tw: crude language

En tirant la couverture sur son épaule, Carrie se rend compte qu'elle n'a jamais dormi seule, pas réellement en tous cas. Quand ils étaient petits, elle et Jin se pressaient l'un contre l'autre sur la couchette partagée dans le sous-sol des Rats, bien décidés à ne pas se faire attaquer pendant la nuit; et après, dans la maison des good children, ils dormaient tous dans la même pièce, se réveillaient en même temps, groggy, tous les matins. Encore après, aux Tuskers, quand elle ne travaillait pas la nuit, Carrie se glissait dans la chambre de Nina et dans ses bras pour discuter pendant des heures, lire des livres, refaire le monde. Et enfin, depuis des années maintenant, elle vit avec Jin - et même si l'époque où ils dormaient dos à dos, dans le même lit, est révolue, il lui arrivait encore d'aller dans sa chambre, de le réveiller en parlant, puis de se glisser dans les draps à côté de lui pour finir une nuit mouvementée de cauchemars. Quand ce n'était pas le cas, au moins, elle savait qu'il était là, à portée de voix. Les rares fois où elle découchait, il y avait toujours une amante au coin du lit, ou au moins son odeur.
Mais là, sur le canapé du bureau qu'elle partage avec Kamala au Dancing Phoenix, il n'y a personne.

Elle n'a nulle part autre où aller, pas après avoir claqué à grands fracas la porte de l'appartement qu'elle partage avec Jin. Elle ne peut pas aller dans un hôtel, vu qu'elle est sensée éviter les lieux publics comme la peste, pour ne pas se faire surprendre par un membre de la VB. Elle ne peut pas aller chez Stan, parce qu'elle ne lui a pas parlé depuis des semaines, et qu'il est hors de question qu'elle se confronte à sa colère et à lui - et à la gifle qu'elle lui a asséné cruellement plus tôt dans la soirée. Elle ne peut pas aller chez quiconque d'autre, parce qu'elle ne fait confiance à personne, parce qu'elle n'aime personne, parce qu'elle n'a personne - à part Zanjin, à qui elle ne veut même pas penser en cet instant précis, qu'elle déteste, qu'elle hait, qu'elle préférerait voir mort.

I’m in control, you’re just falling apart.

Fils de pute.

Pour la quinzième fois en une minute, Carrie se retourne sur elle-même, maudissant Kamala et ses choix douteux de meuble - ce canapé, en plus d'être hideux, est incroyablement inconfortable et pas assez matelassé pour les besoins d'une âme en peine qui veut juste dormir. Son crâne est en ébullition, et Carrie sait parfaitement ce qui pourrait soulager la spirale infernale dans laquelle sont enfermées ses pensées; mais elle l'a dit à Jin: I know what I'm doing, elle gère, elle contrôle, elle n'a pas besoin d'opium, elle en a simplement envie.
Ce serait si simple, de se lever, d'aller chercher la pipe, d'y réduire en poudre de l'opium et de l'allumer. Puis de l'apporter à ses lèvres et de...

Carrie s'immobilise quand le verrou de la porte du bureau s'enclenche. Il est encore tôt, et il lui a fallu ruser pour éviter quelques employés du Phoenix coincés au rez-de-chaussée, en train de s’occuper des quelques clients dispersés aux tables du cabaret. Elle jette un regard par-dessus son épaule, et se détend à peine en reconnaissant la silhouette de Kamala. Même si leurs regards se croisent, Carrie se détourne tout aussi vite pour faire mine de dormir, peu désireuse d’engager la moindre conversation avec la Wolf - ça ne finit jamais bien, entre elles, et s’exposer de nouveau à son jugement est insupportable. Tout l’agace chez Kamala, que ce soit ses longs cheveux bruns et sa beauté naturelle qui n’a rien à voir avec une quelconque hybridité, sa relation avec Martin, son naturel désarmant qui ne s’excuse jamais, et tout le reste. Même si elle est à peine plus grande qu’elle, plus qu’Elias qui la domine de trente centimètres, Kamala la fait se sentir minuscule. Carrie se recroqueville sous sa couverture et sur le canapé, faisant la moue contre son coude qui lui sert d’oreiller, en sentant le regard sombre de la Wolf glisser sur son dos. "Fucking leave me alone," marmonne-t-elle tout de même, pour faire bonne mesure - Kamala a la mauvaise manie de se mêler de ce qui ne la regarde pas, et généralement de la pire manière qui soit.

Comme elle aime souvent le faire sur les plages horaires où il y a moins de monde au cabaret, Kamala s'est installée sur l'une des tables en retrait avec ses parchemins pour travailler. Elle n'aime pas spécialement le bureau qu'elle partage avec Carrie : d'abord parce qu'on ne peut pas dire que la collaboration soit très agréable, mais surtout parce qu'elle préfère s'imprégner du lieu à cent pour cent quand elle doit réfléchir aux nouveaux numéros et aux nouveautés à proposer pour les prochains mois. Elle a besoin d'observer la scène, les employés, les quelques clients qui traînent, la décoration sur laquelle elle a passé des nuits entières quand ils ont acheté l'endroit.

Kamala n'a jamais vu le Dancing Phoenix comme une activité dans laquelle se planquer et vivre une petite vie tranquille, contrairement à ce que la plupart des gens qui ne travaillent pas avec elle pensent. Pour elle, ce cabaret, c'est sérieux, et quand bien même un certain nombre de Warlocks qui passent par ici pensent qu'elle ne passe ses journées qu'à boire, discuter avec des clients et chanter, Kamala passe bel et bien des heures à s'assurer que le Dancing Phoenix continue fonctionner correctement. Approvisionnement, soirées spéciales, renouvellement des numéros, recrutement des artistes, élaboration de nouveaux niveaux de fidélité, Kamala est sans cesse en train de réfléchir à comment faire mieux. À comment faire en sorte que l'endroit leur rapporte toujours plus d'argent, attire toujours plus de clients. C'est complexe, et elle n'était certainement pas la personne la plus expérimentée pour faire tout ça, pendant les premières années après la purge... Mais elle a appris. Elle a appris et elle est plutôt fière d'où elle en est, aujourd'hui, même s'il est hors de question qu'elle se repose sur ses lauriers.

Elle ne sait pas très bien quelle heure il est quand elle remballe enfin tout pour remonter, avec une seule idée en tête : enfiler l'une de ses tenues de nuit devant des épisodes de The Bold and The Witch en attendant qu'Elias rentre à la maison. Les équipes pourront toujours l'appeler, comme d'habitude, s'il y a le moindre problème en bas.

Il y avait cependant un élément que Kamala n'avait pas vu venir, et c'est la silhouette de Carrie, allongée dans le noir sur le canapé de leur bureau. Visiblement, Carrie n'avait pas prévu non plus de la croiser, puisqu'elle détourne le regard dès que leurs iris se croisent et prétend dormir. Kamala lève les yeux au ciel, avance un peu vers son bureau pour y poser sa pile de parchemins avant de reposer son regard sur Carrie, les sourcils légèrement froncés. Qu'est-ce qu'elle fait là? Carrie ne dort jamais là (si elle le faisait, Kamala le saurait)... C'est louche. Il doit se passer quelque chose. Fucking leave me alone, fait la petite voix de Carrie, comme si elle avait senti que Kamala était en train de se poser des questions. As you wish. dit-elle d'abord, puisque de toute manière, ce n'est pas comme si Carrie était son amie, et qu'elle allait la cuisiner pour savoir ce qui se trame, pas vrai ?

Quand elle contourne le bureau et arrive devant la porte qui la mène au loft, cependant, elle se retourne, et soupire. Come upstairs at least. We have rooms for guests, you know. Oh, elle se doute bien que Carrie sait, mais que ça aurait été trop difficile pour elle de ranger sa fierté pour lui demander si elle peut venir dormir là-haut. D'ailleurs, Kamala est à peu près sûre qu'elle va ignorer sa proposition. Don't expect to sleep in this couch anyway, I enchanted it so it wakes you up after 90 minutes of sleep, to avoid extended naps. dit-elle, en ouvrant la porte devant elle pour monter. Ce n'est pas tout à fait faux : elle l'avait fait à une époque où elle faisait pas mal de siestes au milieu des nuits mouvementées du cabaret. Ça fait déjà quelques mois qu'elle a levé le sortilège, mais ça, Carrie n'a pas besoin de le savoir. Si elle n'a pas une bonne raison pour bouger de là, Carrie  n'acceptera jamais un lit au loft. Kamala fronce de nouveau les sourcils. Est-ce qu'elle est vraiment en train de mentir à Carrie pour qu'elle vienne dormir dans un vrai lit au lieu de ce canapé de merde? Le monde tourne vraiment à l'envers. You don't want the dark rings under your eyes to look worse. dit-elle, pour éviter que Carrie pense qu'elle lui propose ça parce qu'elle a pitié d'elle.

"As you wish." Une sensation désagréable descend le long de la colonne de Carrie, qui garde résolument le dos tourné mais les yeux ouverts, étudiant la texture du dossier du canapé dans la pénombre. Une pointe de déception s'invite dans ses entrailles, qu'elle recouvre avec grand plaisir de la colère sourde qui pulse dans ses veines depuis qu'elle a claqué la porte de l'appartement: il est bien plus simple de se laisser aller à sa rage plutôt qu'à son amertume, elle l'a appris bien assez tôt.

Elle pense (espère) que Kamala va la laisser tranquille, à macérer dans son ressentiment et sa vexation, mais il est bien évident que depuis que la Wolf a fourré son nez dans ses affaires, elle ne compte plus s'en départir. Carrie l'entend bouger dans la pièce, soupirer finalement: "Come upstairs at least. We have rooms for guests, you know." Carrie ne répond pas, ne bouge même pas, comme si elle ne l'avait pas entendue. Bien entendu, qu'elle sait: elle est déjà allée chez eux plusieurs fois. Mais si elle est ravie de passer du temps avec Elias, Kamala, c'est une toute autre histoire... Elle ne comprend décidément pas ce que ses deux frères peuvent bien trouver à la métamorphomage, et reste tant aveugle que sourde à la liste des qualités que Jin et Elias inventent à la moindre occasion à son propos.

Une chose est sûre, en tous cas: Kamala n'a jamais été généreuse (personne ne l'est, ici), alors Carrie ne peut pas s'empêcher de se méfier de cette offre, malgré elle, paniquée à l'idée que ce soit un piège, que Kamala veuille sa place, que Jin soit sur le point de la remplacer, que sa vie s'effondre, qu'il décide qu'au final elle n'ait aucune valeur, qu'il la vende au gouvernement, qu'elle se retrouve recensée, marquée, tatouée, abandonnée - parce qu'elle n'est rien d'autre que l'ombre de qui elle pourrait être, et qu'elle n'atteindra jamais la cheville de Nina, et il a raison, et elle le déteste d'avoir raison et-- "Don't expect to sleep in this couch anyway, I enchanted it so it wakes you up after 90 minutes of sleep, to avoid extended naps." La voix de Kamala perce à travers l'épais brouhaha des pensées déconnectées de Carrie, qui remue malgré elle sur le canapé. "What the..." marmonne-t-elle malgré elle, essayant de compter depuis combien de temps elle est là dans sa tête. Quarante-cinq minutes, une heure... "You don't want the dark rings under your eyes to look worse." Carrie ferme les yeux avec force, ravale la bile qui lui remonte l'estomac et, dans un geste brusque, se retourne et saute du canapé en attrapant sa couverture rose pâle qui traîne après elle quand elle s'avance vers Kamala, les yeux rivés sur le sol. "The dark rings under my eyes say fuck you," marmonne-t-elle sous sa respiration.

Dans l'encadrement de la porte, elle lève les yeux vers Kamala, puis les glisse en direction du bureau - particulièrement le sien, au bout de la pièce dos à la fenêtre. Elle s'imagine sans mal s'approcher, ouvrir le tiroir, s'emparer de sa pipe, de l'opium fourni par Bao. Elle pourrait le faire devant Kamala: cette dernière sait, après tout. À cette pensée désagréable, les yeux sombres de Carrie reviennent sur la Wolf, étudient son visage. "Thanks," finit-elle par lâcher entre deux rangées de dents serrées. Sa peau bouillonne, alors qu'elle se demande si Jin lui a parlé, l'a prévenue, l'a cherchée. Si Jin en a quelque chose à faire, ou si il serait déçu d'apprendre qu'elle ne s'est pas foutue en l'air comme Nina. Son estomac se tord et Carrie détourne le regard avant de contourner Kamala pour passer devant elle en direction des escaliers menant au loft.

Elle laisse Kamala déverrouiller la porte et s'engage immédiatement dans l'appartement, accueillie par le faste luxueux et extravagant que partagent, semblerait-il, tous les Warlocks de leur trempe. Confrontée à la lumière illuminant encore le séjour, Carrie a l'impression que ses yeux s'enfoncent dans leurs orbites et tirent sur ses pommettes - elle doit effectivement avoir des cernes profondément soulignés... Elle cherche Elias du regard, en vain, puis se tourne vers Kamala - elle devrait se contenter d'aller dans une des chambres d'ami, ne pas lui adresser la parole, et se surprend elle-même en lui demandant, d'une voix égale comme si ce n'était pas la première fois qu'elle lui disait quelque chose du genre: "do you have wine?" Bien entendu qu'ils en ont (Carrie se fie aux goûts d'Elias), elle espère juste que Kamala retirera de sa phrase l'invitation maladroite qui s'y est glissée, frileuse à l'idée d'être repoussée.