Il y avait quelques cartes postales sur sa coiffeuse, comme seul témoin pour sa préparation, presque partie intégrante d’un rituel bien ordonné. Rosa avait posé un peu de rouge sur ses lèvres et elle cherchait désormais son carnet pour y noter son rendez-vous de la soirée. Ephraim, 21h. Parée de son sac, elle avait laissé le livre ouvert sur son lit parfaitement fait  (n’est pas virgo qui veut), l’humeur au beau fixe. Ses pas claquaient le long de la rue pavée jusqu’au bar dans lequel ils avaient rendez-vous. Cela faisait un moment qu’ils ne s’étaient pas vu, et au fond d’elle, elle redoutait un brin de le revoir. Probablement parce que la passion qu’ils avaient vécu était au-delà de ce qu’elle était capable de décrire. Pourtant, c’est elle qui avait amené leur relation au terme. Parce que comme souvent, Rosa sombrait dans l’obsessionnelle, mais il fallait reconnaître qu’elle avait trouvé son maître en la personne d’Ephraim. L’affection débordante qu’ils avaient l’un pour l’autre s’était transformée en une amitié tendre et qu’elle chérissait. L’équilibre était désormais plus simple entre eux, bien qu’elle faisait attention à ne pas dépasser les limites qu’elle s’était posées, parce qu’il était facile de déborder sur autre chose avec lui. Rosario n’était pas simple, elle avait tendance à tout brusquer, à tout renverser par une envie, une impulsion. Pourtant, quand elle s’était rendu compte qu’il séchait son travail pour s’adapter à son agenda, qu’il n’avait qu’un centre d’intérêt, elle, alors qu’il était si incroyable, elle sut qu’elle devait mettre fin à leur idylle, pour lui. Parce qu’il méritait mieux que de se fondre entièrement pour elle, en elle, alors qu’il était l’un des esprits les plus brillants qu’elle avait eu la chance de rencontrer. Ephraim avait changé tant de choses dans sa vision du monde, et il avait transformé sa façon d’imaginer sa relation avec les autres. Qu’il le veuille ou non, il l’avait marqué au fer rouge, et jamais elle ne pourrait l’oublier.

Sa silhouette était facile à retrouver, parce qu'elle le reconnaitrait entre mille, même si plusieurs doubles de lui existent. “Ooooh I’ve missed you!” Elle le serra dans ses bras et lui fit la bise, sans vraiment qu’il puisse le refuser. Rosario avait un problème à accepter l’espace vital des autres. Son visage avait vieilli de façon si légère qu’elle avait la sensation qu’ils ne s’étaient quittés que quelques semaines, et pas des années. Elle savait parfaitement que les marques du temps avaient pris place sur le sien, et ce malgré ses efforts. Le stress, l’angoisse de ses journées à double tranchant y était probablement pour quelque chose. “How are you? And what about your trip? Where were you the last time I’ve got a card? Hum… Mexico, no?” Elle s’arrêta un instant, replaçant une mèche volage de sa chevelure pour s’installer à la table où il était posé. L’ambiance tamisée ravissait Rosa, qui espérait que les passages de ses joues du rose au rouge seraient plus discrets. “I’m sorry if I didn’t answer every time. Life as been.. Kinda crazy around here.” Elle lui offrit un sourire gêné, et arrêta un serveur au passage pour commander un verre. “One Margarita please.” Elle lui laissa le temps de répondre, n’osant pas proposer ce qu’il avait l’habitude de boire avant son départ. Parce qu’il avait beau être resté le même à l’extérieur, quelque chose lui disait que nombre de choses s’étaient bousculé en lui.

“I’m really happy to see you tonight.” Dans la plus grande sincérité, elle plongea son regard dans le sien, décryptant ses iris pour tenter de réussir à lire en lui. Elle n’était pas toujours très douée pour cela, souvent plus orientée par ce qu’elle aimerait voir en l’autre que ce qu’il en était réellement. Elle avait hâte de découvrir ce qu’il avait fait pendant tout ce temps, les pays qu’il avait sillonné et les histoires qu’il avait vécu. Cela faisait bien trop longtemps qu’elle ne s’était pas octroyée du temps pour elle et découvrir d’autres horizons. Peut être aurait-elle dû quitter son rôle d’agent double pour répondre à ses aspirations profondes, finalement…

tw: depression mention, ableism

DECEMBER 2003. "You take care, Ariel, I'll be back by twelve." Ephraim a quitté la maison familiale sans un regard en arrière, mais avec un léger froncement de sourcils. L'idée de laisser Ariel seul - autant qu'on peut l'être lorsque l'on vit avec cinq frères - est légèrement embêtante et inquiétante, malgré les réassurances du concerné, de Caleb et de Django. Ariel s'est effondré il y a quelques mois, et Ephraim a décidé de passer quelques semaines ou mois au Royaume-Uni pour garder un oeil sur lui, s'assurer qu'il aille bien - et pour essayer de l'aider, aussi, évidemment. Il ne comprend pas vraiment ce qui ne va pas bien dans les chimies inégales du cerveau de son père, mais il finira bien par trouver. Et par le réparer.

Malgré son inquiétude pour Ariel, il n'a pas été capable de dire non à Rosario. Quand a-t-il seulement été capable de le faire? Quand a-t-il seulement voulu le faire? L'idée de la revoir le remplit d'une satisfaction sauvage et brûlante, et sécrète dans ses veines une adrénaline inédite et pas du tout familière ou habituelle pour lui. Cela fait longtemps qu'il ne l'a pas vue et, pour la première fois depuis quelques temps, Ephraim est impatient à l'idée de quelque chose. De la voir, de lui parler...

Ephraim transplane bientôt pour Londres, s'installe dans le bar à la table qu'il a réservé. Il n'est pas exactement nerveux, mais contemple l'idée de commander un verre en l'attendant et se perd légèrement dans ses pensées, brutalement ramené à la réalité par la voix de Rosario, une mélodie dans ses oreilles: “Ooooh I’ve missed you!” Il se lève et elle le prend dans ses bras. Ephraim ferme les yeux et inspire profondément, bercé par son odeur qui ramène à la surface des dizaines de souvenirs agréables et étrangement heureux. "Rosario," l'accueille-t-il simplement, avant de se détacher pour la regarder, amusé par la bise française qu'elle colle à sa joue. Elle a un peu changé, vieilli bien entendu, mais elle est toujours ravissante, comme il s'y attendait. "You look beautiful." Il ne peut pas s'en empêcher, la dardant de ses yeux clairs intenses et observateurs.

“How are you? And what about your trip? Where were you the last time I’ve got a card? Hum… Mexico, no?” Ils se rasseyent en même temps, l'un face à l'autre, les yeux d'Ephraim incapables de se détacher d'elle. "Peru," la corrige-t-il à voix basse. "It was very nice." Il ne s'épanche jamais sur ses voyages, ayant appris bien assez tôt qu'il avait tendance à ennuyer les gens. Et la dernière chose qu'il veut, c'est ennuyer Rosario. “I’m sorry if I didn’t answer every time. Life as been.. Kinda crazy around here.” Il secoue légèrement la tête. "It's alright. I write to you because I want to, and not always because I expect a reply." Même si il garde précieusement les lettres et cartes qu'elle a pu lui envoyer, dans une boîte dédiée à cet effet, qu'il ouvre parfois pour contempler et relire, à s'en abîmer les yeux, les mots qu'elle lui a adressé.

D'apès elle, ce n'est plus comme ça, entre eux, mais ça n'a jamais vraiment cessé de l'être pour lui. Elle arrête un serveur, qu'il remarque à peine. “One Margarita please. - Two," dit-il sans jeter un coup d'oeil au serveur, avant de brusquement tourner la tête vers lui. "Actually, get us a pitcher. We are celebrating after all." Il compose un sourire sur ses lèvres en se tournant de nouveau vers Rosario, la dévisageant impatiemment. “I’m really happy to see you tonight.” Ephraim sent sa gorge se serrer légèrement, et une émotion qu'il n'arrive pas à identifier se répandre dans sa poitrine - là, et puis elle disparaît, laissant derrière elle un calme fade et tiède habituel, comme la surface d'une eau paisible où les remous n'atteignent jamais la surface. "Me too. It has been a while, months, years now. You have changed and yet you remain the same." Impossible de dire si il pense que c'est une bonne chose ou pas, se contentant de l'observer avec le fantôme d'un sourire sur les lèvres avant de cligner des yeux et de se redresser. Leur commande arrive déjà - habituel, dans une échoppe sorcière - et Ephraim s'empresse de leur servir deux grands verres, lui donnant le sien et réprimant un frisson en sentant ses doigts effleurer les siens. "I want to know everything that you have been up to, spare no details." C'est lui qui a voyagé à travers le monde, et pourtant rine ne l'intéresse plus que la vie de Rosario, ce qu'elle a fait, connu, vécu, depuis la dernière fois qu'ils se sont vus. Ephraim lève son verre et, sans la quitter du regard, l'apporte à ses lèvres.