Carrie attend patiemment, quelque chose qui n'arrive jamais sauf quand c'est Zanjin qu'elle attend. Avec son frère, elle semble avoir une patience infinie, et un coeur bien plus gros qu'on pourrait imaginer. Même si il l'énerve, l'irrite, l'agace, lui donne envie de s'arracher les cheveux et de le frapper, son frère reste son frère quoiqu'il arrive, et elle peut l'attendre pendant des heures sans (presque) s'énerver. Surtout quand il ne sait pas qu'elle l'attend.
Ils ne se sont pas vus ce matin à l'appartemment, ou hier; alors elle l'attend dans le bureau de Suit Yourself, celui qui est normalement réservé à son gérant. Carrie sait qu'elle ne lui en voudra pas d'avoir convaincu Yanli de la laisser entrer, même si elle sait qu'elle abuse aussi à poser les pieds sur son bureau (elle a tout de même enlevé ses chaussures). Il faut dire qu'il prend son temps, et qu'elle s'ennuie. Aujourd'hui, Carrie a décidé qu'elle ne travaillait pas. Elle n'a pas la tête à ça.
Elle n'a pas la tête à grand chose. Parce qu'hier soir, dans le secret de son bureau au Dancing Phoenix, Carrie est arrivée à son dernier morceau d'opium.

Même à ça elle refuse de penser. Parce que si elle y pense trop, elle s'énerve, puis elle s'agace, puis elle panique. Et personne ne veut avoir une Carrie paniquée sur les bras (encore moins elle).
Pour l'instant, elle ne sait pas ce qu'elle va faire. Elle se dit vaguement que maintenant qu'elle va bientôt finir ses réserves, elle ne va pas en manquer. Que c'est bon, elle est guérie de l'addiction, qu'elle l'a déjà fait une fois, et qu'elle recommencera sans mal. Oui, tranquille. Les pieds sur la table.
Alors pourquoi a-t-elle toujours ce poids sur l'estomac?

Quand la porte s'ouvre, Carrie cligne des yeux et grogne un peu, se redressant sur son séant sans pour autant retirer ses pieds du bureau de Jin. Elle réalise que la cigarette qu'elle tenait entre les doigts est presqu'entièrement consumée et qu'une tour de cendres s'élève au-dessus du filtre; avec mille précautions pour ne pas en mettre sur sa robe bleu clair, elle la laisse tomber parterre (le cendrier est trop loin). Yanli connaitra bien un sortilège pour nettoyer ça.
"Ah." Ce n'est pas Yanli, comme elle s'y attendait, qui rentre, mais Jin. Carrie est suffisamment surprise pour arquer un sourcil dans sa direction. Elle regretterait presque ses petits petons sur le bureau, mais l'expression scandalisée sur le visage de son frère est tout de même satisfaisante en elle-même. "I thought it was your assistant." Elle va écraser le peu qu'il reste de la cigarette dans le cendrier snobbé jusque là, et retire enfin ses pieds de la table, se rasseyant correctement sur le fauteuil sans pour autant le lui offrir. "She really hates me," note-t-elle, comme à chaque fois, et comme si le dire allait changer les choses. Leurs relations sont glaciales, malgré les tentatives exaggérément cordiales de Carrie pour être aussi sympathique que possible. Avec quiconque d'autre, elle aurait abandonné depuis longtemps voire se serait énervée; mais c'est à croire qu'avec Yanli aussi, elle a une patience infinie. À moins que ce soit le cas avec tous les good children...

Carrie a une pensée pour Stan, qu'elle repousse aussi sec. "Am I bothering you?" demande-t-elle avec un petit sourire amusé avant de croiser une jambe sous ses fesses pour gagner quelques centimètres et pouvoir s'accouder au bureau en face d'elle. "I like this office. Maybe it should be mine, and you could get my one next to Kamala's at the Phoenix. No, really, I insist. Let's say it's a done deal."

“What the fuck are you doing out of bed?” Jin lâche d’un ton sec alors que Stan se traîne en-dehors de la petite salle de bain qui jouxte sa chambre, ses cheveux encore humides de la douche qu’il vient visiblement de prendre. Zanjin écrase sa cigarette dans le cendrier posé sur le rebord de la fenêtre et croise les bras devant son torse en arquant un sourcil. “There’s no one to impress here, you know.” Les traits du demi-vélane s’assombrissent et les lèvres pincées, Stan se traîne jusqu’à son lit sur lequel il s’assoit avec une grimace à peine contenue. “I’m sorry,” dit-il alors dans un souffle à peine audible, la mine basse.
Zanjin soupire. La trésorerie des Warlocks a pris un sale coup à cause de cette attaque que Stan a été incapable de stopper et Jin s’est débarrassé d’incapables pour moins que ça, il suppose que s’il était vraiment quelqu’un de juste, il devrait en faire de même. S’il ne se débarrasse pas de Stan, il devrait au moins lui trouver une punition à la hauteur de son échec.

Mais Jin n’est pas quelqu’un de juste. Malgré tout ce qu’il s’acharne à faire pour que le reste des Warlocks le pense parfaitement objectif, les membres du cercle restreint à la tête du gang savent très bien ce qu’il en est.

Jin ne punira pas Stan. D’abord parce qu’il l’a suffisamment été, à passer deux semaines inconscient au fond d’un lit après s’être fait humilier en public. Ensuite parce qu’il sait que Carrie se chargera de continuer à lui faire payer son erreur et Zanjin n’a pas besoin d’en rajouter une couche. Et enfin, parce que c’est Stan.
Stan qu’il connaît depuis qu’il a treize ans. Stan qui s’est occupé de Carrie lorsque Jin a quitté les good children pour devenir un Dog. Stan qui a veillé sur sa soeur quand il ne pouvait pas le faire.

Jin aime l’argent, mais même ça ne suffirait pas à le pousser à faire le moindre mal à l’un de ceux qui se sont battus becs et ongles à ses côtés pour prendre la tête des Warlocks.

“I know,” dit-il simplement. La tension semble enfin libérer son emprise sur le corps de Stan qui laisse échapper un soupir tremblant à cette simple confirmation que Jin n’a pas l’intention de l’exécuter pour ce qui s’est passé il y a deux semaines.

Le demi-vélane lève enfin les yeux vers lui et Jin peut y voir son hésitation. Il sait ce qu’il va demander avant même que Stan ouvre la bouche et Jin déteste ce qu’il va devoir lui répondre.

“Did-- is she--” Zanjin secoue la tête et Stan fait de son mieux pour ne pas lui montrer à quel point ça le touche, mais c’est un échec flagrant. Alors Jin se détache du rebord de la fenêtre contre lequel il était appuyé et s’approche avant de poser une main sur l’épaule de Stan.

“We’ll find who did this,” promet-il d’un ton ferme. “And they’ll pay. They all do, always.”

C’est la promesse qu’il a faite à Carrie et qu’il a étendue à chacun des good children. Tous ceux qui ont osé poser et lever la main sur eux, tous ceux qui leur ont fait du mal, ils payeront, un à un, jusqu’au dernier. La liste s’est considérablement raccourcie grâce à la Purge, mais de nouveaux noms vont bientôt s’y ajouter. Pour le coup porté aux Warlocks, mais surtout pour chaque plaie et hématome laissés sur le corps de Stan.

“Get some rest.”

Le demi-vélane hoche la tête sans un mot et Jin quitte la pièce avant de transplaner directement au Suit Yourself. Yanli est occupée avec un client dont elle prend les mesures et Jin les salue tous deux d’un signe de tête. La jeune femme se tourne vers lui pour articuler sans un bruit quelque chose qui ressemble très fortement à CARRIE, puis reporte immédiatement son attention sur le client, comme si de rien n’était.
Jin sent pointer le début d’une migraine, mais il prend une profonde inspiration et se dirige dans l’arrière-boutique avant d’ouvrir la porte de son bureau pour y trouver Carrie, les pieds sur son bureau. S’il parvient presque à ignorer l’agacement qu’il sent monter, c’est loupé lorsque son regard suit la chute de la cendre qui se détache de la cigarette de Carrie et tombe par terre.

“Ah.” “Ah, indeed,” réplique-t-il sèchement. “I thought it was your assistant.” Il est à deux doigts de lui dire de dégager ses pieds de son bureau lorsqu’elle se redresse enfin dans sa chaise. Sa chaise. “She really hates me.” “I wonder why,” fait Jin avec une expression impassible.

“Am I bothering you?” Yes, se retient-il de répliquer parce qu’il connaît suffisamment sa soeur pour savoir que ça ne sert à rien. Au contraire d’ailleurs, s’il confirme qu’elle l’emmerde royalement, elle restera encore plus longtemps dans ses pattes.
Sa mâchoire se crispe lorsqu’elle croise une jambe sous ses fesses et il se retient à peine de siffler un You’ll damage the leather, parce qu’il sait que ça aussi, ce serait complètement inutile. Il peut déjà la voir s’allumer une nouvelle cigarette rien que pour l’écraser sur l’accoudoir, s’il venait à faire une telle remarque. "I like this office. Maybe it should be mine, and you could get my one next to Kamala's at the Phoenix. No, really, I insist. Let's say it's a done deal."

“Eat my ass,” réplique-t-il de cet accent posh qu’il a mis des années à perfectionner. Il est hors de question qu’il s’installe sur l’autre chaise en face d’elle dans son propre bureau, alors il décide d’aller se percher sur le meuble en face d’elle avant de fouiller dans la poche intérieure de sa veste pour en tirer son paquet de cigarettes. Il en glisse une entre ses lèvres, l’allume d’un sort et baisse les yeux vers Carrie. Il y a des fois, comme aujourd’hui, où il ne peut s’empêcher de ressentir une immense satisfaction à pouvoir la regarder ainsi de haut. Il tire sur sa cigarette, prend le temps de longuement recracher la fumée par le nez.

“Stan is awake, but you knew that already,” lâche-t-il d’un ton qui ne sonne que très légèrement accusateur. Un exploit. “And you’re still pretending you don’t give a shit, so what do you want?”

Carrie sait qu'elle peut se permettre bien des choses avec Jin, et elle prend souvent un malin plaisir à en profiter allègrement. Il est, véritablement, la seule personne avec laquelle elle ne se sent pas obligée de garder le même visage, le même masque qui cache la tumulte d'émotions autant contraires qu'intenses qui l'agitent la plupart du temps. Que ce soit la colère ou la joie, Carrie se permet de tout exprimer face à Jin. Il l'a vue, après tout, vivre et découvrir toutes ces émotions. Jin fait partie d'elle. Il n'existe pas de masque entre eux.

“Eat my ass.” Carrie distribue ses sourires avec parcimonie, et la plupart n'atteignent pas ses yeux. Avec Jin, pourtant, la mince risette déjà présente sur son visage s'intensifie avant qu'elle ne fronce du nez dans une expression dégoûtée. "Well, that's disgusting." Son ton sec et son air agacé quand il s'avance dans le bureau pour prendre place face à elle, directement contre le bureau, la remplit d'une satisfaction difficile à réprimer. Si c'est elle qui doit garder un visage impitoyable et sévère en compagnie des autres membres du gang, elle préfère généralement lui donner cette responsabilité quand ils ne sont que tous les deux. Même si elle est très proche de Yanli et de Stan et de Maxim, et qu'elle adore Elias, même avec eux, ce n'est simplement pas la même chose.
Jin s'allume une cigarette, et les doigts de Carrie frémissent aussitôt à l'envie de s'en allumer une nouvelle elle aussi. Il pourrait au moins faire l'effort de lui en proposer une, le bougre, mais elle n'a pas le temps de lui faire cette réflexion qu'il parle: “Stan is awake, but you knew that already.” Même si Carrie se permet un certain relâchement en la présence de son frère, elle ne montre rien du vif soulagement qu'elle ressent en l'entendant, et soutient son regard d'un air impassible.

Stan s'est réveillé. Elle le savait déjà, bien entendu, et ça explique son humeur morne et fébrile de ces dernières heures. Si Maxim lui a annoncé la nouvelle avec un soulagement et un plaisir évidents, elle préfère encore l'entendre de la bouche de Jin, parce que ça veut forcément dire qu'il est allé le visiter et qu'il a pu lui-même observer son état. Même si il ne décoche pas un nom de plus à son propos, Carrie devine aisément que son frère estime que Stan s'en sortira.
Elle ignore sciemment son nom légèrement accusateur, qui trouve écho avec sa propre culpabilité. Cela fait deux semaines que Stan est inconscient, ou du moins qu'il est plus souvent inconscient que conscient, d'après ce qu'on lui a raconté. Elle n'est pas allé le voir une seule fois. Elle ne peut même pas imaginer ce qu'elle ressentirait si elle le voyait dans son lit de malade, endormi, minuscule, vulnérable. “And you’re still pretending you don’t give a shit, so what do you want? - I don't want anything, Zanjin." Elle aime bien utiliser son prénom en entier pour l'emphase, et généralement pour le faire sourciller. Carrie ne veut rien, si ce n'est alléger légèrement la culpabilité éreintante qui l'habite depuis qu'elle a appris que son autre frère de coeur s'était fait matraquer par une bande de bêtes mal léchées.

Carrie et Jin ont toujours donné aux membres de leur cercle restreint la promesse implicite qu'ils les protégeraient.

Leur échec la dégoûte d'une force incommensurable. "I won't see him until I have the head of whoever did this to him on a spike." Fatiguée de lever les yeux et la tête vers Jin, elle baisse les deux en poussant un rapide soupir, ses doigts venant tripoter la lisière de sa jupe sur ses jambes. Elle hésite. "Thanks." C'est stupide, de remercier son frère pour quelque chose d'aussi banal que de la tenir au courant d'un sujet qu'elle refuse d'aborder elle-même. Mais l'intense soulagement qu'elle a ressenti en entendant le prénom de Stan est suffisant pour lui permettre ce rapide moment de faiblesse.

Elle tripote et retourne et finit par aplatir le pan de sa jupe sur sa cuisse, avant d'enfin retourner affronter le regard impassible de Jin. "What if I just wanted to spend some quality time with my dear brother?" Cette fois, aucun sourire sur son visage alors même que son propos tient plus de la blague qu'autre chose; sa tentative d'humour est aussi pathétique que rapidement enterré. "It's about the Wangs." Quand est-ce que ce n'est pas à propos des Wangs, ces derniers temps?

Au tour de Carrie de croiser les bras sur sa poitrine, se laissant aller contre le dossier de l'onéreux fauteuil de Jin pour s'installer plus confortablement, le dévisageant sans gêne aucune. Même lui ne peut réprimer la rapide crispation de ses traits à la mention du gang du Clan. Carrie serait bien incapable de comprendre la moitié des motivations de Jin vis-à-vis de Wei: elle n'a jamais eu aucun souvenir précis d'une famille à pleurer, et même si elle comprend bien entendu le désir de revanche de Jin... le fait qu'il soit allé aussi loin la sidère. Il a mis en danger le gang pour son simulacre de justice. Personne d'autre que lui n'aurait pu se faire pardonner aux yeux de Carrie, même si il y a certains jours où elle regrette franchement cet état de fait. Elle lui a déjà longtemps parlé de ses pensées sur le sujet, sur le fait qu'il a été irresponsable, stupide, trop audacieux, et franchement, encore une fois, stupide; inutile de revenir sur le sujet, elle sait qu'il se souvient de chaque mot précis qu'elle a prononcé. "I'm meeting with Mengwu in a few days. We'll be discussing the Devil's Snare." L'insupportable strip club de l'Alberich qui leur bouffe autant de capital que d'énergie en leur volant leur clientèle avec leurs pratiques aussi dégoûtantes qu'immorales. Carrie apprécie grandement toute l'hypocrisie dont elle sait faire preuve.

A cause des pratiques racoleuses et compétitives du Filet du Diable, ils ont dû fermer et consolider l'une de leurs propres entreprises. Entre ça, et tout le fric perdu lors de l'attaque des combats illégaux... Carrie grince des dents alors que le chiffre s'impose à elle. La note est salée. Et même si ils sont loin de la faillite, Carrie n'aime pas perdre. "I'm only telling you this so that you don't try to have this one killed, too. Do you think you can do that?" demande-t-elle d'un ton qui suinte d'où suinte sincérité mensongère et sarcasme.