Ça a toujours été qu'elle, depuis très petite. Elle a pas eu d'enfance heureuse, Moeko. Pas un souvenir lumineux. Juste des cris, et des objets qui volent - maman, hideuse, et papa qui baisse la tête sous les assiettes qui éclatent. Et elle, cachée dans sa chambre, en train de frapper ses poupées. Rebuts de la société - mère demi-harpie, mère né-moldu. Pas un seul brin de lumière pour éclaircir le tableau, lui accorder un peu de répit. Dès sa première bouffée d'air, elle a été condamnée à vivre une vie à courir, tout le temps, à se battre et faire en sorte de s'affirmer. Jusqu'à ce que ses cordes vocales éclatent. Elle a toujours eu une grosse voix, Moeko - une voix grave et traînante, "une voix de garçon" qu'on se moquait à l'école. Pauvre gamine murmuraient certains, monstre sifflaient d'autre. Pitié et dégoût - fascination malsaine à l'égard du rejeton de la demie-harpie, Hibari Fujii. Prénom qui a toujours fait frissonner le quartier sorcier où ils habitaient - celle à qui l'on ne voulait se frotter. Ombre personnelle de son mari bien trop gentil, Suzaku - victime de ses colères ravageuses.
C'est qu'elle a jamais rien fait pour entrer dans les bonnes grâces de personne. A l'école maternelle sorcière, elle se battait tout le temps. Avec les garçons, les filles - elle se retenait pas. Elle arrivait pas à se retenir. La colère qu'elle ressentait était trop grande, trop forte - il fallait qu'elle sorte. Et, à défaut de pouvoir le faire à la maison, elle le faisait avec ses camarades et le corps enseignant. C'est que, maman prenait beaucoup de place à la maison. Regard noir terrifiant, présente écrasante, colères dévastatrices - elles ont jamais eu de relation. C'est toujours papa qui s'est occupé d'elle. Maman, elle, se laissait sombrer dans les ravages de la haine et de la colère - sifflait malédictions et éclatait la porcelaine.

On pensait pas qu'elle finirait sa scolarité à Poudlard - et pourtant, par on-ne-sait quel Miracle, ça s'est fait. ASPICS et BUSES obtenus à ras les pâquerettes - mélange de Désolant, Acceptable et quelques rares Effort Exceptionnel (en Défense contre les Forces du mal, pour ne citer que cette matière). Elle aurait pu faire mieux, Moeko - mais elle a jamais eu envie. Elle avait même pas envie d'aller à Poudlard. On l'y a inscrite sans lui demander son avis. Elle a jamais aimé cet endroit - trop faux, trop rocailleux. Est-ce qu'elle y avait des amis ? Qui aurait voulu être ami avec quelqu'un comme elle ?
Tout le temps en train de provoquer, première à donner les coups lors d'accrochages - langue de vipère au regard de feu, qui repoussait tout et tout le monde. Professeurs bienveillants comme camarades de dortoir prêtes à faire des efforts. Fantômes aussi - certains racontaient même qu'elle avait réussi à maudire un des fantômes de l'école. Elle a jamais contredit ou approuvé cette rumeur - à l'heure d'aujourd'hui, c'est encore une spéculation. Elle a failli se faire renvoyer, plusieurs fois - ça s'est joué de peu à chaque fois. Un camarade qui se manifestait pour dire qu'elle avait fait que se défendre parce qu'en réalité, elle avait entendu les murmures dans les couloirs qui la qualifiaient de monstre - ou des élèves qui avaient trop peur d'elle pour aller prévenir le corps enseignant. Certains soufflaient qu'elle faisait exprès de s'attirer autant d'ennui - qu'elle cherchait à quitter l'école par tous les moyens possibles.

Malheureusement pour elle, elle y est restée jusqu'à sa septième année.

Elle a toujours su que sa vie serait pas facile, après Poudlard. Elle savait même pas ce qu'elle voulait faire. Aucune qualification, rien - elle a été lâchée dans la jungle, comme ça; Elle s'est pas menti à elle-même, Moeko - dans le fond, elle a toujours su que ce monde était pas pour elle. Qu'elle y trouverait pas sa place - maudite dès la naissance par le sang de monstres couverts de sang. Harpies, créatures maléfiques des contes - qui terrifient les enfants. Maman l'a prévenue, très tôt - papa aussi, à a sa façon. N'attends rien de ce monde, qu'il lui a dit un soir alors qu'elle rentrait de l'école après s'être encore battue, parce qu'il ne te donnera rien. Ils ont fini par se séparer, tous les deux - pendant sa scolarité, elle était plus là pour faire tampon, alors leur mariage a empiré. Papa a craqué, il est parti - c'était l'assiette brisée de trop. Il a fait ses valises, embrassé sa fille sur le front - et il est retourné au Japon sans se retourner. Il a coupé les ponts. Elle a jamais compris, Moeko - ça a été sa première trahison. La première fois que son coeur a été brisé. Après ça, maman est devenue de pire en pire - imbuvable. Elle l'a jamais avoué, mais dans le fond, Moeko a toujours su que c'était parce que papa lui manquait.
Elles se sont déchirées mutuellement pendant des années, Hibari et Moeko. Monstres de colère et de peine. Lionnes en cages déchaînées, elles se sont sautées à la gorge sans relâche pendant des mois, jusqu'à ce qu'elle en ait assez aussi, Moeko.  Elle a pris ses clics et ses clacs, elle aussi - elle a suivi le chemin de son fuyard de père en le comprenant mieux. Ils la partagent tous les deux, cette lâcheté - cet égoïsme qui les pousse à se préserver en premier, qui leur confrère cette capacité à partir et à couper les ponts sans avoir à regarder en arrière. Sans ressentir de remords. Rien. Juste une sensation de satisfaction, alors que les portes claquent - signe de leur départ.

Dire qu'elle a galéré, ce serait trop simple. Elle en a chié, dehors. On lui a claqué des portes au nez. On l'a chassée. Le climat est devenu mauvais, agressif envers les hybrides - et c'est devenu pire avec les recensements. Ça a fait qu'empirer au fil des mois et des semaines - tout le monde l'a vu, tout le monde l'a senti. C'est là qu'Eiji est entré dans sa vie - il y a sauté à pieds joints, sans y réfléchir à deux fois. Peut-être parce qu'elle lui a fait de la peine, à frapper à toutes les portes dans l'espoir de trouver un job ou un coin où dormir - ou peut-être parce qu'elle était bonne, et qu'il voulait se la faire. Elle a jamais réellement su. Il a jamais voulu lui dire, quand elle lui demandait pourquoi.
Il l'a ramassée. Il l'a hébergée. Pourtant, elle a jamais été facile à vivre - c'est un monstre de colère et d'amertume, Moeko. Elle a jamais fait confiance à personne - encore moins aux hommes. La blessure laissée par son père est toujours restée fraîche, même si elle a tout tenté pour l'enterrer. Alors, Eiji, elle a essayé de le cerner vite - avant de comprendre qu'elle le pourrait jamais. C'est un garçon qui réfléchit pas, qui agit sur  des impulsions et s'inquiète ensuite des conséquences de ses actes. Un courant d'air. Une brise automnale - virulente, mais bienveillante. Il l'a nourrie, logée. Il s'est occupé d'elle. L'a soutenue. "T'es pas un monstre" qu'il lui a soufflé plus d'une fois, quand elle revenait de ses rendez-vous mensuels avec les chiens du gouvernement, "T'es Moeko. Ma Moeko."

Elle a pas résisté longtemps avant de laisser tomber la garde.
C'est qu'il a toujours eu l'habitude des coeurs brisés, Eiji.
 

C'était trop beau. Trop intense. Trop éphémère pour durer. Eiji a disparu, en janvier - il est jamais rentré. Elle l'a attendu, pourtant, à l'appartement - pendant deux semaines avants de se rendre à l'évidence. Il l'a larguée. Elle a pas compris, sur le coup - il était tard. Il avait pas l'air d'avoir bu. Et pourtant .. Je ne t'aime plus qu'il a tonné avec cet air dur qu'elle a jamais vu sur son visage, d'habitude souriant. Est-ce qu'elle a pleuré ? Non, elle pleure pas Moeko. Mais son coeur ... il l'a réduit en pièces. Il l'a détruit, pour de bon - on l'y prendra plus, la harpie. Plus jamais elle aimera. Elle se l'est promis. Son coeur a pourri au point de non retour - du moins, elle s'en persuade. Deux fois, c'est déjà trop - la troisième, elle y survivra pas.
Elle s'est jamais dit qu'elle finirait sa vie misérable dans un Bordel - yet, here we are. Le Filet du Diable est apparu dans sa vie au moment où elle a baissé les bras. Elle s'est pointée, sans plus rien à perdre. "Je suis ici pour le travail", qu'elle a dit - aucun remords à devenir une bête à curiosité. Toute sa vie, elle a été l'objet de regards malsains - ici, au moins, être vue comme un objet lui accordera un minimum d'assurance. Un toit. Un travail. Une stabilité. C'est déjà plus que ce que d'autres peuvent avoir - elle se plaint pas. Alors, elle a tout fait sans broncher - a accepté le serment inviolable des Von Baüme, tous les clients qu'on a pu lui envoyer, fait tout ce qu'on lui demande de faire. C'est devenu un pitbull - un chien de garde. La petite bestiole qui grogne mais qui est sympa tant qu'on lui donne à bouffer. Celle qu'on n'hésitera pas à abattre, si elle devient trop entreprenante - elle sait, qu'elle est sur un siège éjectable.

On le lui rappelle tous les jours.
La putain de marque brûlante le fait parfaitement.

Je t'ai attendu Eiji, tu sais.
Pendant des jours et des jours.
Des semaines.
Des mois.
Puis j'ai abandonné. J'ai accepté la vérité.

On s'en ira, tous les deux que tu m'avais promis. Il devait être quoi, minuit ? Dans un coin de l'appartement - tu t'étais pointé à l'improviste, et tu m'avais embrassée à la lumière de la lune. Imprévisible, comme toujours.
J'étais jeune,
  - et amoureuse.
J'avais vingt-six ans, et j'étais déjà prête à tout te donner - en plus de mon cœur. Dans le fond, je voulais plus te croire que je ne te croyais réellement.

Quelque part, j'ai toujours su que tu finirais pas disparaître de ma vie.

Est-ce que tu y croyais, à ces mots que tu me soufflais au creux de l'oreiller ? Ou n'étaient-ce que des paroles en l'air ? Cette vie que tu m'avais promise, c'était qu'une illusion pas vrai ? Des mensonges, des paroles dans le vent - de vulgaires mots évaporés à la lueur du jour.

T'as toujours été comme ça. Un électron libre. J'avais du mal à te suivre dans toutes tes errances - trop énergique pour moi. Trop vivant. On était voués à se déchirer, tous les deux - t'aurais pu partir aussi loin que tu voulais, j'aurai jamais pu tenir la cadence.

Est-ce que tu m'évites ? Tu as peur de moi ?
Tu devrais.
J'ai changé, tu sais. Je suis plus moi. Je suis moi, et autre chose. J'ai l'impression qu'au fond de moi, y a quelqu'un d'enterré qui essaye de sortir - de me déchirer de l'intérieur.

La colère, elle est plus forte que moi. J'arrive pas à la contenir. Elle fait mal, elle me déchire les entrailles avec les griffes acérées d'un tigre - elle est beaucoup plus grosse que moi. Trop grosse pour moi. Elle me brûle, si fort que j'en pleure, des fois, le soir. Je m'en fait éclater les poings sur le mur, jusqu'au sang, pour ressentir autre chose.

Je veux pas te faire mal, Eiji.
Je devrai, pourtant. Vouloir te tuer. Te déchirer la gorge de mes propres mains. T'arracher la trachée et te laisser agoniser, à essayer désespérément de prendre une misérable bouffée d'air - gargouillant minablement.
Tu mériterais.
Je t'en veux. Je te déteste pour m'avoir fait espérer.

Je devrai te maudire. Tu sais que j'ai toujours été douée avec ça, hein ? Porter la poisse aux autres. Leur faire tomber des malheurs dessus. J'suis une putain d'horreur de la nature.

Mais je t'aime, Eiji.

Tu m'as détruite, Eiji. Je t'ai donné mon coeur - et tu l'as émietté en cinq mots seulement. Parce que tu réfléchis jamais, Eiji. Tu vis l'instant présent, tu te laisses porter par le vent sans jamais penser aux conséquences de tes actions - sans jamais penser aux marques que tu peux laisser chez les autres. Je le savais. Pourtant, je t'ai stupidement cru.

Je ne t'aime plus.

Tu te souviens ? C'est ce que tu m'as soufflé, avant de partir. La nuit était fraîche - la lune brillait, dehors. J’oublierai jamais l’odeur insupportable de la cannelle - toi, tu l’adorais. Ces mots, tu les as lâchés comme une bombe avant de prendre la fuite. Tu m'as laissée seule, avec la nouvelle à digérer - et les larmes qui ont suivi.

Quelque part, c'est moi l'imbécile de l'histoire.
Je me suis faite du mal toute seule.

Je savais comment ça finirait - pourtant, je t'ai suivi aveuglément. J'ai bu tes paroles, qui avaient le goût d'eau de source pour mes oreilles assoiffées. J'étais désespérée, aussi.

Tu sais quoi ?
J'espère que tu finiras en Enfer, Eiji.
On pourra s'y retrouver, comme ça.
Et se torturer pour l'éternité.

Elle fixe la lettre un instant, à la lumière du petit bureau - de l'autre côté de la porte, elle peut entendre du bruit dans la cuisine commune. Le bordel leur offre un semblant de vie sociale - l'impression de vivre dans une collocation totalement déglinguée. Rictus amer qui naît sur ses  lèvres - dents pointues qui se dévoilent, hyène qui ricane à la tête de la mort. Et le papier qui est froissé, balancé à la poubelle.

Elle sait même pas pourquoi elle a écrit cette putain de lettre. Elle sait même pas où l'envoyer. Ça fait quoi .. quatre mois qu'il a disparu de la circulation ? Avril qui s'achève avec un goût amer. Il doit sûrement être mort, à l'heure qu'il est - et elle en a rien à foutre.

Elle se force à le croire.