Aloysius la trompait.
C’était quelque chose qu’elle savait, maintenant, depuis quelques mois. Plusieurs mois à se torturer de questions, de doutes, de suppositions, à s’inquiéter de chaque femme qui viendrait s’approcher de son mari. Pas qu’elle veuille pour autant le reprendre, le récupérer, être de nouveau sa femme au sens fort du terme mais… tout de même ! La trahison la hantait, la poursuivait, et avec elle son défi. Jamais elle ne saurait faire de même. Jamais elle n’en serait capable. De fait, elle avait eu beau essayer de trouver quelqu’un d’autre, ces derniers mois, rien ne s’était passé comme désiré.
Elle pouvait trouver d’autres hommes beaux (bien que moins beaux), cela n’était pas tant le problème. La réciproque était plus rare mais pas impossible. On appréciait rarement son caractère trop brusque, ses répliques vives, son emportement, le fait qu’elle ait des obligations capitales. Qu’elle prenne les choses au sérieux. Aussi, Jae-Hwa ne savait pas jouer la comédie, simuler, faire semblant. Le pire était quand, après avoir passé trente ans à tenir Aloysius exactement comme elle le voulait, elle se retrouvait avec des hommes qui voulaient mener la danse. Et la traitaient… La traitaient… Comme une femme, souvent. Jamais, cependant, elle n’avait réussi à en arriver à cette conclusion : cela ne marchait pas, tout simplement.

Enfin, ceci n’avait rien à voir avec cela, et si Jae-Hwa Rosier se dirigeait ce jour-là vers le Filet du Diable ce n’était en rien pour pallier à une frustration sexuelle qui n’existait pas. Elle n’était pas de ces animaux qui avaient besoin de ce genre de chose. Non, elle était là pour trouver son mari, et cela était bien tout.
Et si elle avait pris la forme d’un homme pour ce faire c’était pour faire preuve de discrétion. Bien plus de maris que d’épouses dans ces murs de luxure et de dévergondage qu’elle ne pouvait habituellement supporter. C’était que, en désespoir de cause, portée par le désespoir de la situation, elle n’avait dernièrement qu’une obsession : qu’Aloysius aille chez les prostituées. Avait-il le temps de charmer une femme ? Certainement pas. L’argent pour venir ici ? Certainement. C’était absolument possible et c’était bien plus discret que de s’enticher de la femme d’un autre.
Bien entendu, Jae-Hwa priait pour ce que cela n’arrive pas. Qu’elle ne trouve aucun indice, rien, absolument rien, qui ne guide vers son mari.

Il était vingt-trois heures lorsque ce qui semblait être Antonio Ocasio passa les portes du Filet du Diable. Il se présenta et en échange on lui présenta les honneurs. Bien. Jae-Hwa, dans ce corps, se sentait à l’aise. La voix grave qu’elle tentait de débarrasser d’accent coréen occupait la pièce. Elle se sentait plus calme, plus sereine ainsi. La main qui saisit le verre qu’on lui proposa était ferme. Puis elle commença à déambuler dans le salon, à observer les invités et à chercher, enfin, visage après visage, celui de son mari. Le cœur battant, les doigts impatients.
Et le regard, parfois, se risquant sur les jeunes femmes peu vêtues qui pouvaient passer par là.
Un terrible frisson glissant le long de sa nuque à l’idée de dépenser l’argent dans sa bourse.
Ce serait… pour savoir.

Engel Von Bäume était un homme d'ambition. Chacun de ses gestes, chacune de ses paroles avaient un but. Ou en tout cas c'est ce qu'il aimait à croire. En réalité, les pulsions du frère cadet des Von Bäume avaient tendance à le faire reculer de deux pas à chaque fois qu'il parvenait à en faire un. Engel était intelligent et charmant lorsqu'il souhaitait l'être mais son impulsivité, sa faim de violence et de plaisir lui jouait constamment des tours. Peu arrivés à concilier l'homme froid et violent qu'il pouvait être avec l'homme charmant qu'il laissait paraître en bonne compagnie. Il était de feu et de glace, d'humeur changeante. Ses plans sur le long terme, minutieusement programmés pouvaient se retrouver facilement balayés de la main par une saute d'humeur.

En soit, Engel était un être imprévisible qui pouvait un instant vous baiser la main avant de la mordre. Un visage, un voix, une parole ou un geste pouvait déclencher d'un jour à l'autre de sa part une violence inouïe ou une passion débordante. Toujours à deux doigts de s'enflammer ou d'enflammer très littéralement. Toutes ces situations et sentiments fâcheux faisaient de toute fixation une obsession, un besoin, quand il voulait quelque chose, il se poussait à l'obtenir que ce soit pour une heure ou pour toute une vie.

Le regard du Von Baüme s'était ce soir là aventuré sur un visage bourru, il avait été intrigué par la nouveauté de sa présence. Le filet du diable sous ses airs de décadences était en réalité un club très sélectif et son propriétaire avait vu quasiment tous les clients de l'établissement de près ou de loin. L'ennui, la nouveauté, le charme rugueux de l'individu semblaient l'attirer comme une flamme. Et les quelques informations qu'il avait pu glaner sur l'individu ne semblaient pas le satisfaire. Un nom, un titre. Ses videurs savaient quelle clientèle était attendue dans l'établissement et l'avaient fait rentrer sans un mot, sans un doute. Engel et Valeska avaient choisi avec minutie chaque petit détail de l'établissement, le père avait lui-même engagé chaque employés, capturé chaque créature. Des hommes et femmes de confiance, des membres de l'Alberich, des fidèles des Von Bäume et quelques perles nouvelles ajoutées à sa collection.

Le collectionneur n'avait pas la patience d'attendre une seconde de plus, de continuer le jeu de regard qu'il avait enclenché avec le presque inconnu. Il serra une main, puis deux, un sourire charmant aux lèvres pour les habitués de son établissement mais ses pas déterminés ne laissaient de doute à personnes sur sa destination. Face à son objectif, sa main se campa fermement sur le coude de l'individu pour capturer son attention. Il semblait à la fois complètement à sa place dans ce salon mais également pas du tout. Il exsudait un air de curiosité presque naïve mal placé sur un visage comme le sien et Engel n'était pas sûr des raisons de sa présence en ces lieux.

« Vous êtes sans doute le premier Ocasio a s'aventurer au filet du diable. Mon frère doit beaucoup à votre famille, aussi êtes vous mon invité spécial pour la soirée si vous le désirez ? Un tour de l'établissement peut-être ? »

La voix saccadée d'un accent germanique se fit serpent, charmant aux limites de la menace. Engel n'avait pas encore pris l'habitude de se présenter depuis son arrivée sur le territoire. Des années dans son pays natal à être connu de tous, crains puis souillé par la réputation d'un frère trop imprudent, n'avaient pas aidé la fierté mal placée du cadet. Il s'attendait à ce que l'on sache qui il était sans qu'aucune introduction ne soit faite et plus encore dans son propre royaume.

L’objectif premier avait bien sûr été de rester absolument discret. C’était même peut-être le seul élément à peu près constant et réfléchi de son plan. De son projet qui ressemblait légèrement de loin à un plan. La vérité c’était que Jae-Hwa n’était pas à l’aise, pas à l’aise du tout : le corps, oui, était rassurant, le lieu aucunement. Il était vulgaire, déjà, et une insulte, une insulte au Lord, à tout ce qui était respectable et… Jae-Hwa n’était pas spécialement prude mais se trouvait toujours bien plus critique et de mauvaise foi dès qu’elle était en position de stress.
Position de stress qui s’accentua quand on l’approcha. Un homme, qui l’observait, depuis un moment. Un homme qu’elle finit par reconnaître comme étant le propriétaire de cette effroyable maison… Et il pouvait être charmant et souriant comme il le désirait, Jae-Hwa n’était pas rassurée le moins du monde d’avoir été repérée par le propriétaire.
De fait, elle eut envie de gifler la main qui osa la toucher sans son autorisation, et dut retenir une remarque acerbe. Un homme, un étranger, un gérant de bordel aussi familier avec elle ? Voudrait-il, ensuite, lui faire la bise comme ces vulgaires français ?
Non, vraiment, Jae-Hwa n’était pas bien généreuse lorsqu’elle se trouvait stressée.

Elle parvint cependant à retenir toute son animosité et réussit même à avoir un petit rire, quasiment mondain, quand on lui dit qu’elle était le premier Ocasio sur place. Bien, très bien, aucun frère n’allait faire irruption. Et la cible n’était pas un habitué. Le contraire lui aurait fait échapper à son amabilité un peu trop tendre mais elle évitait ainsi une incroyable familiarité. (Vu ses libertés actuelles, elle n’osait imaginer comment il pouvait être avec ses amis.)
“Mais c’est un honneur d’inaugurer pour ma famille, ” blagua-t-elle, espérant que ce soit vrai pour elle aussi. Si elle avait pris la tête de Liam, son beau-père, lui aurait-il dit la même chose ?
En tout cas, la proposition qu’il lui faisait était plus qu’alléchante. Jae-Hwa n’avait pas un assez bon talent d’actrice pour simuler un sourire mondain bien longtemps. Elle en était incapable en temps normal et n’allait s’y mettre pour un autre. M. Ocasio hocha donc de la tête avec intérêt :
“Un invité spécial ! Mais qui refuserait ?”
Personne, pas elle. La réduction potentielle ne l’intéressait pas, les filles non plus (prétendait-elle) ni aucune des offres promotionnelles. Par contre, un tour de l’établissement…
“C’est que vous avez l’air d’avoir un bien grand domaine, monsieur,” ajouta-t-il même, simulant au moins curiosité et intérêt pour son travail de vulgaire moldu. Son frère avait-il réellement créé ce test ? L’avaient-ils réellement réussi ? Parce que s’abaisser si bas… Ah, la Magie se perdait !
“… Et je suis curieux d’en découvrir les recoins.”
Très, très, très curieux.
Aloysius, s’il était là, serait bien incapable de se cacher longtemps.