Il y a bien des endroits pour se faire un réseau. Bien des pièces et bien des lieux où se faire bien voir et impressionner de toutes les manières possibles et imaginables. Gloria, pour cela, a un plan. Un plan pas forcément bien ficelé, ou fermé, ou prudent, mais un plan quand même, avec beaucoup d’étapes et de tiroirs, de possibilités qui se croisent et de rajouts plus ou moins douteux qu’elle s’impose dans des journées qu’elle rallonge de plus en plus. Gloria est speakerine, elle est starlette, elle est commentatrice pour les matchs de quidditch, elle fait des interviews, elle participe à des émissions à la radio, elle traîne dans les soirées les plus huppées à laquelle elle peut avoir accès, on la voit à l’ASAP, on la voit aux associations les plus puritaines du gouvernement et soupire pour approuver toutes les annonces officielles. Ces alcooliques. Ces gens accrochés à la culture moldue. Ces effroyables délinquants qui ne font que jouer et se repaître dans le péché et la crasse au lieu de préserver leur magie pour un monde meilleur.
C’est assez drôle de penser à ça, dans la salle VIP du casino des Wang, un cigare moldu aux lèvres, un tiers de sa paye de la BCBC sur la table et l’autre qui patiente gentiment sur le côté alors que la jeune femme en face d’elle tire les cartes.
— Vraiment, quel honneur de jouer avec vous, Miss Wang, roucoule-t-elle alors même qu’on lui donne une tête. (Et de zéro points dans les dents.) Cela fait plusieurs minutes déjà qu’elles jouent et Gloria a déjà abordé la beauté de la salle, la grâce de Miss Wang qui tire les cartes, sa chambre d’avoir eu un 9, puis sa déception de ses 2 points, oh mais on va bien doubler la mise encore une fois Miss Wang, n’est-ce pas ?
Gloria n’est pas vraiment ici pour gagner de l’argent, bien sûr elle en prendrait bien en repartant mais ses dettes ne vont pas vraiment être épongées par une maigre réussite à un chemin de fer à cette heure de la soirée. Il n’est même pas minuit et Gloria a encore bien des tables à visiter avant d’avoir eu l’impression de s’être assez montrée. En attendant, elle fait quand même son petit spectacle : si la baguette est interdite à la table verte il n’en est rien des doigts et la sorcière en profite bien pour faire voler ses cartes de simples petites arabesques dans les airs. Elle n’a besoin ni de toucher les mises ni de tirer le jeu, et s’amuse bien entre deux bouffées de cigare à faire tinter ses bagues entre elles en attendant son tour.
— Je crois que la main va encore être pour moi, Miss Wang. Vraiment la chance est de mon côté ce soir. Peut-être voulez-vous vous arrêter ?
Et elle agite les doigts pour faire danser les jetons qu’il lui reste, de son côté de la table.

Gloria sent la sueur lourde, chaude, écœurante, glisser le long de son dos. Elle remercie sa robe de ne pas révéler à ceux dans son dos combien elle se liquéfie actuellement sur sa chaise. Un mal de crâne lui vrille la tête et lui donne envie de s’arracher les yeux. Elle garde ses doigts occupés pour ne pas les laisser trembler, continuellement contractés pour ne surtout pas se laisser aller.
Si Gloria a appris l’occlumancie, cela a surtout été pour protéger ses secrets, à l’époque son secret : sa transidentité. Avec le temps et les magouilles ces secrets se sont amplifiés. Jusqu’à ce qu’elle en arrive là, à abuser d’une formation bien trop courte pour la situation de repousser les attaques répétées et insistantes de Feng Wang en personne dans sa charmante petite tête. Ce n’est pas la soirée de Gloria, clairement pas sa soirée. Elle venait juste passer du bon temps, dépenser tout son argent, se faire des amis, qu’on ne l’oublie pas, et la voilà à devoir utiliser toute son énergie pour qu’on ne sache pas la fraude qu’elle est.
Et elle ne triche même pas ce soir.

Miss Feng Wang n’est pas de ces personnes qui semblent avoir grande importance dans la sphère politique. Politique au sens large, au sens public, au sens notoriété. Sa famille, certes, est incroyablement importante et Gloria fait bien attention à ne pas trop les vexer au cas-où ses dettes, encore raisonnables (car étalées sur de nombreux prêteurs), s’aggraveraient. Elle veut, aussi, garder sa place dans la salle VIP du Casino. Elle veut être tenue au courant des soirées. Les Wang sont importants. Feng ? Pas si sûr. Et Gloria l’a vue plusieurs fois, et lui a déjà plusieurs fois souri, mais c’est la première fois qu’elles jouent ensemble.
Et cette petite Wang qu’elle croyait anecdotique se révèle son plus terrible adversaire depuis longtemps. Que cherche-t-elle ? Que veut-elle ? Gloria ne sait pas si on l’accuse de triche, si on sait ce qu’elle trafique ou si, gratuitement, on a décidé ce soir de venir fouiller dans son cerveau. Et elle ne peut même pas se plaindre, s’offusquer, hurler au scandale. De un parce que cela briserait sa relation privilégiée avec les Wang si elle envoyait une des héritières en prison. De deux c’est difficile de hurler à l’illégalité quand on est soit même dans une situation très éloignée du bon suivi de la loi. De trois elles vivent dans un gouvernement qui, si on leur dit qu’on voulait fouiner la tête de Gloria Fairchild, pourrait avoir brusquement l’envie d’aller vérifier eux-mêmes ce qui s’y trame. Et ça, ce n’est pas une option.
Heureusement pour Gloria, Feng n’est pas non plus dans une position de pouvoir hurler au scandale parce qu’une cliente de son casino se retrouve à ne pas vouloir ouvrir tout grand les portes de son esprit pour ses yeux inquisiteurs.
Il n’empêche qu’elle est carrément dans la merde.
Surtout quand Feng ne décroche pas.
Ni la partie, ni l’attaque psychique.
N’a-t-elle donc aucune limite d’énergie ?
— Personne en particulier, j’ai beaucoup regardé puis un jour je me suis assise à la table avec mon propre argent, répond-elle honnêtement même si le sourire est faux. Elle n’a pas l’énergie ou la place mentale pour mentir. Surtout pour une question de ce genre. Elle n’ira pas dire que ses premières parties ont eu lieu dans les centres LGBT sorciers de New York, mais on ne lui a pas posé la question.
C’est d’ailleurs à cet endroit qu’elle a appris l’occlumancie, c’est avec eux, au final, qu’elle a véritablement appris à s’armer contre le monde qui lui en voulait pour tant de choses.
Et c’est à cet endroit qu’elle pense, à ces gens, à cette ambiance de couleurs et de soutien, un des rares endroits où elle s’est jamais sentie chez elle quand Feng accentue son attaque et que le début du mur se brise.
Juste un crac, une fissure, dans laquelle la joueuse s’infiltre aussitôt.

La suite va vite, très vite, poussée par l’instinct alors que Gloria craint plus que tout que, depuis quelques affiches colorées Feng remonte à la nature du lieu, puis à la nature même de son adversaire.
Sa magie, déjà de sortie avec toutes ses acrobaties digitales, n’est qu’à un effort mental de ressurgir. Elle pourrait faire bien des choses à Feng, ou à la table. Un éclair de magie, le temps de déconcentrer tout le monde, et elle serait déjà partie. Elle n’a pas le luxe de donner le doute, de donner une raison qu’on la poursuive. Elle ne peut pas se permettre de faire du mal à Feng Wang.
C’est sur Gloria que la serveuse qui a l’impression qu’on lui a fait un croche-pied renverse le plateau qu’elle tenait dans ses mains. Ça fait un grand bruit, la serveuse crie, Gloria oublie de le faire. N’empêche pas les boissons alcoolisées de s’écraser sur elle, malgré toutes les possibilités qu’elle a avec sa magie de le faire.
Cela lui donne toutes les raisons du monde de détourner le regard, briser le contact magique avec Feng, la sortir de force de son cerveau, retrouver un minimum de contrôle de son corps pour s’exclamer dans l’horreur sainte la mieux simulée :
— Oh non ma robe !
Et la voilà debout à écarter les bras devant le désastre.
— Mais tu peux pas regarder où tu marches ? Oh lalala… Ah non n’approche pas ta baguette tu vas tout… C’est du Pacault ! Excusez-moi, vraiment, je reviens au plus vite…
Elle peste, s’indigne, simule sans mal la colère et l’émotion, comme si derrière sa colère se cachait des larmes d’avoir ruiné un cadeau. Qui n’en est pas un. Qui est un prêt. Une location dirons-nous. Qu’elle payera cher, vraiment cher si elle n’arrive vraiment pas à chasser toute trace de l’alcool magique qui traverse le tissu. Et ne parlons pas de l’argent qu’elle laisse sur la table et qu’elle ne sait pas si elle va le récupérer alors qu’elle se précipite vers les toilettes, en sueur.
La pièce est vide, heureusement pour elle. D’un geste de la main elle verrouille sommairement la porte et fébrile, effrayée par autre chose que la catastrophe qu’elle a elle-même provoquée, cherche une fenêtre par laquelle elle pourrait s’enfuir avant que Feng ne la rattrape.