Girvin les avait quittés depuis déjà plusieurs jours – la peur n’avait pas quitté le ventre de Carmichael depuis qu’il avait pris la main de Tilly dans la sienne, direction l’Irlande du Nord, de l’autre côté du channel. La distance n’avait pas su instaurer un sentiment de sécurité solide, quand Mathilda tournait vers lui de grands yeux interrogateurs, ses questions filant bientôt sous la forme d’interrogations nerveuses, pour lesquelles il devait forcer à écraser l’anxiété sensible roulant sous sa peau.

Être avec Tilly lui apportait plus de force qu’elle ne les sapait ; il pouvait la rassurer d’une étreinte, et se gorger de son odeur familière, plaisanter à mi-voix dans la cahute qu’ils avaient investie, loin des camps de Travellers (ils n’étaient pas les deux seuls à avoir décampé en urgence, et il avait déjà à se soucier d’attirer des ennuis à sa propre fille pour pouvoir compromettre le reste de la famille). Il ne dormait que d’un œil, près de Tilly qui n’avait, au moins, pas à se plaindre de ses ronflements tout proches, et avait d’un commun accord coupé tout contact avec les Lynch, souhaitant disparaître le temps de passer, il l’espérait, entre les mailles de l’énorme filet déployé par les autorités, face aux nombreuses fuites. L’ironie du sort, pour deux descendants de poissons.

Et quand bien même il se trouvait désolé d’avoir marqué sa fille au fer rouge, par la faute d’un héritage désormais considéré comme impur, Carmichael ne perdait pas de vue l’essentiel : sa fille restait une enfant de dix ans, et la mer, qu’il pouvait sentir dans l’air chargé de sel, restait le meilleur moyen de distiller dans cette situation précaire quelques gouttes de normalité.

"Prends ta serviette." Il soutint le regard de Tilly tandis qu’il passait la sienne par-dessus son T-shirt : ils étaient en plein mois de février. "Un sort de Réchauffetou et on n'en parlera plus," fit-il en calant sa baguette dans sa veste, prenant le panier contenant leurs affaires et la main de Mathilda dans la sienne. Attia lui aurait fait les gros yeux, si elle avait su.

Ils transplanèrent au bord d’une plage de galets – déserte sans surprise. Il inspira une grande goulée d’air avec un sourire qui semblait chatouiller ses zygomatiques rouillés par le stress, et se défit de sa veste et de ses vêtements, se retrouvant en sous-vêtement face au ciel gris et aux températures hivernales. "Bouge pas," il tapota le haut du crâne de la petite sorcière et souffla une rapide formule ; une onde chaude irradia la peau de sa fille, perceptible contre le haut de son crâne, avant qu’il ne la toise de haut. "J’te parie que j’arrive à l’eau avant toi, même en te donnant dix secondes d’avance."

Il n’y a rien que Mathilda aimait plus qu’une aventure, surtout depuis qu’elle avait fait la rencontre de Caitríona. De rocambolesques histoires inventées aux manigances qui leur méritaient souvent des remontrances (et de déguerpir à toute vitesse après avoir cassé quelque chose), les deux aventurières n’avaient peur de rien, et surtout pas des conséquences (imprévues) de leurs actions. Mais depuis son départ de la maison, Tilly avait peur. Elle s’efforçait de ne pas trop le montrer, d’être brave et intrépide pour ne pas inquiéter papa. Il l’était déjà bien assez. De toute sa courte existence, on ne l’aurait jamais vue si calme et obéissante. Maman lui avait expliqué en quelques phrases simples les raisons de ce départ précipité, et la petite avait bombardé son père et son oncle de questions aussitôt la ville laissée derrière : pourquoi c’est grave ? pourquoi ils savent ? où on va ? Les questions revenaient périodiquement, alors que les réponses se brûlaient dans son esprit; si Girvin et Mike tentaient d’être délicats, il n’y avait pas 500 façons d’expliquer la peur et la haine de l’autre à une enfant.

Mais pourtant, tout n’était pas noir. Mathilda n’en avait pas toujours conscience, mais son père créait consciemment de petits moments où le danger n’existait plus, où elle pouvait être une enfant normale et pas une fugitive; comme le moment présent, tous deux sur la plage dans les températures froides de février. Tilly, excitée comme une puce, mais tout aussi dubitative face à l’eau glacée sous le ciel gris. Elle se défit de son jean et de sa veste, abandonnant ses chaussures (sans chaussettes) sur sa serviette aux couleurs délavées – vêtue d’un short trop grand et d’un t-shirt en remplacement d’un maillot, qui ne faisait pas partie des essentiels confiés en hâte par sa mère. Les frissons furent bien vite chassés par un sort (le fameux sort de Réchauffetou, qu’elle ne manquerait pas d’apprendre l’heure venue), suscitant l’émerveillement chez Mathilda, qui soudainement se demandait bien si elle ne pourrait pas remplacer tous les encombrants vêtements d’hiver par un brin de magie… « J’te parie que j’arrive à l’eau avant toi, même en te donnant dix secondes d’avance. » Bien reçu – sans attendre le moindre signal, la petite détala comme un lapin, les galets roulant sous ses petits pieds. Elle filait comme le vent, ou du moins c’est ce qu’il lui semblait, jusqu’à ce que son père ne la rattrape, puis la dépasse juste avant qu’elle ne mette les pieds dans l’eau.

Outrage. Trahison, disgrâce !

« T’as triché, papa ! » Les accusations fusèrent, de sa voix haut perchée, l’indignation bien perceptible dans ses bras croisés sur sa poitrine, le petit nez pointé vers le haut. « T’as même pas compté dix secondes. » C'est qu’elle avait, bien entendu, commencé le décompte dès son départ précipité, guettant derrière elle les bruits qui signaleraient celui de Mike. Tilly s’avança de quelques mètres, décroisant les bras pour mieux conserver son équilibre dans les vagues. Une fois assez près de son père, plongea les mains dans l’eau froide (qui lui parut d’une agréable tiédeur) et d’un mouvement brusque, en envoya une gigantesque goulée vers sa tête – l’outrage devenu malice, un sourire espiègle sur le visage, l’air de dire voilà ce qu’on fait aux tricheurs.