tell you. I don’t know how to answer that,” il ajouta, la sensation de devoir se justifier plus intense qu’elle ne l’avait jamais été. “I don’t think I can pretend to know what real happiness is like, you know. Do you?”

Ephraim s'attend à un mensonge, et est plaisamment surpris quand Caleb lui répond simplement avec ce qui ressemble à de la sincérité: “I- I don’t know.” La réponse reste, quelque part, plutôt décevante. Elle inscrit sur le front d'Ephraim un pli incompréhensif, alors qu'il fait la liste de ce qu'il pourrait lui répondre, faisant défiler les répliques potentielles dans son esprit comme le script d'un film. “What kind of question is that, anyway? - The kind of question that shows I care," répond Ephraim d'une voix posée face à l'agression non-dissimulée de son frère, pour le calmer. Il cherche encore quoi dire. De la surprise serait malvenue, de l'inquiétude ou de la compassion ne serait pas forcément bien reçues. Ephraim connait ses frères mieux que personne, mais il y a bien des situations où il aimerait avoir un manuel d'utilisation sous la main pour pouvoir s'y référer.

“I don’t know.” Ephraim regarde la tasse de Caleb, où la surface du thé est troublée par les vagues créées par ses mains l'entourant. “I don’t know, maybe never or- or maybe I should just take my life as it is. I don’t know what to tell you. I don’t know how to answer that. - There is no expectation to my question, Caleb. I was simply asking. - I don’t think I can pretend to know what real happiness is like, you know.” Les yeux d'Ephraim montent de la tasse au visage de Caleb. Un miroir parfait du sien - ou presque. Caleb est rasé de près, bien coiffé, son expression toujours figée dans quelque chose de tragique - et ses yeux... Un élan de colère s'empare d'Ephraim, qui le noie dans sa propre tasse. “Do you?” Il réfléchit à cette question pendant quelques instants. "I was happy when it was the six of us," dit-il d'un ton neutre au bout d'un moment, en se remémorant Felix. "I am happy now that it's the six of us again. But we have much left to do until everyone else is happy, too."

Ephraim repose sa tasse lentement. "I want to fix you." Les yeux d'Ephraim se plissent. Mauvaise réplique. "I want to help you," se reprend-t-il avec emphase. "Whatever it takes. But I think you should leave your job. We can afford it, and I wouldn't mind you assisting me in my research. Maybe I can introduce you to people. Maybe you might like them. Maybe you might find your calling. But it's not working for Benyamin that you'll fix any of that." Ephraim soupire. "He's next on my list."

"I was happy when it was the six of us. I am happy now that it's the six of us again. But we have much left to do until everyone else is happy, too." La réponse de son frère n’était pas vraiment étonnante. Cela aurait été mentir de dire qu’ils étaient tous plus heureux à présent, mais cela aurait été mensonge également de dire qu’il ne l’était pas. Les conséquences de leurs actions, de leur égoïsme d’une certaine manière, étaient bien présentes pour le leur rappeler. Il se garda une remarque sur leur unité, cependant, parce qu’il ne savait pas s’ils étaient réellement toujours six, mais il savait qu’il ne valait pas la peine de le mentionner.
“I want to fix you,” - “you want to fix me?” - “I want to help you.” Caleb ne put étouffer un rire presque incrédule. Là encore, les paroles d’Ephraim n’étaient pas réellement surprenantes, il avait toujours eu pour dessein ce genre de choses, réparer les pots cassés, faire en sorte que tout puisse devenir un projet, une mission. Fucking savior complex. Caleb ne pouvait s’empêcher d’être agacé par son attitude, cela dit. Il avait l’impression d’être un échec depuis bien des années, le seul, mis à part l’autre, à être né avec un défaut, celui qui n’avait jamais su trouver sa place, perdu au milieu de tous les autres. Il l’écouta à nouveau, ne put s’empêcher de sourire vaguement à la mention d’un appel lointain qu’il devait trouver. Ephraim avait raison, ça n’était pas à la banque que cela se passerait, il doutait que même Benyamin prenne son travail telle une mission presque divine. Mais Caleb avait l’impression d’avoir déjà trouvé cet appel, de l’avoir eu et de l’avoir laissé filé entre ses doigts. Parce qu’il avait eu peur, comme toujours, parce qu’il avait été lâche, comme souvent, parce qu’il ne savait pas faire la différence entre ce qui importait vraiment et la distraction apportée par quelqu’un qui lui avait enfin donné l’attention qu’il désirait tant.
“I am not one of your projects, none of us are really. We’re family,” il précisa d’entrée, parce que Ben était le prochain sur la liste, et qu’il se doutait bien que si Ephraim pouvait faire ce qu’il voulait, ils y passeraient tous. “You’re right, work is not … the best, and I should probably leave, I should probably have never gotten involved at all, if we’re being honest,” il ajouta avec un léger sourire. La banque n’avait été qu’une solution de facilité, de sécurité, de plus. “But I don’t think I’m meant for your world either, I don’t think I’m meant to be like any of you, and I think that is part of the problem.” Il avait passé des années et des années à se comparer à ses frères, à se haïr lorsqu’il ne faisait pas aussi bien qu’eux, à ne pas comprendre pourquoi rien de l’enflammer, pourquoi tout semblait toujours si insipide. “I think I need to find my own way, I just really don’t know where to start.”