La sorcière ignore ostensiblement la désapprobation qu’elle peut lire sur le visage de Kit – et s’en réjouit, même – alors qu’elle investit les lieux sans permission. De toute façon, tout porte à croire qu’il est bel et bien seul dans l’appartement et c’est bien ce qui compte. Le verrou magique est là pour une raison, et elle lui a (bien évidemment) juré qu’elle ne profiterait pas de ses absences pour se payer de petites siestes loin de sa famille bruyante. Tant qu’elle n’en fait pas une habitude, qu’elle se dit, ça n’a pas trop d’importance. Et puis, elle ne le lui a pas demandé, mais assume qu’il préfère de loin bosser dans son propre salon que de devoir l’aider à cacher un corps. Franchement, une telle prévenance, ça mérite une médaille.

Il ne faut heureusement pas bien plus d’argumentation pour que Kit accepte, avec une évidente bonne foi, de se faire l’hôte de leur nuit d’administration, et alors qu’il entame les préparatifs et reconfigure le salon pour en faire un espace de travail acceptable, Sunny part en quête d’un endroit central où déposer la mallette. « Je ne sais pas. De tout ? » Au vu de la quantité d’items sur les différents menus, ça ne les avance pas beaucoup – mais la nuit sera longue et elle ne doute pas un instant qu’il lui faudra plus d’un repas (et de multiples tasses de café) pour passer au travers. « Qui est le responsable de ta fuite ? Martin ? » Elle lève un regard bref vers le sourire en tranche de courge de Kit, courroucé en y voyant un amusement qu’elle est loin de ressentir. « Quon, encore ? – Hm. – Qui est la victime ? Ton agrafeuse ? » Le grognement agacé qui lui échappe aurait pu être une réponse tout à fait suffisante, mais la brune lui fait tout de même la grâce d’élaborer : « Elle m’a sauté à la figure lorsque j’ai essayé d’agrafer un contrat d’emploi. » Elle se frotte le front d’un air distrait, là où quelques minutes plus tôt figurait une disgracieuse marque rouge.

Ouvrant avec précaution les loquets de la mallette, Sening rattrape au vol une liasse de papiers qui en sort comme d’une boîte à surprise, avant d’être submergée de feuilles volantes qui se déposent autour d’elle en une pluie qui n’est pas sans rappeler une douce neige (de paperasse). Elle a peut-être un peu abusé en y entassant absolument tout. « Phoenix Palace ? Un coup de baguette et elles s’empilent dans ses mains en une tour ordonnée, et elle se laisse tomber dans un fauteuil pour y plonger le nez et les trier. Commande ce que tu veux. Un peu de tout. » L’indication réitérée, toujours aussi vague – mais il se connaissent depuis assez longtemps pour qu’il sache choisir. Et puis, elle n’est pas bien difficile.

Les documents s’alignent en piles distinctes devant elle, analysés d’un coup d’œil avant d’être placés au bon endroit. « J’ai tenté de prendre de l’avance, mais tu sais comment c’est. » Ses yeux noirs survolent distraitement la pièce avant de se poser sur Kit. Elle s’attend à ce qu’une quantité respectable de contrats, factures et autres joyeusetés s’ajoutent à tout ce beau bordel. « Je commence à monter un plan. Une feuille à gauche, une autre à droite, et son attention se tourne de nouveau vers la tâche entreprise. La précision vient quelques secondes plus tard, alors qu’elle réalise avoir passé du coq à l’âne: Pour me venger. »

Il ne fait aucun doute que les fauteuils chez Kit soient bien plus confortables que les chaises de bureau du casino – Sening ne se gêne pas pour s’y étaler, un système de classement en apparence sommaire autour d’elle. Tous deux ont l’habitude de ces soirées (nuits) à être ensevelis sous la paperasse, et le lieu importe peu : les tâches restent les mêmes. Autant se mettre à l’aise. « Pas trop vite, j’espère. Sinon il va s’y attendre. C’est pas mon premier rodéo. T’inquiète. » Un bref sourire, avant qu’elle reprenne le minutieux classement de tout ce qu’ils auront à trier, identifier, compter, pour s’assurer que rien ne cloche et que le Clan soit toujours dans le vert. « J’ai des contrats du MCC ici. » Un coup de baguette et l’une de ses piles rejoint celle que Kit vient tout juste d’identifier.

« Et risquer que tu répètes tout à Martin, qui va le dire à Quon ? Nuh-uh. J’suis pas née de la dernière pluie. » S’il est plutôt rare que Kit utilise Martin contre elle, Sening n’est certainement pas prête à écarter cette hypothèse – et puis, cette fois, elle veut vraiment lui rendre la monnaie de sa pièce. Il est préférable de ne rien dire. Que Quon sache que la vengeance approche peut bien lui servir, mais elle préfère largement qu’il n’ait aucune idée de ce qui l’attend. « Où est ton sucre ? qu’elle demande soudainement en se levant d’un mouvement souple, en marche vers la cuisine. » Étrangement, en dépit du verrou magique qu’elle a apposé sur la porte, témoin de leur solide amitié, elle n’a pas eu la chance d’être invitée si souvent que ça. Leurs soirées se terminent plus souvent sur les sièges du karaoké (et du bus magique) que chez l’un ou l’autre. Va savoir.

La sorcière pose deux larges tasses sur le comptoir pour les servir. Dans la sienne, elle ajoute deux cuillerées de sucre, avant de remplir de café jusqu’à ras bord. Face à celle de Kit, elle hésite quelques secondes, puis y déverse la même quantité de sucre et arrête de verser le café une milli seconde avant que la tasse déborde. Ils auront bien besoin du sucre pour complémenter les effets de la caféine. « J’ai pensé à lui rendre l’exacte monnaie de sa pièce… mais je me suis dit que je devrais être un peu plus créative, poursuit-elle en revenant vers le salon, le café dangereusement près de se renverser au sol. » L’étincelle qui s’allume dans son regard pourrait bien être sinistre, si le sujet n’était pas aussi ridicule. Mais il est question de son honneur. Et surtout, de tous les gallions dépensés à remplacer le matériel endommagé ou métamorphosé de façon permanente. Elle l’aura à son propre jeu, le petit con.

Le café parvient aux mains de Kit, le plancher miraculeusement sec, et Sunny dépose le sien près du fauteuil sans toutefois s’y réinstaller. Elle se penche plutôt au-dessus de la mallette enchantée par ses soins, y plongeant un bras jusqu’à l’épaule, puis les deux tandis qu’elle tente d’en atteindre le fond. « J’ai essayé de prendre de l’avance, tout à l’heure. Les faits réitérés, qui parviennent probablement aux oreilles de son collègue d’une voix étouffée, alors qu’elle se tient sur la pointe des pieds, la moitié du corps perdue dans un gouffre de paperasse. Il devrait y avoir deux ou trois dossiers pour le premier trimestre… mais je crois qu’ils sont au fond. » Comprendre : elle est trop petite pour les atteindre.

Pourquoi, ô pourquoi s’imagine-t-elle rien qu’un instant que Kit va être utile ? La lumière est pratique, bien sûr, mais n’est définitivement pas ce qui empêche Sening d’atteindre les documents qui sont tout au fond de la malle. Si encore il était question de stupidité, ça l’agacerait moins (ou peut-être pas); mais le fait qu’il s’en amuse lui donne des envies de violence, et des idées tout particulièrement créatives, qui plus est. Surtout qu’elle était déjà en plein milieu d’un plan de vengeance : en faire un c’est en faire deux, à ce qu’on dit. Mais ça devra attendre. N’en déplaise à Kit et son sourire de crétin, ils n’ont pas particulièrement de temps à perdre, et auront besoin des chiffres pré-calculés pour la suite. « Pas grâce à toi, en tout cas, qu’elle grogne en se hissant encore plus à l’intérieur de la malle, à présent sur le bout d’un pied pour tenter de gagner en longueur. Je te préviens : si je tombe, j’y reste et tu te débrouilles tout seul. » Sening s’étire, appuyant son poids sur le rebord de la malle (qui lui mord cruellement la hanche, d’ailleurs) jusqu’à effleurer la pile de dossiers du bout des doigts. Elle en cherche la tranche, glissant les doigts sous le rebord jusqu’à réussir par avoir une prise assez solide pour remonter la première chemise sans éparpiller les feuilles partout. Elle la passe à Kit d’un geste impatient, puis replonge chercher le second dossier.

Évidemment, il est trop loin : les deux pouces supplémentaires du premier dossier manque, et elle doit se pencher d’autant plus loin.
Pas bien difficile de deviner la suite.

Elle se sent glisser, et ne réussit qu’à échapper un juron (qui ressemble beaucoup à un glapissement) avant de chuter lourdement dans le fond de la mallette. Ses poignets accusent le choc (vaut mieux ça que sa tête), et il lui faut quelques secondes à se tortiller pour parvenir à se tenir à l’endroit. Pour une valise, c’est plutôt spacieux, mais elle a l’impression de se tenir dans un placard à balai particulièrement étroit. « Fuck. » Elle plie et déplie les mains, tourne les poignets pour s’assurer que tout est en place – mis à part une légère douleur, tout roule. À ses pieds, les derniers documents soigneusement empilés ont survécu à l’avalanche; il y a même un carnet oublié dans un coin (elle ne se souvient pas de l’avoir mis là, qu’est-ce que ça peut bien être ?) et quelques feuilles éparses qui ont dû s’échapper lorsque la liasse s’est échappée. Récupérant le tout, elle les lance hors de la valise d’un geste rageur, avec l’espoir que Kit se les prenne en pleine tête – c’est de sa faute si elle est là, après tout. « Arrête de rire et met ça au bon endroit. Un dernier tour sur elle-même, profitant de la lumière si gracieusement offerte par son collègue. C’est tout ce qu’il restait. » Elle a une envie incroyable de mettre en œuvre sa menace et de le laisser se débrouiller avec la comptabilité pour l’année. Et si ça ne signifiait pas un retard conséquent dans ses propres affaires, elle n’hésiterait probablement pas. Les bras croisés, elle lève le nez vers le rectangle de lumière qui se dessine au-dessus de sa tête et le visage de Kit, à contre-jour. Il doit bien rigoler, ce con. Haussant les sourcils, elle croise les bras et l’observe sans ciller, le regard sans équivoque : tu m’aides, ou tu te tapes tout le boulot tout seul ?