Simon en avait connues, des longues journées mais ces derniers temps les jours semblaient s'étendre particulièrement et la fatigue qui s'accumulaient ne faisaient rien pour arranger son état. Il savait à ce moment, que s'il se laissait une seconde pour fermer les yeux, il n'en reviendrait jamais et se réveillerait le lendemain matin sans comprendre comment. Et il ne pouvait pas se le permettre, parce qu'il avait des deadlines à respecter, des deadlines qu'il s'était imposé lui-même, mais qui existaient tout de même.

Kamala et lui avaient créé High Hopes Entertainment quelques années auparavant. High Hopes était la concrétisation de leurs rêves d'adolescents et de plusieurs années de planification et de travail acharné. Rien n'avait été facile, mais ils n'avaient rien lâchés, jamais. Simon avait toujours aimé la musique et s'était lancé bien vite dans une carrière de musicien parolier amateur, et il avait rencontré un certain succès, assez du moins pour avoir une petite notoriété et quelques fidèles fans. Kamala, elle, avait toujours voulu ouvrir sa propre boite et souhaitait changer le monopole présent dans ce domaine si particulier. Ils s'étaient donc lancé dans leur projet, après être passés à l'université. Les débuts avaient été chaotiques, mais ils avaient fait de bons choix et signé de bons artistes et depuis les choses allaient pour le mieux. Ils étaient tous les deux co-ceo au même niveau et, même si leurs rôles étaient différents, ils travaillaient main dans la main.

Avec le succès était venu des responsabilités encore plus importantes et des journées encore plus longues. Simon avait essayé de continuer encore quelques minutes avant de finalement se résigner. Il était vingt heures passées, les bruits de couloir avait cessés depuis une bonne heure déjà et Simon savait parfaitement qu'il ne restait que lui et Kamala dans les parages. Il pouvait sans doute s'accorder une pause, le temps de manger quelque chose, s'il continuait à travailler après, non ? Il passa une commande rapide à WizardEats et la récupéra dans la boite à livraison de son bureau avant de rejoindre Kamala dans le sien. Il donna quelques coups dans la porte avant d'entrer. Kamala était à son bureau, comme il l'avait imaginé. "Hey", il lui dit lorsqu'elle releva la tête vers lui. "My brain's all … messed up", il dit avec un geste flou de la main, "I can't think anymore and I needed a break so I figured we could eat something? I got us Mexican food!" Il ajouta avec un enjouement démesuré, comme s'il avait besoin de la convaincre de s'arrêter pour lui. Le temps avait aussi eu un impact sur leur relation, et les moments qu'ils pouvaient s'accorder, juste eux, sans penser au boulot qui les attendait, se faisaient plus rares.

Comme d’habitude, Kamala a complètement perdu le fil du temps. À sa droite, sa to-do list est plus longue que son bras, et comme elle n’arrive jamais à la parcourir en entier d’ici la fin de la journée officielle de travail, elle enchaîne les longues soirées dans son grand bureau. Ce n’est pas si terrible. Ce n’est pas comme s’il y avait des choses importantes qui l’attendaient à la maison. Elle n’a jamais été capable de construire une relation avec quelqu’un, et son appartement hyper-classe contient plus de vide qu’autre chose. Elle se sent presque mieux ici, à High Hopes, un endroit qui respire l’adrénaline, les victoires et qui ne lui donne jamais l’impression d’être seule, même quand tout le monde est parti. En fait, la vérité, c’est qu’elle n’est jamais vraiment seule ici. Même quand tout est éteint, elle sait que quelques bureaux plus loin, son meilleur ami est là, à écrire les prochains tubes qui feront augmenter le nombre de trophées sur les étagères de l’entrée. Ils ne se voient quasiment pas, n’ont pas beaucoup de temps pour se parler, mais rien que savoir qu’il est là et qu’il travaille aussi, ça la rassure, et ça rend le fait de rester jusqu’au heures les plus silencieuses de la nuit moins compliqué.

Et puis, ils ont signé pour ça le jour où l’entreprise a été créée, après tout. Ils ont mis des années, Kamala et Simon, à monter ce projet ensemble. Elle ne s’attendait clairement pas à tout ça quand elle l’a rencontré pour la première fois, dans le couloir de l’étage de la maison des Wen, c’est certain. À cette époque déjà, elle était une fan de musique et passionnée par le métier de manager, mais l’idée de construire son projet avec quelqu’un ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Et puis Simon est arrivé, et à partir de là, tout a été comme une évidence. Leur coup de foudre amical a fait des étincelles, et leurs esprits complémentaires ont donné naissance à cette énorme entreprise qui brasse des millions de gallions chaque année. Aujourd’hui, ils sont à l’apogée de leur succès. Ils ont même fait la couverture du numéro spécial CEOs de moins de 40 ans de la Gazette. Ils n’osaient même pas en rêver, il y a encore quelques années… Quelle aventure.

Kamala s’essuie les yeux. Fuck. Elle a oublié qu’elle était maquillée - c’est la preuve d’à quel point elle est fatiguée en cet instant. D’une seule main, elle réalise un enchaînement de mouvements de doigts qui réparent son erreur - même pas besoin de sortir sa baguette pour celle qui a appris à manier la magie autrement, auprès de sa mère, pendant son enfance. Elle soupire et reprend la lecture du contrat qu’elle était en train de réviser, mais est vite distraite par quelques coups contre la porte de son bureau. Elle n’a pas besoin de demander ni de lever les yeux pour savoir qui fait son entrée. C’est l’odeur de la nourriture qui lui fait lever la tête. "Hey, my brain's all … messed up" Kamala s’enfonce contre le dossier de son siège, et fait miroir de son expression fatiguée. "I can't think anymore and I needed a break so I figured we could eat something? I got us Mexican food!" Kamala se lève - l’idée de manger lui a redonné un peu d’énergie. Elle approche et le prend par les épaules. Simon Wen. You’re the best. Elle attrape le sac qu’il a entre les mains et le serre contre elle. How did you even know I was craving mexican food? ... Nevermind. I shouldn’t even be surprised anymore. Ils se connaissent depuis tellement longtemps que même la distance créée par les responsabilités n’a pas su leur arracher ces petits miracles. Let’s get out of here. Elle n’a plus envie de voir son bureau pendant quelques temps - tant pis, la to-do-list attendra. Elle embarque Simon derrière elle jusqu’à leur salon, au fond du couloir. Cette pièce, ils l’ont aménagée pour ces moments où ils travaillent tous les deux mais ne veulent pas être séparés. Une table basse, un canapé, des ondes cristal dernier cri, plusieurs trophées, des coupures de presse, il y a également deux bureaux. C’est un vrai petit cocon. Malheureusement, ils n’y passent jamais - ils sont toujours dans le rush, toujours collés à leurs bureaux séparés. L’endroit est presque devenu un entrepôt, avec plein de cartons remplis de parchemins ici et là, de réserves de plumes… Mais ce soir, ce soir, ils vont en profiter. C’est quand même bête, de ne pas en profiter alors qu’ils ont une vue imprenable sur Londres et un accès direct au toit. Kamala dégage quelques affaires mises sur le canapé et s’y jette sans la moindre grâce. I just wanna eat and sleep. Elle se redresse pour commencer à étaler les plats sur la table basse. How was your day? demande-t-elle. Ils se sont vus plusieurs fois dans la journée, ont même fait un rendez-vous d’affaire ensemble, mais ils ne se sont même pas posé cette question toute simple.

“Simon Wen. You’re the best.” Simon lui sourit, ses paroles pénétrant chaleureusement dans son esprit. Il adorait Kamala, vraiment, il l’avait toujours adorée. Leur complicité avait parfois même été un problème, pour ceux qui ne les connaissaient pas, ou qui ne les comprenaient pas. “How did you even know I was craving mexican food? ... Nevermind. I shouldn’t even be surprised anymore.” Elle avait raison. Ils en étaient arrivés à un stade où ils pouvaient se comprendre sans se parler, finir les phrases de l’autre et tous les autres clichés que seuls les personnes qui se connaissaient vraiment très bien pouvaient avoir la fierté d’être. “I know you,” il répondit simplement. Rien de plus vrai, de toute façon.

“Let’s get out of here.” Il a suivi à l’extérieur de son bureau, vers le salon qu’ils avaient aménagé quelques temps auparavant et qui ne servait malheureusement que lors de rares occasions. “I just wanna eat and sleep,” elle lui dit alors que Simon avait conjuré deux verres et une bouteille de vin d’un coup de baguette, “tell me about it.” Ils devaient encore travailler, certes, mais personne ne travailler sans une aide extérieure passé une certaine heure. “How was your day?” Simon s’assit à ses côtés et lui demanda “wine?” alors qu’il était déjà en train de verser le liquide sombre dans ce qui allait être son verre. Il prit une gorgée avant de lui répondre. “It was fine, I guess.” Il s’était vus lors de leur rendez-vous et Simon avait passé le reste de la journée à travailler sur la conception d’un nouvel album pour une de leurs artistes, Aloysia, plus connue sous son nom de scène Moon Shadow, qui était une de leur artistes les plus célèbres. “I was working on Moon’s next album so, fun but a lot of pressure.” Il ouvrit une des boites contenant leur repas, l’odeur de la nourriture réconfortante et familière. “We should probably take a break, after that, go away for few days.” Ils ne pouvaient pas vraiment se permettre plus, mais l’album de Moon était un de leurs plus gros projets et ils mériteraient bien une pause après cela, Moon y comprit. “What about you? Dick didn’t give you any trouble again, did he?” Il demanda, un air inquiet sur le visage, il savait qu’elle devait le voir ce jour là. Dick était un de leur collaborateur et il portait bien son nom. Dick travaillait à la comptabilité, ce qui en disait déjà long sur sa personnalité grandement intéressante. Kamala était donc obligée de travailler à ses côtés parfois, et Dick semblait avoir développé un intérêt particulier pour sa patronne. Simon avait déjà proposé de le virer plusieurs fois, voire pire, mais Dick était malheureusement particulièrement doué avec les chiffres. Simon le détestait.

Kamala remarque seulement maintenant les verres de vin et la bouteille que Simon a fait apparaître. Elle lève un œil intéressé vers son meilleur ami. Depuis combien de temps n'ont-ils pas bu un verre pour le plaisir, et pas juste parce que c'est un prérequis d'avoir un verre à la main dans les soirées d'affaires ? Les rares fois où Kamala a bu du vin récemment, c'était lors de dates dans de grand restaurants, qui lui ont laissé des goûts amers dans la bouche. Plus jamais elle ne se laissera convaincre par sa mère qu'il faudrait qu'elle rencontre quelqu'un : quel que soit le profil des personnes avec qui elle a accepté de sortir, tout semble toujours à côté de la plaque. Parfois, elle se laisse aller à une nuit avec ses prétendants ou prétendantes, mais franchement, il est rare qu'elle garde un souvenir intéressant des expériences le lendemain matin.

Elle préfère carrément boire du vin ici, avec quelqu'un qu'elle estime, qui ne l'ennuie pas, et avec qui elle a vraiment envie de passer du temps. “Wine?” "Are you really asking?" dit-elle avec un petit rire en se saisissant du verre qui sera le sien et en le tendant à Simon qui la sert après s'être servi son propre verre. “It was fine, I guess.” dit-il en réponse à la question qu'elle lui a posé juste avant. Pas très enthousiaste tout ça, remarque Kamala. “I was working on Moon’s next album so, fun but a lot of pressure.” "So much pressure." Certes, ils n'ont pas la pression aux mêmes niveaux : Simon touche à la musique en elle-même, et la pression de faire toujours mieux que la dernière fois doit être un peu écrasante, parfois — mais Kamala ne se fait aucun souci. Elle connaît Simon, Moon et les autres artistes qui travaillent sur le projet : elle a une totale confiance en eux, et une admiration sans bornes pour leur travail. Ils parviennent toujours à la surprendre, et c'est pour ça que les affaires marchent si bien. De son côté, elle supervise plein de petites choses : l'organisation des photoshoots, la coordination des stylistes, maquilleurs, les rendez-vous avec les équipes marketing et communication, la stratégie presse et les accords avec les salles de concert... Cela fait bien longtemps qu'elle n'est plus toute seule sur tous ces dossiers, mais la pression est toujours là : c'est souvent sur elle que reposent les grosses décisions, et même si elle a de la bouteille désormais, elle a toujours une petite appréhension.

“We should probably take a break, after that, go away for few days.” propose Simon. Kamala tourne des yeux fatigués mais curieux vers lui. Oui. Ce serait une bonne idée. Ils n'ont jamais fait ça, ou du moins pas ensemble, depuis qu'ils ont lancé High Hopes. Imaginer Simon en chemise à fleurs au bord d'une piscine lui semble presque appartenir à une réalité alternative, tant ils ont perdu le sens du mot vacances, tous les deux. “What about you? Dick didn’t give you any trouble again, did he?” "Urgh, Dick." Elle boit une gorgée de vin, avec une grimace sur le visage. "The usual. He asked me on a date, I said I wasn't interested. He gave me a time and place. I said I wouldn't be there. He said he would wait there for me in case I changed my mind. Bla, bla, bla." Elle roule des yeux. "And the worst is : I feel almost sorry for him? I know I shouldn't. But if he really does wait for me every single time... urgh. Maybe I should just tell him I have a boyfriend — not a girlfriend, we both know what he would say if I had a girlfriend." Nouvelle grimace. Honnêtement, elle se serait débarrassée de ce mec depuis longtemps s'il n'était pas aussi excellent à son job... Pourquoi les cons ont-ils l'honneur d'être bons dans leurs métiers, parfois ? Kamala le déteste. "Yeah, that's probably what I'm going to do." Elle fait la moue et attrape l'un des plats avant de s'enfoncer dans le canapé, de se débarrasser de ses talons et de croiser les jambes. "Can you believe I have to make up shit like this for him to leave me alone?" Elle soupire, et pointe un couvert vers Simon. "By the way, has the cute lyricist who has a crush on you since day one made her move yet?" demande-t-elle à Simon, faisant référence à une petite rousse toute mignonne embauchée il y a quelques mois, qui regarde Simon avec les yeux de l'amour à chaque réunion. Qui peut la blâmer? pense Kamala. Elle est presque surprise que toute la team qui bosse avec lui ne soit pas entièrement tombée sous son charme.

"Urgh, Dick,” Kamala lui répondit et Simon ne put que partager ses émotions. C’était souvent la réaction que la mention de Dick provoquait, et ce avec raison. Il écouta le récit de Kamala en sirotant doucement son propre verre de vin, grimaçant de temps à autre à ce qu’elle lui rapportait. Dick portait vraiment bien son nom, et le pire dans tout cela était que Simon était quasiment certain qu’il était très fier de lui et de ce qu’il faisait.

Il savait que ses propres sentiments pour Kamala n'étaient sans doute pas aussi innocents qu’il aimait le croire, mais malgré tout cela, il ne ferait quoi que ce soit qui pourrait la mettre mal à l’aise, et l’existence même de Dick semblait avoir cet effet là.

“Maybe I should just tell him I have a boyfriend — not a girlfriend, we both know what he would say if I had a girlfriend,” Simon grimaça lui aussi, lâcha un “yeah that’s probably not a great idea,” qui se voulait sympathisant à sa cause. Dick était totalement le genre de vieux mecs qui serait plus content qu’autre chose d’apprendre que Kamala avait une petite amie, sans doute de ceux qui posaient pleins de questions plus que déplacées. “Can you believe I have to make up shit like this for him to leave me alone?” Simon était profondément désolé pour elle, mais ils n’avaient pas une marge de manœuvre extrêmement large. Il avait déjà proposé de le virer plus d’une fois, mais ils savaient tous deux qu’ils ne pouvaient pas vraiment se permettre de le perdre sans avoir quelqu’un d’aussi compétent pour le remplacer, mais il attendait avec impatience le jour où il pourrait enfin lui dire de prendre ses clics et ses clacs et de ne plus jamais essayer d’entrer en contact avec eux. Il ne répondit pas à Kamala, trop occupé à penser à la douceur qu’allait représenter le jour où ils pourraient enfin se débarrasser de lui.

“By the way, has the cute lyricist who has a crush on you since day one made her move yet?” La voix de son amie le sortit de ses pensées après quelques instants et ses paroles le firent soupirer lourdement. “That’s not going to happen,” il répondit dans un soupir. Ca n’était pas une situation inédite, mais il éprouvait toujours un certain malaise à l’idée qu’un de leurs employés puisse avoir ce genre de sentiments pour lui, même s’il ne savait pas réellement exprimer pourquoi. “She hasn’t said anything and, to be honest, I hope she doesn’t. I mean, she’s a coworker and all so, that would be awkward,” elle était aussi jeune et pleine de rêves que Simon ne voulait pas voir s’écrouler pour une chose aussi bénigne qu’un crush sur un de ses collègues. Il aurait sans doute pensé bien différemment, quelques années auparavant, il aurait sans doute apprécié de se savoir désiré, mais il avait grandi, et il avait changé. Il savait à présent que ces choses là pouvaient causer plus de problèmes qu’autre chose.

“Anyway, about Dick,” il dit après un instant, revenant au sujet initial de leur conversation, “I’m sorry you have to do that, and I really want to help, so if there’s anything I can do,” il termina vaguement. Il ne pouvait pas le virer, ni lui régler son compte plus franchement, mais il pouvait au moins soutenir Kamala, émotionnellement du moins. “Maybe,” il ajouta après quelques secondes de réflexion, “maybe you can tell him it’s me, that you’re dating I mean.” Il pouvait sentir l’aura de la mauvaise idée à mesure que les mots quittaient ses lèvres, sans pour autant pouvoir y faire quelque chose. “Just, you know, if he has any questions. I’m sure it wouldn’t be that hard to believe,” il ajouta avec un léger rire. Il avait déjà entendu quelques rumeurs à leur sujet, et il savait que certains de leurs collègues avaient été surpris d’apprendre qu’ils n’étaient pas ensemble, du tout. Il n’aimait pas trop réfléchir à la raison de ces réactions.