Ce sont les premières lueurs du jour qui réveillent Elisabeth.

Elle se réveille avec l'impression de ne pas avoir dormi du tout. En fait, elle ne se souvient pas du tout de s'être endormie. Ce dont elle se souvient, cependant, c'est d'un drôle de rêve qu'elle a fait. Elle sourit. N'importe quoi.

Elle roule sur le dos et s'étire, mais son poing cogne dans quelque chose qui ne devrait pas être là, juste à côté de son lit. Son cœur a un raté.

Ce n'était pas un rêve.

Les souvenirs, les sentiments et l'adrénaline la réveillent définitivement. Elle se redresse, paniquée, sur son lit, sur lequel elle est allongée complètement habillée, sans avoir même déplié les draps. Ses yeux retombent sur le berceau de fortune, qu'elle a construit à partir d'une vieille chaise qui traînait dans sa chambre et de ses jolies capacités en métamorphose. Ce n'est pas parfait, mais ça a fait l'affaire, pour la nuit. Lizzie s'assoit au bord de son lit, et se penche au-dessus du berceau.

Des larmes lui montent aux coins des yeux.

Alors c'est réel. C'est aussi réel qu'elle est vivante. La petite dort à poings fermés, sa petite poitrine s'élevant, puis s'abaissant au rythme de sa respiration. Elle est si petite qu'Elisabeth a l'impression qu'elle va la briser si elle ose seulement la toucher.

Son père lui a mis la gamine entre les bras, et maintenant, elle est là. Elle est là, Lizzie l'a veillée toute la nuit, elle l'a regardée dormir, serrer les doigts, éternuer. Elle pleurait, quand ils étaient chez Ford. Elle pleurait beaucoup, et puis elle a fini par se calmer. Lizzie l'a serrée contre elle, sa petite tête dans sa main pour s'assurer qu'elle était bien maintenue... Elle sait que ce n'est pas très sain, toute cette histoire. Ce bébé n'est pas le sien, elle ne devrait pas s'y attacher aussi rapidement.

Mais c'est trop tard. C'était trop tard au moment où son père la lui a mise entre les bras la veille en lui disant qu'elle pouvait s'en occuper, elle. Qu'il n'était pas intéressé, lui. Elisabeth a su à ce moment là ce qui allait advenir de la situation. Elle a su.

La médicomage observe la petite fille, encore quelques minutes. Elle ignore la soif qui lui donne mal à la tête et le fait qu'elle n'a pas vraiment mangé depuis plus de vingt-quatre heures. Elle l'observe, et elle commence à réfléchir à tous les problèmes qui viennent de lui tomber dessus.

Un problème à la fois. se dit-elle.

Une bonne heure a passé quand Elisabeth se décide finalement à se lever, après avoir agité un sonorus pour s'assurer qu'elle n'allait pas faire un bruit qui pourrait réveiller l'enfant. La fatigue rend tous ses gestes très lents, quand elle se débarrasse de ses vêtements pour se glisser dans des vêtements plus confortables et l'un de ses habituels peignoirs de soie.

Boire. Manger un peu. Il faut qu'elle prenne du fuel pour réfléchir. Elle se rapproche de la petite peinture qui représente sa mère, accrochée juste au-dessus de sa table de nuit. Don't keep her out of your sight, ok? Tell me if there's anything. demande-t-elle à la représentation qui acquiesce et commence à regarder en direction du berceau avec une intensité presque exagérée.

Lizzie ferme la porte derrière elle — elle pourra toujours accourir si sa mère s'invite dans les visuels du reste de la maison parce que la petite s'est réveillée. Elle descend les escaliers et se dirige vers la cuisine, pieds nus et son peignoir virevoltant autour de ses chevilles. Elle a presque un sursaut quand elle remarque qu'elle n'est pas la seule silhouette errante dans la cuisine. Oh. Shit, you scared me. dit-elle en posant une main sur sa poitrine. Abbas vit dans cette maison, elle ne devrait pas être surprise. Mais ils étaient devenus maîtres en l'art de ne plus se croiser, alors c'est étrange tout de même. La soirée de la veille c'est un peu terminée en queue de poisson. À vrai dire, elle était tant focalisée sur le bébé qu'elle ne se souvient plus très bien de ce qu'a fait ou dit Abbas la veille. Elisabeth va se servir un verre d'eau. Did you... sleep well? demande-t-elle d'une drôle de voix. Ce n'est plus trop le genre de questions qu'elle lui pose, mais aujourd'hui, aujourd'hui c'est différent. Après tout, elle a ramené un bébé à la maison, hier.

Abbas est assis dans la cuisine et il réfléchit, étudiant d'un regard sombre la légèrement fumée qui s'échappe en ondulant de sa tasse de thé brûlante. Convoquant le très peu de magie sans baguette qu'il connait, il joue avec la fumée du bout du doigt, la faisant s'enrouler et prendre des formes abstraites. Il se souvient de quelque chose qu'il a lu à propos de psychomagie, de formes prenant sens dans l'esprit des patients, révélant leurs peurs et psychoses les plus profondes. Il se demande si ça veut dire quoique ce soit à propos de lui qu'il voit, dans cette fumée de thé, la forme hypnotique d'un nourrisson.

Il finit par s'arracher à cette vision en fermant les yeux, ramenant une main contre son visage pour se pincer l'arête du nez en fronçant les sourcils. Abbas a bonne mémoire, et il aimerait bien oublier le regard éberlué de Langford et ses explications vaseuses, tout comme il aimerait oublier l'air ravi d'Elisabeth et les larmes qu'il a vu briller dans ses yeux quand son père lui a mis un gamin dans les bras comme si de rien n'était. Non pas un gamin, son gamin, déposé par sa mère en désespoir de cause parce qu'elle ne voulait pas s'en occuper. Et comme lui non plus...

Abbas serre les dents et relâche la tension qui s'est instillée dans son dos, avant de brutalement se redresser et de se lever de la chaise où il est assis pour faire quelques pas, se passant une main nerveuse dans les cheveux comme à son habitude. Il aurait aimé passer la soirée avec Penelope, lui parler de cet étrange déroulé d'évènements, mais il lui a envoyé un hibou pour la prévenir qu'il ne rentrerait pas chez elle ce soir; elle n'a pas répondu. C'est surtout ça, qui le dérange. Lui et Lizzie veulent un enfant depuis des années. Et pile au moment où il est heureux, où il parvient enfin à se construire un semblant de vie avec quelqu'un d'autre...

Il retourne s'asseoir face à sa tasse de thé, qu'il n'a toujours pas touché, et attrape sa baguette pour faire venir à lui parchemin, plume et encre. Même si elle ne lui a pas répondu, il va envoyer une autre missive à Penelope, lui demander si ils peuvent manger ensemble même si on est dimanche: il a besoin de la voir, de lui parler, qu'elle calme aussi cette tempête nerveuse qui s'est glissée dans sa poitrine depuis que lui et Lizzie sont rentrés de leur visite chez Langford. Abbas entend les pas de sa femme à l'étage, qui descendent les escaliers, et tourne la tête vers la porte pour l'accueillir d'un regard, arquant un sourcil quand elle sursaute. "Oh. Shit, you scared me." Il pince des lèvres, en se faisant la réflexion désagréable qu'elle le traite comme un intrus dans sa propre maison... Peu importe, il en a l'habitude. "Good morning," lui dit-il simplement, baissant de nouveau la tête sur sa lettre. Dear Penelope... "Did you... sleep well?" Abbas relève les yeux vers elle, confus. Ils ne font que se croiser en coups de vent, dans cette grande et étroite maison de Manchester où ils vivent ensemble depuis des années, et pourtant ils ont perdu toute trace de cette complicité d'antan, ces questions intéressées et amicales qu'ils s'adressaient quand ils s'aimaient encore - même si ce n'était jamais de la manière qu'on attendait d'eux et d'un couple marié.

"Yes, I have." Il ne lui retourne pas la question, préférant se redresser en reposant sa plume pleine d'encre sur la table. Il l'observe de ses yeux noirs, la suit du regard à travers la cuisine. "Elisabeth, we need to talk." Il utilise rarement son prénom en entier, et certainement pas sur son ton conciliant prêt à négocier et à lui faire comprendre le bien-fondé de sa pensée. Il lui parle comme à un employé récalcitrant et sous-performant. "We can't keep this baby, this is madness. We need to talk about our optons and most of all, we need to talk about your father." Si en plus de se désartibuler, il est bien décidé à mettre des bâtons dans les roues de leur vie bien tracée et rangée, il risque de devenir un problème pour leurs vies et carrières respectives.