Daddy, I think Archie doesn't like me. Petites mains potelées qui s'accrochent à un pan de robe, yeux verts immenses qui se lèvent vers la silhouette déglinguée d'un homme en mal d'amour. Poppy n'a que cinq ans à peine, le regard déjà trop sérieux et l'air toujours perdue dans un monde pas vraiment fait pour elle. Archie et Daddy sont ses seuls repères dans sa courte vie, père distant et frère mécontent, la silhouette de celle qui lui a donné la vie se transforme en brume de plus en plus nébuleuse et elle n'a plus que le vague souvenir d'une main qui caresse ses cheveux et d'un sourire franchement triste. La seule main qui lui ébouriffe la crinière est calleuse et si large qu'elle pourrait couvrir son visage entièrement. Don't mind him too much. He's a little moody lately. Worried about getting into Hogwarts, I suppose. Les mots sonnent un peu creux, Daddy ne la regarde pas, se contente de la pousser un peu vers le coffre à jouets en bois qu'elle a hérité d'Archie. Il annonce qu'il a du travail, se cloître dans son bureau, Poppy se retrouve livrée à elle-même dans un appartement silencieux.

Elle ne fait pas de vagues, Poppy. Elle reste une enfant calme, même quand son père s'enferme des jours durant dans sa chambre sans vraiment voir la lumière du jour, même quand Archie, son frère, lui hurle que de toute façon elle ne sera jamais de sa famille et qu'elle peut se les garder, ses jouets débiles. Elle ne s'étonne pas vraiment quand l'institutrice de son école moldue s'inquiète de la voir si solitaire, apprend à se débrouiller seule, garde les yeux tournés vers la Tamise qui serpente au milieu de Londres. Les autres gamins de l'école primaire la qualifient de fantôme, lui attribuent le sobriquet weird-o-weather, son père reste indifférent.

You don't like me because we don't have the same mother, right. It's okay. Elle a neuf ans quand elle comprend qu'Archie ne la portera sûrement jamais dans son coeur. Son frère, demi-frère, son cerveau répète, demi, pas tout à fait le même sang, se contente de hausser les épaules. I don't care about you. Your mother was a bitch, though. Elle ne connaît pas sa mère, sait juste qu'elle est repartie chez elle pas très longtemps après lui avoir donné naissance. Poppy a des larmes qui lui piquent les yeux, mais elle ne peut que soupirer à ça.

Hogwarts est terriblement grand. Elle se sent plus minuscule qu'elle ne l'est déjà, du haut de ses onze ans, les yeux levés vers le plafond magique de la Grande Salle et l'air terrorisée par le Choixpeau qui l'envoie finalement à Hufflepuff après de longues minutes de délibération. Loyale, la voix susurre, une grande envie d'apprendre mais une loyauté sans faille même envers une famille qui la néglige, la bouche qui se pince et les sourcils qui se froncent. Archie est là, lui aussi, à la tablée Gryffindor — dernière année, le nez dans ses bouquins, préparation intense pour les examens. Il s'est radouci avec les années, sans jamais vraiment lui témoigner d'affection mais sans lui cracher de haine à la figure non plus. Il lui faut du temps pour s'habituer, les weekends la voient avec les pieds dans l'eau du Lac Noir par tous les temps, l'air un peu confus, ou le nez fourré dans un bouquin qu'elle a trouvé dans les allées maniaques de la bibliothèque.

Dad, was Mom a selkie ? C'est finalement Hogwarts qui apporte un début de réponse l'année de ses douze ans, informations volées dans un livre sur les créatures magiques. Elle lui arrache les informations de la bouche à la vitesse d'un escargot mais elle peut finalement assembler les pièces du puzzle avec un peu de jugeote, et l'été qui suit est long et silencieux. Archie ne passe plus qu'en coup de vent, trop occupé avec sa nouvelle vie d'adulte ; l'appartement est vide de toute présence humaine plus souvent qu'elle n'apprécie, et la boule dans sa gorge ne se déloge jamais vraiment. Your mom, she loved the sea too much to stay here. I've never really forgiven her for that, but such is the fate of selkies. The land isn't kind to them either. Elle s'en fout, Poppy, elle se demande juste ce qu'ils ont fait de si mal, pour qu'elle retourne se vautrer dans l'océan dont elle est sortie, pourquoi un jeune enfant n'était pas assez pour la retenir, même quelques années, juste le temps qu'elle grandisse et qu'elle comprenne, et plus les mois passent et plus son coeur se gangrène de rancoeur envers cette femme qu'elle n'a jamais connue, qui lui a transmis un sang dont elle ne veut finalement pas.

Mais elle apprend, avale les informations qu'elle peut trouver, s'aventure à poser les bonnes questions aux bonnes personnes, se coule comme de l'eau entre les interrogations. Elle finit par comprendre, trouve les réponses qui l'intéressent et met des mots sur cette drôle de léthargie, sur l'éternelle mélancolie qui mord à ses talons et se cache dans son ombre. You could've told me, qu'elle reproche à son père un soir de Noël. Elle a quatorze ans. La dinde est un peu brûlée et la purée trop épaisse, mais au moins il est là, même si la chaise d'Archie est vide.

Environnement glauque. Les souterrains du ministère pèsent sur ses épaules, poids invisible et pourtant trop présent, l'échine ploie sous le regard suspicieux de l'employé en face d'elle. Mister Travers a la peau sombre et le pli de la bouche déçu, les doigts qui tapent sur la surface de son bureau poli, plume abandonnée dans son encrier. Poppy reste silencieuse, tire vaguement sur un fil qui dépasse de son pantalon en tweed, tenue abominablement moldue dans ce temple de la pureté du sang, à peine masquée par une cape mal fermée. La lune est nouvelle, disparue des cieux nocturnes. Le sang qui coule dans ses veines l'épuise ces journées-ci. You look terrible. Elle le sait. Teint cadavérique et cheveux tirés à la va-vite dans une queue de cheval qui laisse des bosses partout sur son crâne, traits tirés et maigreur à en faire pâlir les mannequins sur les podiums. Soupir de la part de Travers. Third meeting already. Haven't done anything now, have you ? Elle secoue la tête. Elle sait que ça ne suffira pas, et une fiole de Veritaserum apparaît dans son champ de vision, et elle sait que si elle ne la prend pas, elle va se faire égorger. Quoique, des pratiques si barbares ne sont sûrement pas pour eux. Ca ne l'empêche pas d'hésiter. You know hybrids aren't to be trusted, Fairweather. Come on, now, don't make me do anything to such a pretty face.

Elle peut presque goûter au regret dans sa voix. Quel dommage que tu ne sois qu'une sale bête, pensé tellement fort que ses oreilles l'entendent. Elle avale sa potion d'une traite, répond aux questions de Travers d'une voix monotone, les yeux dans le vague et le corps léthargique.

Dommage qu'ils ne soient pas assez idiots pour programmer ces rendez-vous une semaine de pleine lune.

Son petit appartement est glacial quand elle le rejoint, Denebola hurle à la mort devant son bol de nourriture vide et s'attire un hululement irrité de Gainsboro. Elle s'attaque à ses corvées sur autopilot, avale un sandwich au goût de carton, envoie Gainsboro vers Archie avec une lettre (I miss you, I wish you were there) qui restera sans doute sans réponse. Elle part se coucher tôt ce soir-là, la tête enfoncée dans un oreiller dont elle doit changer la taie, la pièce réchauffée par un sort de chaleur banale. Denebola ronronne pas très loin de sa tête, roulée en boule comme elle a l'habitude de faire.

Les rendez-vous qui suivent ne sont pas vraiment différents. Elle se surprend à parler un peu plus, Poppy, sans l'influence du Veritaserum. Elle n'a pas vu son frère depuis des mois, met ça sur le compte d'une honte certaine d'avoir une hybride qui partagerait son sang, et son père est plus distant que jamais, réponses monosyllabiques, le regard qui fuit. Elle se sent un peu seule, la mélancolie propre aux descendants de selkies continue de faire ployer son échine. I wish I'd never been born, sometimes. La confession est à peine murmurée, Poppy préfère jouer nerveusement avec les manches trop longues de son pull plutôt que de lever le nez pour regarder Travers en face. If my father had never met my mother, maybe he would be happy today. Heureux, avec une autre femme, d'autres enfants. Elle entend le bruit d'une plume qui gratte un morceau de parchemin. I'm afraid time turners don't go that far, unfortunately. Silence. Il soupire, juste un peu. You gonna be alright ? La question la ferait presque rire, venant de lui — ils ne sont pas amis, ne seront jamais proches, il est juste là pour s'assurer qu'elle ne compte pas trahir le gouvernement en place, et pour la liquider si jamais ses pensées s'aventurent dans les eaux de la résistance.

Bizarrement, à la place, elle a le coeur juste un peu réchauffé.

Café. Dossiers. Plumes, bouteille d'encre ouverte, pas une goutte qui dépasse. Elle se tire à quatre épingles et se perche sur des talons inconfortables tous les jours, parfaite petite image de sorcière modèle et travailleuse. Le bureau d'Aloysius Rosier terrorise les gens qui ont encore toute leur tête, fait fuir les bons petits sorciers de bonne famille, mais elle a besoin d'argent, Poppy, elle a besoin d'un boulot pour ne pas finir à la rue ou pire, de retour chez son père à vingt-six ans, et c'est écœurant d'injustice, mais travailler pour un foutu sang-pur est bien la meilleure opportunité que l'hybride qu'elle est aura dans sa nouvelle vie. Alors elle apprend vite ce qu'elle a à faire et surtout ce qu'elle ne doit pas faire, apprend à tout avoir de prêt avant même qu'il pose un pied dans son bureau, apprend surtout à s'effacer et à se faire oublier jusqu'à ce qu'il ait besoin de quelque chose.

Cette dernière partie n'est pas difficile. On lui a longtemps attribué les particularités d'un fantôme, silencieuse et transparente, détournée des préoccupations si chères à ses camarades adolescents dans la salle commune Hufflepuff, toujours un peu à l'écart dans une maison qui prône l'égalité. Elle n'en a jamais vraiment fait cas. Le sang de selkie dans ses veines n'a jamais facilité les choses, aujourd'hui encore moins.

Elle se surprend à regretter ses jeunes années, Poppy, les années Hogwarts où tout semblait si simple, un monde laissé dans les mains d'adultes compétents qui feraient tout pour que les choses se passent bien. Maintenant le Dark Lord est sur le siège de ministre et le Daily Prophet dégueule de connerie. Elle se surprend à espérer qu'on lui retire les chaînes invisibles qui la jettent dans la cellule de rebuts de la société, que peut-être, un jour, cette rébellion mènera à quelque chose. I'll see you tomorrow, Sir, qu'elle dit à la place à la fin de la journée, ploie la nuque vers Rosier, s'efface sans attendre. Elle a appris à ne pas s'offusquer de son absence complète de réponse. Elle a appris à ne plus s'offusquer de grand chose. Elle en viendrait presque à pardonner son patron de la faire chialer dans les toilettes régulièrement.

Au moins, elle est vivante. C'est plus que d'autres.