(janvier 2006) Aujourd’hui, Rhys est sorti.

Quatre ans, déjà. Une peine ridicule, pour pas grand chose, pour un Gryffondor qui a ri d’une loi de trop. Lance ne savait pas trop s’il voulait aller le chercher, mais il a supposé que quelqu’un devait le faire. Lorsqu’il a évoqué la chose avec Rhiannon il y a quelques jours, celle-ci lui a assuré que c’était déjà pris en charge - je m’en charge. Il n’a pas protesté. Il a même été soulagé que la Serdaigle ait, comme toujours, pensé à tout. Soulagé de ne pas approcher cet endroit de misère qu’est Azkaban, soulagé de ne pas voir Rhys et les ravages de l’emprisonnement sur son visage jovial, sur son feu brûlant.
Soulagé, pour mieux ignorer les tiraillements douloureux de son coeur et de son corps, à la pensée de revoir son ami.

Rhiannon sait le trouver. Elle sait toujours, qu’il lui dise ou non, à croire qu’elle a gravé sur son coeur des runes de repérage. Ce soir, c’est un des lieux de prédilection des Black Hands où il a laissé sa carcasse et sa sobriété, cette dernière entamée par des doubles de whisky enfilés comme de l’eau. Il est ici depuis quelques heures, déjà, en attente de Rhiannon. Il ne sait pas s’il a trop bu, ou pas encore assez, car sa nervosité est toujours aussi forte, aussi collante et envahissante, ne se laisse pas oublier. La Lloyd saura le trouver - elle voudra peut-être lui dire. Ce qu’elle a vu, ce qu’il s’est passé. Elle voudra peut-être oublier. Il est là pour tout. Il est avec quelques Black Thumbs, mais sa conversation est morose, quand elle advient, au détour de rares phrases. Tout le monde sait, personne n’en dit rien, on le laisse fumer comme une cheminée et guetter la porte du bar à chaque personne qui y entre, jusqu’à ce que la silhouette élégante de la sorcière en passe le pas. Lance se redresse, un peu, carre les épaules, lève le menton - inconsciemment, tout cela. La meilleure posture, le regard plus doux, ce regret d’être mal rasé. « Vous avez autre chose à faire ailleurs... » Il pose le même regard froid sur celui qui résiste à l’injonction de Rhiannon, mais heureusement, aucun mot supplémentaire n’est prononcé afin de le convaincre du bien-fondé de foutre le camp. À l’instant. « Tu m’invites ? Toujours. » Un signe au barman, pour silencieusement lui intimer de servir un double à sa compagne.

Le verre glisse sur la patine du bar, les glaçons s’entrechoquent contre la paroi. Les doigts minces de Rhiannon entourent le verre ; Lance soulève le sien, déjà entamé, en recherche d’un toast convenable auquel trinquer. Quelque chose qui ne soit pas le cynisme qu’il a sur la langue, à cet instant. Finalement, il dit : « À nous deux. Gorgée infime, le feu du whisky sorcier qui ne fait rien, glissant sur des papilles déjà brûlées, engourdies. Alors ? » Elle peut tout dire, ne rien dire - il est là. Pour tout.

Elle allonge un regard vers Lance une fois certaine qu’elle a le verre plein et son attention entière. Il est fébrile et attentif à tout, son corps trahit ses pensées pour lui. Elle-même est encore bien trop ébranlée pour faire le tri dans ses pensées et ses sentiments mêlés, aussi prend-elle un moment avant de répondre. Et l’exercice n’a rien d’évident : il faut détricoter le tout, ranger dans les bonnes cases et enterrer le plus sombre, le plus terrible pour ne pas avoir le contempler. Ses mires sont braquées sur Lance, mais elle ne le voit pas vraiment. Baignée dans ses intérieurs, elle ne distingue que la lueur des feux qui brûlent. « Ca va. Il est installé. », elle finit par répondre sur la réserve. « Il aura besoin de temps. Mais ici, il trouvera de quoi s’occuper. » Ici, c’est la Famille, les Black Hands. « Je pourrais tirer une ou deux ficelles pour lui trouver un boulot de façade si besoin. » Elle avale une lampée de l’alcool et observe finalement Lance droit dans les yeux. La gorge pressée par l’angoisse, la tristesse, elle se souvient qui se trouve devant lui : elle peut laisser son masque éternel pour laisser aller. Lance la connait mieux que personne, dans ses forces et ses faiblesses, elle peut se montrer vulnérable devant lui, ça n’a rien de grave. Alors, elle finit son verre pour se donner le courage qu’elle n’a pas vraiment et choisit lentement ses mots avec soin et d’un geste de la main commande à nouveau. Le barman ne se fait pas prier pour verser le liquide. « Il est brisé. Il lui faudra beaucoup de temps pour se remettre de… de cet endroit. Et nous aussi on est brisé. Plus rien ne sera jamais comme avant et ça me fait très peur. C’est mon frère. » elle achève plus bas. Lance a cette facilité de lui faire baisser ses défenses et de la faire parler sans qu’il n’ait besoin de forcer trop. « Je lui ai trouvé un appartement, et je vais tenter de lui trouver un boulot… Mais… » elle soupire, le son beau visage défait sans se rendre compte qu'elle se répète.

Elle frisonne rien que de se souvenir de l’immense prison sorcière, de la silhouette qu’elle a retrouvé, le regard hagard et la carcasse décharnée. Elle se demande si, quelque part là-dedans, son frère vit toujours ? Existe-t-il des runes ou une magie secrète pour ranimer les âmes brisées ?

Un long moment, elle garde le silence et son regard se perd dans un point invisible qui se situe quelque part derrière Lance ou dans le feu.

« Quand-est-ce que notre vie à commencé à foutre le camp ? » elle finit par interroger après de longues minutes d’un mutisme totale et d’une introspection anormalement rigoureuse.

Le monde semble se refermer autour d’eux - une bulle autour de Lance et Rhiannon, où les voix des autres sont un brouhaha vague et flou, où il n’y a qu’eux. Où il n’y a qu’elle et tout ce qui trahit sa nervosité, son trouble, tout ce qui brûle à l’intérieur d’elle et qu’elle n’ose pas encore révéler, même à lui. Ils se sont tant éloignés, ces dernières années. Ses réponses sont d’abord factuelles, faussement rassurantes, pour celui qui veut en savoir plus (et en même temps, ne rien savoir, se protéger lui-même de l’inévitable).

Bien sûr qu’il aura besoin de temps.
Bien sûr qu’ils sauront lui trouver quelque chose à faire, chez les Black Hands comme ailleurs.
Ça ne répond pas à sa question. Sa véritable question.

Une faille, dans l’armure de la Galloise - un tremblement dans ses défenses, où la lumière, la noirceur, l’émotion s’échappent et glissent jusqu’à son attentif interlocuteur. « Il est brisé. Il lui faudra beaucoup de temps pour se remettre de… de cet endroit. Et nous aussi on est brisé. Plus rien ne sera jamais comme avant et ça me fait très peur. C’est mon frère. » Ses yeux pâles quittent le visage de Rhiannon, pour fixer les glaçons qui fondent dans son whisky. Sa lèvre tremble, alors qu’il veut chasser la peur insidieuse glissée sous sa peau, telle un serpent venimeux, et les images fabriquées de toute pièce qui s’imposent dans son imagination (sans savoir que la réalité sera bien plus cruelle). « Je lui ai trouvé un appartement, et je vais tenter de lui trouver un boulot… Mais… Il laisse la voix de la sorcière mourir, pour lui-même ajouter, aussi bas : Ça ne le réparera pas. »
Tout le fric des Black Hands ne pourrait pas réparer Rhys.
Sa large main glisse sur le comptoir pour prendre celle de Rhiannon, la serrer brièvement entre ses doigts. Le contact est presque électrique. Ça fait des années qu’ils ne se sont pas touchés, même anodinement. Le Farrow est tenté de reprendre sa paluche, alors que ses doigts lui donnent l’impression de brûler, mais il s’y refuse.

« Quand-est-ce que notre vie a commencé à foutre le camp ? Je dirais… à peu près en 1538, quand quelques rigolos bien avisés, dont un Farrow et un Lloyd, ont décidé de s’associer pour truquer des matchs de Quidditch. Il se veut un peu taquin, le ton enjoué, mais il craint bien que la blague tombe à plat. Sinon… autour de 1997. Du 13 août et du retour officiel du Lord. Même, un peu avant. Ou alors, je propose autour de cette partie de cartes que tu as gagnée, en 1998, alors que j’avais deux as dans les mains. » L’humour encore un peu vaseux, le clin d’oeil peut-être inapproprié, mais il ne sait pas non plus comment parler de ses sentiments. Pas même avec Rhiannon. Et pourtant, lui aussi laisse une faille apparaître, dans les tentatives maladroites d’humour : « J’ai peur de le revoir. Ça aurait pu... » C’est à son tour, de ne pas finir sa phrase - ça aurait pu être moi.

Le contact de la pogne épaisse de Lance autour de la sienne l’électrise et son palpitant s’emballe plus que de raison. L’instinct lui fait serrer la main et la raison lui fait garder ce contact qui la tient plus sûrement que n’importe quoi dans la réalité et l’ancre dans l’instant présent. La dernière fois qu’ils ont été aussi proches naturellement remonte à trop longtemps, une autre vie, presque. Ca lui a manqué, terriblement. Plus qu’elle ne veut bien se l’admettre actuellement. Plus qu’elle n’est en état de l’admettre. Sans qu’elle ne s’en rende compte, la pulpe du pouce caresse doucement la paume et elle redresse les yeux.

Effectivement, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent, rien ne pourra réparer jamais Rhys et lui rendre celui qu’elle a connu jadis. Il pourra se reconstruire, mais il ne sera plus jamais le même et il lui manque déjà, plus encore que lorsqu’il était enfermé loin d’elle.  « On ne pourra jamais le réparer… », elle lâche dans un soupire triste. « Il est si maigre, si tu savais et son regard…. Il a toujours eu des yeux magnifiques. De nous deux, il a toujours été le plus beau. Mais son regard, c’est celui de quelqu’un qui est mort au-dedans. Il respire parce qu’il doit respirer, il va manger parce qu’il le doit, mais tout ce qu’il faisait avec plaisir et joie, tous ces gestes qu’il arrivait à embellir ou rendre agréables ou beau. Il sublimait mon quotidien, tu sais. » Bien sûr que Lance sait, lui aussi l’a aimé. L’aime.

La blague la fait sourire, mais ça accouche plus d’un rictus tordu que d’un vrai sourire joyeux. « Tu es stupide… ». Elle redevient grave à la seconde réponse. « J’ai écourté, je ne suis pas restée. J’avais peur… de l’entendre, de le voir. » Elle devine ce qu’il ne dit pas et sa vraie crainte. Bien sûr que ça aurait pu être lui. Lui, Rhys ou un autre de leur cercle à ce moment-là. Elle s’en est longtemps voulu d’avoir voulu que ce soit Lance ou un autre de leur cercle. N’importe qui d’autre que Rhys.  Elle a été en colère contre la planète entière et cette planète c’était aussi Lance. Aujourd’hui, elle vendrait tout pour retrouver le bonheur et l’insouciance d’antan. « C’était moi la meilleure aux cartes, c’est tout. » elle fait avec un aplomb qui n’est qu’un pastiche de celui qu’elle aborde en temps normal. « On pourra y aller à deux, si tu veux. » elle reprend plus sérieuse, les mires qui cherchent celles de l’homme et le coin de ses lèvres s’ourle dans un petit sourire réconfortant. C’est autant pour elle que pour lui qu’elle propose. Et Rhys aussi.

« On ne pourra jamais le réparer… » Il y a tant d’amour et de douleur, dans les mots de Rhiannon. Dans sa description de cet homme qu’ils aiment, tous les deux, différemment, et dont l’emprisonnement a définitivement brisé quelque chose entre eux. En eux. comme s’ils étaient ceux mis sous les barreaux, trop longtemps pour trop peu. Les images se fixent davantage, dans l’esprit de Lance, sans toutefois qu’elles soient à la hauteur de la réalité, l’aideront à se préparer au pire, jusqu’à ce qu’il réunisse suffisamment de courage pour voir Rhys.
Ça, ou qu’il ait épluché toutes les excuses possibles pour repousser le moment fatidique. Quitte à se blesser, à le blesser, davantage.
Une nuée de protestations naît dans sa tête et au bord de ses lèvres. Le plus beau des deux, tss. Lance a beaucoup de choses à dire, à ce sujet, mais ce n’est pas le moment (et il sait bien que c’est vain), alors il se concentre sur le pouce qui caresse sa paume. Sur le frisson qui hérisse le poil de ses bras, sous sa chemise de flanelle, depuis le lieu même où la peau est doucement effleurée par la main chaude de Rhiannon.

C’est elle qu’il veut faire rire, mais c’est lui qui pouffe lorsqu’elle lui déclare posément qu’il est stupide - c’est ce qu’il fait le mieux. Il y a quelque chose de positif, dans cette insulte peu convaincue (peu convaincante), autant que dans son pâle aplomb. « On pourra y aller à deux, si tu veux. Oui, réponse qui fuse sans plus de réflexion. Les prunelles qui reviennent à celles de Rhiannon, à son léger sourire. Je n’ai jamais été le plus courageux. » Ce n’est même pas se déprécier. C’est reconnaître la vérité. Il a sa loyauté chevillée au corps et pour sa famille, pour les siens, il ferait bien des choses, mais il n’est pas un enfant de Godric. Les airs bravaches, frimeurs, façades d’une prudence qui l’a gardé en vie et hors de la prison jusqu’ici. « Ça deviendra… plus facile. Je crois. J’espère »

(ça ne sera jamais plus facile)
(il restera toujours cette ombre dans les yeux de Rhys, quelque chose qui ne devrait pas être là)

Son paquet de cigarettes apparaît dans sa main ; il s’en colle une entre les lèvres, laisse le paquet sur le comptoir, ouvert à sa collègue, au cas où elle veut s’y servir. Il a bien dit qu’il l’invitait. « Faudra lui trouver quelque chose de discret. Pas tout de suite, mais quand il sera prêt. » Le Middle Finger sait bien que plusieurs problèmes se poseront, pour cette recherche d’emploi, mais il est prêt à graisser un nombre suffisant de pattes pour que le Lloyd puisse reprendre une petite place dans la société. Pas uniquement dans leur société. Sa main passe devant sa cigarette, sans baguette l’allume, tour de magie pratiqué avec les années. « Le sujet de qui a les plus beaux yeux entre vous deux est encore ouvert à débat, tu sais. Le sourire malin sous la moustache, alors que la fumée dissimule en partie ses traits. Ne te sous-estime pas. »

Ils sont rares ceux qui la comprennent dans ce qu’elle ne dit pas, dans ses silences et ses phrases qui d’apparence ne disent rien d’important. Le regard que pose Lance sur elle fait mentir tous ceux qui pensent qu’elle ne ressent rien. Il sait. Elle n’a pas besoin le dire, il sait à quel point elle est au moins autant brisée que Rhys – c’est faux bien sûr. Mais si elle pouvait, elle prendrait sa peine pour la porter elle-même. La culpabilité, l’angoisse, la douleur, tout. Elle porterait tout elle-même. Elle pourrait le dire, confier à Lance, lui dire tout ce qui lui écrase actuellement la poitrine et lui presse atrocement la trachée, les pensées qu’elle s’efforce à conserver dans des espaces si réduits de son esprit qu’ils n’ont pas vraiment la place d’exister. Il y tout ce qu’elle prendrait de Rhys et tout ce qu’elle a déjà : une immense plaie béante qui n’a cessé de suppurer durant le temps de l’incarcération de son frère. Lance porte lui-même la jumelle de cette blessure ancrée aussi sûrement en lui que c’est en elle. C’est partout, tout le temps, à chaque instant de la vie, chaque geste anodin, chaque pensée.

Elle réalise alors combien ils ont changé, l’un et l’autre. Et combien ça ne change rien. Lance est celui qu’elle voulait voir et il s’est laissé trouver. Rhiannon s’accroche à cette main, à cette caresse, les yeux douleurs braqués sur l’homme en face d’elle, qui dans son silence comprend et n’émet aucun jugement. Il a toujours été le phare dans qui contient au loin l’obscurité, peu importe les tumultes de leur vie.

Par Merlin, il lui a tellement manqué…
« On ira à deux, alors. Tu verras, l’appartement est sobre, deux pièces. Mais il sera bien, pour reprendre ses marques. Je ne lui ai pas dit, mais je ne suis pas loin et j’ai entièrement protégé l’appartement. » Les runes qui encadrent la porte d’entrée sont si discrètes que ça demanderait un œil aguerri et entrainé, quelqu’un qui sait quoi chercher pour les trouver et les voir. Dans ces runes, elle y a mis tout ce qu’elle avait de sentiments contradictoires mais forts pour protéger son frère. Rien ni personne d’au moins aussi capable qu’elle ne pourrait passer cette protection supplémentaire. « Ca deviendra sûrement plus facile, oui… » elle fait plus pour répondre et au moins aussi peu convaincue que Lance. « Il sourira à nouveau », elle fait la voix qui se brise, incertaine de ce qu’elle avance autant qu’elle l’espère avec ferveur. « J’ai quelques connaissances qui me doivent des faveurs, je pourrais voir de ce côté-là. Simple, c’est bien oui. Et pas de toute suite. Quand il pourra. En attendant, j’ai assez d’économie pour nous deux, il n’aura rien à se soucier. Son compte est encore sous ma tutelle, mais je lui rendrais l’accès dès que possible et j’irai à la maison chercher certaines de ses affaires. Il ne le fera pas lui-même, mais je sais que ça l’aidera… J’ai quelques photos, un vif d’or qu’il conserve depuis des années, des trucs comme ça. C’est des petits rien, je sais bien. Mais ça fera la différence. »

« J’ai le plus beau sourire, mais lui, il a des yeux magnifiques, et tu le sais. », elle réplique, le coin des lèvres qui s’ourle finalement d’un rictus taquin. C’est toujours mieux que la précédente tentative du reste, un ersatz de joie.

Aller à deux voir Rhys l’effraie déjà un peu moins. Helga seule sait comment il réagira, lorsqu’il reverra son ami, mais au moins, ils ne seront pas seuls. La main de la Lloyd dans la sienne, pour lui rappeler ce fait. Il ne sera jamais seul. « [...]Je ne lui ai pas dit, mais je ne suis pas loin et j’ai entièrement protégé l’appartement. Il s’en doute probablement. » L’ancien journaliste sportif n’est pas dupe des manigances de sa jumelle et si un oeil avisé ne saura pas remarquer les runes disséminées ici et là dans l’appartement, lui saura où porter le regard. Où voir, pour se rappeler que Rhiannon veille sur lui.

La sorcière parle et parle, lui détaillant chaque chose, chaque phase de son plan. Après l’appartement, pas trop grand, pas trop éloigné, jamais trop protégé. L’emploi qui viendra en temps et lieux - pas trop compliqué, mais pas trop simple, mais surtout, pas sans démarches surveillées, accompagnées. Le compte en banque, les effets personnels, et sans doute tant d’autres petites choses auxquelles seule sa jumelle peut penser. C’est qu’elle le connaît mieux que quiconque. Ou le connaissait.

« J’ai le plus beau sourire, mais lui, il a des yeux magnifiques, et tu le sais. » Un rire (sincère, presque trop fort même dans ce court éclat) lui échappe, en même temps qu’un nuage de fumée de cigarette, qui semble les envelopper et les dissimuler aux regards. Ou peut-être seulement cette main qui caresse doucement celle de Rhiannon. Le pouce qui caresse la paume, le côté tendre et chaud de la main, la naissance du poignet fin et blanc. Il prend probablement trop de temps à répondre, perdu dans ledit plus beau sourire, dans ledit superbe regard.
Depuis quand ne l’avait-il pas revue ? Vraiment revue ? Il lui semble bien loin, le temps où ne vivait pas dans ce regard magnétique cette triste résignation  si loin et si proche, leur propre naïveté. Et même avec cela, même avec cette dureté dans les yeux et dans le coeur… jamais le sorcier ne pourra cesser de la trouver magnifique, inside out. Quel effet de niaiserie ils lui font, ces crétins de jumeaux… Lui ne peut certainement pas se vanter de la même chose, avec son allure volontairement entretenue d’ours mal léché : ça n’a pas le charme de sa persona enjouée et frivole ! « Je n’embarque pas dans ce jeu », répond finalement Lance avec une grande sagesse, qui sait bien mieux que de s’engager dans une joute avec Rhiannon Lloyd. Surtout qu’il en faut toujours bien peu pour qu’entre eux, une toute autre sorte d’électricité monte.

Est-ce cela qui lui donne un peu de courage, à cet enfant qui se proclame bien lui de ces vertus et qualités ? Cela qui lui fait dire, pas même dans un murmure, mais dans un commentaire bien audible, bien réel : « Tu me manques. » Pas tu m’as manqué. Au présent. Parce que le cynisme de Lance lui dit que leur rencontre de ce soir restera exceptionnelle et qu’il ne doit pas compter sur des retrouvailles, même si Rhys est sorti de prison. La fêlure est bien plus profonde que cela. Un sourire presque timide, sous sa moustache. Un peu triste, lui aussi.

Bien sûr que Rhys s’en doute. Elle a toujours farouchement veillé sur lui, toujours tout fait pour lui épargner le plus possible les affres terribles de la vie. Bien sûr, elle n’a jamais pu tout empêcher, mais quand il le fallait, Rhiannon était toujours là pour rendre les intérêts et plus encore. Elle n’est pas d’un naturel rancunier, mais la Lloyd fonctionne en meute, en gang. Et toucher à l’un du gang, c’est comme une offense qu’on lui fait aussi. (rien que pour ça, elle serait un Fist excellent et elle le sait. Une main de fer dans une poigne de velours qui a les intérêts de chacun des siens à cœur.) « Tout ira mieux, » elle fait avec ferveur.

Lance a toujours sa main, et elle laisse son esprit dévier sur le contact de la paume chaude contre sa peau claire et délicate, ce pouce rugueux qui s’y promène. C’est un vieux réflexe qui réveille autant de réminiscences dans lesquels il est agréable de se perdre un bref instant. Elle ne parvient pas à cacher les quelques secondes de sourire niais qui lui ourlent les lèvres et lui font plisser les yeux. Lance est lui aussi perdu dans leurs souvenirs communs et elle ne fait rien pour briser ce silence qui s’est installé entre eux, qui n’a rien de gênant. Au contraire, il est réconfortant et leur ménage un espace qui n’appartient qu’à eux. La réponse de Lance lui tire un autre sourire, plus doux et qui cette fois s’attarde sur le visage fin de la brune. Mais pour autant, elle ne répond rien, elle se contente de presser sa main contre celle de l’homme. Il est le plus sage des deux. Et il sait qu’ils méritent mieux que de raviver les braises de leur relation pour oublier qu’ils souffrent. Qu’elle souffre. Oh, elle le sait aussi, bien sûr, mais elle n’a pas, elle le réalise, la même considération. Ce qu’il déclare ensuite interrompt le fil de ses pensées. Peut-être que finalement, Lance a les mêmes égares pour elle qu’elle en a pour lui. Le sourire se creuse un peu plus, et d’une lampée, elle avale la fin de son verre. « C’est maintenant que tu me kidnappes », elle glisse le timbre serein, sur le ton de la suggestion.


Cette pogne chaude lui rappelle qu’autre chose a existé entre eux, quelque chose qui a brutalement pris fin dans des circonstances qui, si elle est honnête, lui échappent encore en partie. A croire que leur propre bonheur ne tenait que parce que Rhys était là ? Probablement en grande partie, oui. La relation de leur trio s’était troublée des années auparavant pour leur bonheur. Souvent, elle s’était dit qu’elle était curieuse de savoir ce qu’ils donneraient, juste à deux. Peut être qu’il était enfin temps de le découvrir.

Une part de lui espère que Rhiannon ne répondra pas à son sentiment - qu’elle soit la plus raisonnable. Que tout soit éteint, de son côté, qu’il ne reste que des cendres, dans son coeur. Qu’elle fasse taire ses espoirs crétins, ceux de cette histoire abattue en plein vol. Et une autre part veut tant et tellement qu’elle abonde en son sens ! Il sait quelle option est la plus simple, la plus sage. Il sait aussi laquelle il préfère, et Lance a beau être prudent, il n’est pas toujours sage. Lui aussi a parfois besoin de ne pas être raisonnable.

Le sourire de la brune se creuse encore davantage et l’alcool est bu en une dernière gorgée, qui ferait presque oublier la suggestion qu’elle lui offre en réponse : « C’est maintenant que tu me kidnappes. » Leurs regards se jaugent pendant encore quelques secondes, comme pour mesurer le sérieux de cette proposition. Lance pige dans ses poches une poignée de Gallions et de Mornilles, déposées sur le comptoir sans même être comptées.  Il a bu à l’oeil, il paie de la même façon. « Garde le reste », envoie-t-il au barman avant de terminer son verre cul-sec, d’y jeter la cigarette à peine entamée et de se lever de son siège. Il enfile sa cape d’un geste sûr, ne prend même pas le temps de nouer son foulard autour de son cou. Sa main a quitté celle de la Lloyd, pour toucher doucement son coude, comme pour l’enjoindre à le suivre. Ce qu’elle fait sans commentaire supplémentaire, ni sans rechigner, et les deux silhouettes des Middle Fingers s’évanouissent par la porte du bar.

Il sait que les Black Hands chuchoteront, dès qu’ils seront partis, prendront les paris, ricaneront sous cape et feront des gorges chaudes ce qu’ils ont pu deviner, ou non.
Franchement, il s’en fout.

Lance les fait transplaner juste sur le pas de sa porte et un sortilège plus tard, ils sont dans son appartement à l’odeur perpétuelle de tabac froid. Ça le dérange soudainement beaucoup. Au moins autant que sa barbe mal rasée, à laquelle il est incapable de ne pas penser. Et le ménage… douce Helga ! Un coup d’oeil aux formes qui se dessinent dans la pénombre lui confirme que l’endroit n’est pas trop en bordel, mais définitivement pas dans l’état optimal où il aimerait qu’il soit pour recevoir quelqu’un. Surtout Rhiannon. Un coup de baguette discret (pas assez pour la sorcière, sans doute) fait s’envoler les chemises au sol ; un autre, achemine les verres et assiettes sales à l’évier de la cuisine.
Il ne peut rien faire pour le parfum de cendrier, par contre.
Là seulement, il allume les lumières - juste assez pour que l’effet tamisé efface un peu le vieillot de son logis et en donne l’illusion de quelque chose de moins… moins lui. « Tu veux quelque chose ?, demande-t-il à sa comparse en l’aidant à retirer sa propre cape, pour la mettre un peu plus à l’aise. Autre que moi, bien sûr », ajoute-t-il avec un air malicieux qui le fait rajeunir de quelques années. La boutade appartient à un Lance définitivement plus léger et bravache, mais alors qu’elle est là, et lui aussi, elle ne lui paraît pas déplacée. Un test, à la limite, une confirmation, de pourquoi ils sont là.