Comme à son habitude, Eun-Ji a jeté son dévolu sur un poste d'observation tranquille ; en l'occurrence, la plate-forme surélevée, presque un étage à l'intérieur même du loft, remplit merveilleusement son affaire. La tête droite, raide sur son siège en dépit du dossier confortablement incliné invitant à s'y laisser aller, elle observe, l'air critique, la faune qui vaque à la fête quelques mètres en contrebas -il y a les pique-assiettes qui rôdent autour du buffet, les petits groupes de sorciers riant aux éclats, le sang flambé d'un taux remarquable de Whisky Pur-Feu (et il n'est que vingt-deux heures, commente-t-elle en grommelant), et, à l'épicentre, les jumeaux, remarquables, saphir et rubis trônant au milieu de leur sauterie, autour desquels gravite la cour habituelle, ains que quelques intrus parvenus à se faire inviter à la soirée la plus « in » du week-end. Eun-Ji, hermétique au concept, se contente d'être là -soutien à ses deux petits frères, yeux de faucon et Plume à Papote dans la tête, prête à prévenir les éventuels dégâts et, surtout, rapporter à leur mère les détails fâcheux de la fête. « Ne me dis pas que tu comptes rester là touuute la soirée. » Maitri, accoudée à la balustrade, la regarde.

Eun-Ji se contente de porter la coupe de champagne à ses lèvres -sa première depuis qu'elles sont montées, il y a plus d'une heure, les bulles y pétillant encore sous l'influence de la magie. « On est au calme, ici. » « On pourrait être au calme, avec des petits fours. Là en bas, y 'a un coin sympa près du buffet, près des deux pauvres. » Eun-Ji suit le mouvement de menton mesuré de la sorcière ; à côté des deux sièges qu'elle vise, les « deux pauvres » ont à la main des bouchées et des verres qui valent sûrement plus que leurs tenues du soir. Stokes et Smith ; leurs noms d'Irlandais crottés résonnent dans le crâne ordonné de Rosier Junior. Bouseux de Sangs-Mêlés -et consanguins, paraîtrait-il. « Qu'est-ce qu'ils fichent là ? » « Aucune idée. Tu veux pas aller mener l'enquête, en bas ? On ne saura jamais d'ici. » Eun-Ji découvre sur les lèvres de Maitri un sourire ourlé qu'elle connaît par cœur ; l'avantage de se connaître depuis Poudlard, c'est qu'elles n'ont ni l'une ni l'autre besoin de déguiser leurs manœuvres et leurs intentions premières.

Shafiq et Rosier louvoient au rez-de-chaussée, deux oiseaux de proie aux cibles distinctes, dont la trajectoire concorde néanmoins : les victuailles pour l'une, les parasites pour l'autre. « Tu peux me prendre un canapé aux œufs de caille, s'il-te-plaît ? » Entre les deux oisillons qui piaillent, un plateau où trône le dernier exemplaire dudit canapé -jusqu'à ce qu'il se remplisse de nouveau, tout du moins ; Maitri, alliée de choix, propulse Eun-Ji dans l'assurance de son bien-fondé. Rosier, dans son costume taillé sur-mesure, fait claquer les bottines offertes par son père au sol sur le chemin de la justice, et s'accapare, au nez de Shea et sans un regard, le dernier canapé.

Chatouillée par sa rune, son oreille traîne et capte les ondes moqueuses des Irlandais. Tandis que Maitri récupère le fruit de son larcin, Eun-Ji lance à Stokes un regard à fendre un troll en deux. « Vas-y, qu'est-ce que tu attends ? » semble dire le sourcil haussé de Shafiq ; Eun-Ji, cette fois, vient se planter sur le chemin des indigents. « Stokes, Smith. Je ne suis pas certaine que vous soyez les mieux placés, pour parler de vol. » Une tête de moins ne l'empêche pas de les toiser de haut ; la mauvaise réputation de leur clan lui confère une légitimité doublement souveraine, et c'est tour à tour qu'elle les dévisage, la mine impassible de celle qui n'hésiterait pas à leur faire tâter de sa baguette. « Vous avez dix secondes pour m'expliquer ce que vous faites ici. »

« Décérébrés d'impurs. » « Laisse, ça doit être la première fois qu'ils viennent à une soirée comme celle-ci. Qui sait, c'est sans doute le point culminant de leur existence de cloportes. » La réplique doucereuse de Maitri coule comme du miel sur son sourire trompeur, et Eun-Ji, si elle n'est pas du genre à se prêter aux médisances, s'avère face à la colère d'avoir été si bêtement bafouée sensiblement confortée par les vacheries de Shafiq. D'ailleurs, elle n'a certainement pas tort : à en voir les piaillements extatiques et le flirt incessant avec le buffet des deux sorciers (ou des deux gosses, Eun-Ji ne sait plus vraiment), Shea Stokes et Dilton Smith fanfaronnaient comme deux trolls crashant une réunion de licornes. La runiste soupire ; dans son champagne, elle laisse aller son désarroi et sa colère. Après tout, l'adage Rosier dit bien qu'il faut laisser les gueux à leur bonheur, quand ce dernier consiste à patauger bêtement dans la boue.

Toutes les fêtes se suivent et se ressemblent, à peu de choses près ; une heure plus tard, Eun-Ji a regagné son point de vue imprenable de la plate-forme, désormais plus peuplée maintenant que les estomacs sont rassasiés -certains sont encore visiblement tenaillés par d'autres appétits, à en juger les bruits de baisers qu'elle capte de son oreille dopée aux runes. Maitri danse depuis plus d'une demi-heure sur la piste, un grand sourire étalé sur son visage ; régulièrement, elle lui fait signe de venir la rejoindre, puis se lasse devant le hochement négatif que lui oppose son amie depuis son perchoir. Les jumeaux piaillent, dansent et virevoltent sous l'oeil de leur aînée, vaguement attentive, rapidement étourdie par leur valse de bêtes sociables compulsives. Eun-Ji, devant ce cadre familier, laisse échouer sa joue contre sa paume. Elle voudrait rentrer, et faire son encre plutôt que d'assister à une autre des soirées glorieuses de ses frères. Ces derniers n'ont depuis longtemps plus réellement besoin de sa supervision ; ils semblent désormais réussir tout ce qu'ils touchent, loin des garnements pleurnichards rapatriés dans les jupes de leur mère ou de leur sœur aux premiers nuages de mauvais temps.

L'esprit d'Eun-Ji glisse sur ce ciel nostalgique avec une lenteur doucereuse, quand soudain une brusque décharge la transperce des pieds à la tête. Eun-Ji a le souffle coupé, renverse sa coupe de champagne à moitié vide et, d'un bon d'un seul, se remet sur ses pieds. La sensation est immanquable ; l'image lui colle aux tempes alors qu'elle se précipite, aveugle à son propre corps. La douleur lancinante lui mord encore la chair, tandis qu'elle inspire et beugle : « SHIL ! » Le cri déchire l'air ; aux oreilles des autres ce n'est qu'un bruit strident sur les basses assourdissantes des derniers hits sorciers, et avant qu'on n'en repère la source, Eun-Ji disparaît dans un nuage de fumée tremblant.

Sur le toit, la fourrure châtain se superpose sur sa rétine, se confondant en un calque avec quatre silhouettes, mêlée informe devant la vision troublée d'Eun-Ji. « Qu'est-ce que vous FAITES ? » « Non n'approche pas, c'est... » La voix de Dilton est écrasée par le sort vrombissant qui lui siffle les oreilles ; le petit groupe explose sous la magie furieuse de Rosier, qui baguette levée, court jusqu'à la bête, pelotonnée contre le torse tiède de Stokes, au sol après l'offensive. Comme on écarte les débris indésirables, Eun-Ji se précipite sur le corps recroquevillé de l'Irlandais, et Shil d'un même mouvement, mord jusqu'au sang le sorcier qui se tord avec un « AÏE ! » ridicule. « Shil... » souffle-t-elle en serrant la bête contre elle -insensible au fait que dans le décor, les deux véritables responsables sont en train de se faire la malle.