La dernière fois qu’elle a outrepassé le couvre-feu, la soirée s’est mal finie pour Noûr, aussi surveille-t-elle le déplacement des aiguilles de l’horloge avec zèle depuis vingt-heures, virevolte aussi vite que possible avec son balais, plie le linge de maison, récupère les poubelles aussi vite que possible. Toutes ces fois où elle traînait parce que même si le boulot est loin d’être le plus stimulant, il a au moins le mérite de l’occuper un peu sont reléguées au rang de souvenir : si elle veut sortir d’ici et avoir le temps de rentrer chez elle avant vingt-et-une heures trente, tout doit être rangé en un temps record.

Le dernier miroir ne comporte plus aucune trace de doigts, Noûr vérifie la salle de bain d’un regard circulaire, puis son reflet. Elle essuie la sueur de ses tempes d’un geste vif, se presse pour remettre son matériel dans le local des employés de ménage et passe se laver mains et visage une dernière fois. Vingt-et-une heures, elle entend presque le tic-tac de l’horloge résonner dans son crâne et le moment fatidique où l’aiguille atteindra la moitié du cadran bourdonne comme une menace tacite. Si cela arrive il lui semble que Dante pourrait se matérialiser à côté d’elle pour lui tordre le cou, expliquant de son air dément qu’elle ne devrait plus être dehors maintenant, et la blonde est prise d’une sueur froide.

Veste enfilée, elle adresse un sourire à son collègue dont la joue vierge de tout tatouage l’exempte de quitter les lieux aussi vite que Cendrillon passé minuit, et la blonde quitte l’hôtel. Il fait nuit, elle ressert les pans de sa veste autour de sa poitrine, marque une pause sur le perron pour sortir une cigarette de son paquet et une briquet. D’un geste vif, elle allume le tout, le cale entre ses lèvres, remarquant en même temps du coin de l’œil une ombre se détacher de l’obscurité. Un raclement de gorge, Noûr se tend, son cœur s’emballe, elle tourne des pupilles affolées vers l’intrus. Dante ? Anthea ? Un agent de la VB ? Elle ne le reconnait pas, ce n’en est pas moins inquiétant, aussi esquisse-t-elle un mouvement de recul plus par réflexe que réelle volonté. « Hé. Tu crois que je peux t’en prendre une? » Une quoi ? Le question lui semble tellement inappropriée au moment où elle se retrouve à paniquer dans sa crainte de dépasser le couvre-feu et en subir les conséquences qu’il lui faut quelques secondes pour saisir de quoi il parle. Cigarette, évidemment, quoi d’autre. « Oui, attendez, » répond-t-elle, maîtrisant sa voix juste à temps pour ne pas avoir l’air d’une gamine effarouchée. Elle récupère son paquet de cigarettes, le tend ouvert à l’inconnu, les doigts de son autre main toujours enfoncés dans sa poche, jouant nerveusement avec le briquet. « Tenez. » Sortir un objet moldu devant un sorcier, mauvaise idée se dit-elle, de toute façon lui doit avoir une baguette bien plus fonctionnelle que la sienne qu’on a sabotée, alors un simple sort de feu doit être ridiculement basique à ses yeux, alors elle garde le briquet où il est, se demandant si elle peut partir ou si ce serait trop impoli aux yeux du sorcier.

Noûr n’était jamais sereine, son état d’agitation permanent n’en était que plus invivable qu’il la poursuivait jusqu’à ses rêves, la faisant se réveiller en sursaut au moindre bruit assez fort pour la trouver jusque dans les méandres de son sommeil. Elle avait toujours peur, surveillait toujours ses arrières, guettait les monstres de ses cauchemars, ceux qui avaient même réussi à la trouver dans le monde réel avec une attention de tous les instants. C’était épuisant, cette tension constante, mais elle s’y était faite, c’était sa vie depuis longtemps désormais et parfois il lui semblait presque ne plus la ressentir ; elle était pourtant toujours présente, visible dans les mouvements erratiques de ses pupilles et la raideur de ses muscles, son zèle à surveiller l’heure et sa propension à rester tapis dans l’ombre pour ne pas être aperçue.

Évidemment, cet homme qui sortait de l’obscurité au moment où Noûr se pressait hors de l’hôtel si près de l’heure fatidique du couvre-feu lui semblait tout à fait menaçant, or aussi fière et bravache soit-elle, elle avait peur qu’il ne soit qu’un suppôt de la VB, voire un envoyé de Dante, voire (de manière plus irrationnelle) Dante lui-même. « Désolé. Je ne voulais pas te faire peur. » Un pâle sourire inquiet fit son apparition, restant limité au bas de son visage, ses yeux refusant de contribuer à sa fausse assurance. « Ce n’est rien, » assura-t-elle. Aussi ne voulait-elle pas contrarier l’inconnu, lui tendit machinalement son paquet. Rien que pour cette cigarette entre ses lèvres, elle risquerait gros, alors peut-être que s’il ne l’avait pas encore arrêtée, c’est qu’il n’était pas si menaçant que ça. Une part d’elle-même ne pouvait s’empêcher d’imaginer une ruse mesquine. « Merci, tu me sauves presque la vie. » Elle sourit à nouveau, plus sincèrement, presque amusée de se retrouver dans le besoin urgent de l’homme d’inspirer la fumée à grandes goulées. Noûr cracha d’ailleurs la sienne comme par mimétisme, ses yeux clairs observant discrètement le grand brun alors qu’elle se demandait si elle pouvait partir sans le fâcher. « Bon aller, j’te laisse. J’imagine que tu as du boul… » Comme si elle n’attendait que ces mots, le poids sur sa poitrine se relâcha en une expiration silencieusement, elle hocha la tête, prête à poliment se mettre en route quand des pas accompagnés de voix réveillèrent l’angoisse viscérale à l’idée que quelqu’un de bien moins aimable que le fumeur ne fasse son apparition.

Lorsqu’il lui saisit la main, un cri étranglé resta bloqué dans sa gorge, le transplanage la prit par surprise, la laissant pantelante, le cœur au bord des lèvres une fois de nouveau sur la terre ferme. Le regard inquiet d’une biche traquée, elle fouilla les environs pour tenter de deviner où ils étaient – les docs, de toute évidence – avant d’en revenir au brun. What the fuck ? voulait-elle s'écrier, ne supportant plus depuis longtemps le contact de mains étrangères sur sa peau ni tout ce qui pouvait lui être imposé. Mais elle resta muette, le feu de la révolte restant contrôlé dans son foyer. « Désolé. J’ai…je ne voulais pas qu’ils te voient et qu’ils puissent t’appréhender. » Elle en aurait presque perdu son anglais, son regard vira suspicieux et d’un pas en arrière elle réinstaura une distance tout à fait convenable entre l’homme et elle. « Qui êtes-vous ? » Elle ne croyait pas (plus) aux héros, ceux-là étaient restés au fond de la mer avec tous ses rêves lorsqu’elle avait été emmenée au Royaume-Uni. A la place, un monde où tout n’était fait que par intérêt voire même par simple malveillance. What do you want ? voulait-elle demander comme si une part d’elle ne luttait pas pour lui faire accepter qu’il avait pu agir par pure gentillesse. Elle avait rencontré des personnes gentilles, elle avait rencontré Hannah Abbott à St-Mungo’s, alors pourquoi pas lui ? « Merci, finit-elle par lâcher, vraiment, » ajouta-t-elle, esquissant un sourire quelque peu forcé mais bien sincère. Elle préférait sans doute se retrouver sur les quais avec un inconnu qu'entre les mains de la VB, ainsi on pouvait considérer qu'il lui avait bien épargné un sort qu'elle voulait à tout prix éviter.

Noûr n’était pas le genre à se fier aux gens. Elle voyait le mal partout et pouvait ainsi de prémunir contre toute surprise ou déception, et elle ne faisait don de sa confiance qu’une fois parfaitement certaine qu’on ne déguisait pas ses intentions en face. Il fallait bien ça dans son monde où le tatouage sur sa joue ne faisait tenir sa vie qu’à un fil et que l’étau du gouvernement se resserrait chaque jour un peu plus alors que les nouvelles réglementations pleuvaient.  

Noûr avait beau mépriser le régime et sa police tout comme elle exécrait les sorciers qui restaient silencieux face à l’injustice, elle faisait pourtant profil bas et se gardait bien d’outrepasser les lois. Elle se sentait constamment en danger et à juste titre, elle semblait être un aimant à sang-purs dangereux et étrangement obnubilés par elle (elle n’était pourtant pas de celleux qu’on appelait vélane des eaux) tout comme n’importe quel citoyen pouvait décider de lui nuire et obtiendrait gain de cause sur elle qui était considérée comme sorcière de seconde zone.

Naturellement, ce sorcier qui déboulait à la sortie de son travail et était littéralement gentil avec elle, sans même un regard dédaigneux ou un ton impérieux éveillait ses soupçons. Personne n’était gentil, les gens étaient seulement intéressés. Noûr n’était qu’intéressée, par sa survie avant tout et par la persévérance du confort rudimentaire dont elle bénéficiait tant qu’elle n’était pas dans le viseur de personnes plus puissantes qu’elle.

L’inconnu la toucha, Noûr avait une sainte horreur des contacts surprises depuis son voyage jusqu’à l’Atlantide, elle se sentait aussi prise au piège, entraînée dieu savait où cet homme voulait l'emmener. Si elle avait entendu les sons peu rassurants annonçant l’approche d’individus si près du fatidique couvre-feu, l’heure était aux regards suspicieux destinés à déterminer si elle avait affaire à un dangereux kidnapper, un flic en civil ou … ou rien, sa vision n’était pas binaire, elle ne regardait que le côté sombre du tableau.

Elle se résolut à le remercier pourtant, parce qu’il n’avait pas esquissé de geste menaçant depuis qu’ils avaient atterri au milieu des docks et qu’il ne semblait pas parti pour l’embarquer pour non respect des horaires réservés aux hybrides. Ça n’en restait pas moins inquiétant, s’il ne faisait rien de tout ça, alors quel était son but ? La sauver ? Pour quoi faire ? Il ne la connaissait même.

- Pas de quoi.

Noûr l’observait de ses yeux clairs, elle nota que lui-même ne semblait pas vraiment savoir quoi faire maintenant qu’ils étaient là. Elle fronça légèrement les sourcils, réinstaurant une distance de sécurité entre l’homme et elle alors que ses iris partaient discrètement en quête du chemin le plus court pour fuir loin de lui. Juste au cas où.

- Désolé si ça été soudain, mais j’ai pensé qu’il fallait s’éloigner de là.

La sorcière esquissa un sourire pincé, replongeant son regard dans celui de l’inconnu.

- C’est … inquiétant, étrange, surprenant ? Gentil.

Et maintenant ? Elle rentrait chez elle en faisant le plus large détour possible pour ne pas recroiser la potentielle patrouille de la VB ? Elle en avait pour un moment, mais une fois hors de Londres, ses chances d’être rappelée à l’ordre pour ses errances nocturnes étaient moindres. Encore fallait-il quitter les rues étouffantes de la ville pour atteindre sa banlieue plus tranquille.

- Je ne sais pas si ça serait prudent de retourner chez toi, mais…

Noûr croisa les bras sur sa poitrine, incapable de calmer les pulsations pressées de son cœur qui envoyait le sang battre bruyamment à ses tempes. Elle dirigea brièvement son regard vers l’endroit en direction duquel l’homme regardait, n’y vit rien de plus que des bâtiments comme il y en avait tout autour d’eux. Maintenant elle psychotait et lui trouvait un comportement étrange et fébrile. Elle voulait partir.

- Non mais ça ira, j’habite pas très loin de toute façon, lança-t-elle avant qu’il n’ait pu reprendre la parole, appuyant le propos d’un vague geste de la main.

Elle n’avait de toute façon besoin de personne, la survie était un jeu en solo, et surtout, on ne pouvait compter sur les sorciers non mixed quand on était comme elle. Ceux-là se retournaient toujours contre les mixies, dès qu’ils n’étaient plus à leur avantage, ils oubliaient leurs grands principes égalitaires et écrasaient les autres. Définitivement, Noûr ne voulait pas savoir ce qu’il y avait après le mais.

- Je travaille pour l’ordre du phénix dans les labos. Tu seras en sécurité là, au moins pour la nuit.

La révélation la laissa coite, pour un peu ses lèvres seraient restées entrouvertes face à l’aveu si sincère. Trop sincère soufflait la voix qui analysait tout dans sa tête. Mais Dennis travaillait pour l’ordre et Dennis était quelqu’un de bien, il parlait de ces gens comme de sa famille et peut-être que si Noûr ne faisait nullement confiance à cet homme, elle pouvait faire confiance au jugement de son ami.

Elle était restée silencieuse, ses yeux rivés à l’inconnu alors que son cerveau turbinait à toute allure. Croire ou ne pas croire ? Ne pas croire bien sûr, l’ordre avait de beaux slogans mais pas de résultats. Et l’homme dut prendre son mutisme pour de l’hésitation, mais au fond, la décision était prise : jamais au grand jamais elle ne plaçait sa vie entre les mains de quelqu’un.

- Il n’y a personne la nuit.

- Personne personne ? répéta-t-elle prise d’un brutal état d’âme.

Le doute était l’ennemi, elle devait rester fidèle à ses convictions où elle se perdrait. Mais si elle prenait le chemin de chez elle et croisait la patrouille quand son salut se serait trouvé si près, dans une baraque de la résistance ? Noûr porta un doigt à sa bouche pour en grignoter nerveusement l’ongle. Elle ne savait pas, elle aurait aimé être certaine de la bonne marche à suivre.

- Enfin, c’est comme tu veux. Peut-être que tu as un autre endroit où aller.

Noûr glissa un œil autour d’elle.

- Je … Non, enfin, j’habite en dehors de Londres.

Pourquoi est-ce qu’elle lui racontait sa vie ? La sorcière se fustigea mentalement – la prochaine fois elle lui donnait son adresse complète et le nom de ses parents, histoire d’achever de prendre des risques.

- Je ne voulais vraiment pas de mettre dans cette position.

Noûr le dévisagea encore, son regard tentant de percer les mystères de l’âme du sorcier. Il n’avait vraiment pas l’air malintentionné. Pire, il avait l’air complètement sincère. Parfois la blonde regrettait de ne pas avoir le flair de ses colocataires lupins.

- Je peux te demander un service alors ?

On ne gagnait rien à être trop gentil, Noûr l’avait bien vite compris en arrivant en Angleterre où elle avait décidé qu’elle ne le serait plus pour ne pas que l’on en abuse. Si les autres voulaient continuer cependant, elle ne voyait rien à y redire, ce qu’elle savait en revanche était qu’elle pouvait parfois se faciliter la vie grâce à autrui et dans ce cas, elle ne s’en priverait pas. L'homme avait de toute façon l'air bien déterminé à aider, elle ne ferait que lui en laisser l'opportunité...

- Puisque tu sais transplaner, ça t’embêterait de me rapprocher de chez moi ? demanda-t-elle tout innocemment.

Elle n’était toujours pas décidée à lui donner d’adresse, mais une localisation vague ferait l’affaire, le tout étant de quitter le cœur de Londres alors que les aiguilles de sa montre avaient définitivement dépassé la deadline.

Noûr ne faisait pas confiance aux gens, à chaque fois qu’elle s’y était risquée, cela s’était mal fini et elle avait vite appris que pour survivre au contact des anglais, il ne fallait qu’elle ne compte que sur elle-même. La technique n’avait pas été des plus efficaces jusqu’à maintenant, les embûches s’étaient succédées et Noûr n’avait plus besoin de confirmation que les britanniques étaient les personnes les plus nocives que l’on pouvait rencontrer.

Cet homme là en revanche, il avait dit être avec la résistance. Jusqu’à maintenant, Noûr n’avait jamais rencontré ces gens excepté Dennis qui était définitivement une des personnes les plus gentilles qu’elle avait croisées. Et s’ils étaient tous comme lui ? Ça voudrait dire que Noûr n’avait rien à craindre de cet individu et que peut-être, si par le plus grand des hasards la bonté existait encore chez certains, il voulait vraiment aider.

Il semblait vraiment vouloir bien faire, Noûr était un peu perplexe et cherchait toujours une raison pour laquelle il pourrait vouloir une chose pareille (les gens n’étaient jamais désintéressés, pas vrai ?) mais elle n’en voyait aucune pour le moment. Peut-être qu’il viendrait réclamer quelque chose après, c’était même probablement ce qu’il allait faire, comme tout le monde, mais dans un moment de faiblesse, Noûr décida de chasser ses doutes constants et d’accepter que peut-être, cet homme était une bonne personne. Ça lui couterait sans doute la vie ou pire, la demi-selkie avait appris cela ces dernières années. Au moins aurait-elle eu la confirmation ultime que toute sa défiance était justifiée.

- Oui bien sûr. Dis-moi où tu veux et je t’y emmène.

Elle lui donna l’adresse d’un bâtiment vaguement connu de la petite ville de banlieue qu’elle habitait, refusant dans un dernier effort de précaution de lui donner sa localisation précise. Elle avait des gens à protéger elle aussi, les autorités savaient déjà où ses colocataires et elle vivaient, elle refusait qu’une personne de plus vienne à le savoir.

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Noûr était prête à fuir malgré la brève sensation de nausée qui suivit le transplanage, elle était toujours prête à toute éventualité et cette fois ne faisait pas exception – son chauffeur du jour n’avait cependant toujours pas l’air menaçant, il n’affichait d’ailleurs pas la moindre trace de petitesse qui aurait pu corroborer les doutes de Noûr à son sujet.

- Et ben... Merci du coup, dit-elle après s’être écartée de lui. Pour tout.

Il l’avait après tout ôtée du passage à l’approche de la VB puis l’avait aidée à quitter Londres sans avoir à craindre le couvre-feu déjà dépassé. Peut-être qu’il était véritablement animé par de bonnes intentions.

- Bonne chance avec ton labo, ajouta-t-elle avec un sourire.

Elle fit quelques pas en marche arrière et finit par se retourner pour s’éloigner, quasiment certaine qu’elle n’avait rien à craindre de lui, quel que soit son nom. Elle y réfléchit sur le trajet jusqu’à chez elle : il y avait longtemps qu’elle n’avait plus cru en l’existence de personnes gentilles, maintenant elle reconsidérait les choses.

fin.