Elle est dans ses cartons, manipulant les livres comme si elle plongeait dans les entrailles d'une bête, poisseuse de sueur parce qu'il fait toujours beau quand elle doit s'occuper des grosses commandes. Sinon c'est pas drôle. Quand le karma à tout un dentier contre vous, il faut être équipé. Et elle l'est, son t-shirt frôle son nombril lui donnant l'air d'une daronne habillée avec les fringues de sa petite rebelle. Position ergonomique, ça elle y fait plus attention qu'à sa tenue. C'est qu'elle commence à le ressentir quand son dos lui fait remarquer qu'elle n'a plus tout à fait vingt ans. Qui a retourné le sablier ? Elle a vu dix ans filer comme une fusée. La sorcière a l'impression qu'à chaque coin de rue il y a quelque chose qui lui remet en pleine face que c'est fini le bon temps. Elle officiellement dans le monde terrifiant des adultes tristes, des conversations sur le beau et le mauvais temps et des cuites dont on se remet pas. Quand c'est pas les commentaires sur son célibat, c'est ceux sur son absence d'ambition et de carrière. On a toujours quelque chose à lui reprocher, c'est comme avec son sourire qui n'est jamais au goût de personne et ses lèvres qui sont soit trop rouges soit trop à l'envers. Elle se sent mal quand elle réalise qu'elle utilise surtout des sortilèges pour faire le ménage. Merde, elle était une super duelliste et aujourd'hui elle met la misère aux boules de poussières et de cheveux qui se cassent sous les étagères. (Pas la faute de Kei, c'est elle qui a la tignasse sur la tête, même pas l'occasion de faire un scandale et élever le voix). Et donc, continue son rituel quotidien qu'elle n'échangerait pour rien au monde, à classer des bouquins qu'elle ne lira jamais - c'est pas à peine si elle est capable de le faire - et attendre son client. Au milieu de tout ce chaos et ces insécurités il y a ce rayon de soleil dans sa vie.
Alors quoi, c'est ça l'étape suivante, aimer son travail. Les plus aimables lui disent qu'elle a au moins cette chance. (Merci, effectivement j'ai eu beaucoup de chances)

Mais Eryn a fait pire, encore pire que les mensonges. Elle s'est éprise de créatures terribles et controversées, sur deux jambes et qui parlent beaucoup, les versions miniatures de ses camarades. Ca étonne toujours quand elle explique qu'elle s'entend bien avec les enfants et que le courant passe avec les ados, peut-être parce qu'elle n'a pas la tronche de la baby-sitter. Ce n'est pas douceur qui vient à l'esprit quand on la rencontre. Elle est aussi douce que peut l'être le métal si on évite le tranchant. Elle s'imagine mère cool, plus cool que leur vraie mère. D'ailleurs c'est rare qu'elle en croise, les vieilles peaux - Kei la tuerait si il l'entendait réfléchir - sont celles qu'elles détestent le plus. Avec leur bon goût et leur parfum et leurs familles. Ca lui fout un peu la haine. Les ados sont cool, les jeunes aussi ils ont la rage et elle peut leur faire lire n'importe quoi, les étudiants ils ont des rêves à revendre. Elle se revoit à cet âge là, à balancer ses manuels qu'elle aurait franchement foutu au feu pour se réchauffer l'hiver. A faire la moue si un oncle lui faisait l'offense d'ouvrir une histoire. Il fallait que son grand-père vienne lui lire pour qu'elle y porte un peu d'attention. Il doit être content. Et elle espèce qu'ils ne font pas de paris au paradis sinon pépé à perdu tous ses crédits. Qui l'aurait vue bosser au millieu de tout ce qu'elle déteste.

Si elle est aussi enchantée c'est qu'elle sait qu'elle va passer une bonne journée, confirmée par le carillon et une petite tête brune qu'elle connait. Elle aime bien Astrid - comme tous ses clients qui n'ont pas l'âge d'être majeurs - et qui arrivent encore avec les yeux brillants et de l'entrain. D'ailleurs, eux, elle prend la temps de les remettre. Les habitués, elle le fait pour ne pas se faire virer, ceux qui demandent à voir Kei parce qu'ils n'ont pas confiance en elle. « Hey, salut princesse. » Eryn repose ses livres dans le carton et s'approche en lui faisant un clin d'oeil. « Alors ça se passe bien, c'est les vacances nan ? Ca fait longtemps que je vais plus à l'école. » Et qu'elle ne tient plus le compte des jours. Ne lui demandez pas le jour de la semaine, le mois ça dépend si elle a eu ses règles. « Ca me fait plaisir de te voir ! » Elle est trop mignonne Astrid. On lui croquerait bien les joues et Eryn l'adopterait bien. Ca lui rappelle qu'elle ne pourra jamais faire ça avec sa propre gamine.

Il y a deux ans de ça, quand elle a postulé dans cette librairie, Eryn se souvient qu'il lui fallait faire un effort colossal pour décrocher un sourire. A l'entretien c'est une chose, elle sait parler d'elle. Pourtant, elle sait pertinemment que tout ce qu'elle raconte n'est qu'un tissu de mensonge, qu'elle est à peine aussi douée qu'elle le prétend. Avec le recul, elle sait maintenant que son petit jeu n'a jamais trompé Keisuke et qu'elle doit son embauche à de la chance, ou de la pitié. Son patron n'était pas franchement le genre de type qui récolte les chatons au bord de la route, elle suppose qu'il a juste voulu voir jusqu'où elle était capable d'aller. Et bien, disons que quelqu'un qui a besoin de se remplir le ventre, qui préfère avoir un toit sous sa tête et qui a pour principale peur de ne pas correspondre au moule est capable de beaucoup de choses.
Par contre, elle ne pensait pas qu'elle serait capable d'apprécier la chose au point de se sentir chez elle, de baisser la garde et petit à petit, transformer cet air blasé sur son visage en quelque chose de plus neutre, jusqu'à être heureuse de se lever le matin. Elle se sent en sécurité, rien de grave ne peut lui arriver. Rien de pire que quelqu'un qui viendrait se plaindre où lui jeter un pavé à la figure. Elle a connu pire et  il y a pire autour d'elle. Il y a des moments parfaits comme ceux-ci, des personnes auxquelles elle s'attache. Eryn essaye de ne pas trop y penser. Elle  fait partie de la bonne majorité, celle qui est silencieuse et qui suit le mouvement. Si elle veut garder le confort de son quotidien, elle a tout intérêt à la boucler et continuer d'être une pimbêche ignorante.

Quand Astrid lui demande conseil, elle se surprend à penser qu'il lui faudrait lire quelque chose qui puisse lui ouvrir l'esprit, lui faire voir un peu plus loin que le bout de son nez pour ne pas finir comme elle. A se contenter de son existence et de la facilité. Eryn doit être honnête, elle ignore tout de la vie de cette jeune fille. Si ça se trouve, ses parents sont le genre de sang-pur dont elle a peur. « Ok. Pas de problème, voyons... » Le rayon jeunesse n'est pas le plus fournit, en même temps ce n'est pas ce qu'ils vendent le plus, depuis le début la libraire donne à la petite des ouvrages qui sont bien au dessus de son âge. C'est une très bonne lectrice déjà à son âge. A moins que ce soit juste elle qui s'imagine que tous les ados sont comme elle, a froncer les sourcils devant un bouquin. Non, Eryn. « Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir te trouver aujourd'hui. Tu aimerais quelque chose de fantastique, d'imaginaire ? Avec des dragons ? » La sorcière imite le rugissement d'une bête féroce comme si Astrid avait encore l'âge qu'on lui lise à voix haute les livres tout en mimant les scènes. Eryn a du mal à se dire que ça y est, d'ici quelque années ce sera un petit bout de femme. « Ou plutôt une histoire réaliste, un témoignage ? Mieux, une biographie ? On a des tas de biographies sur des sorciers célèbres. » Et des biographies dans la langue des sorciers célèbres et même des livres qui ne sont pas anglais. C'est le concept de Kirin Books. « J'ai des livres étrangers même, on t'as déjà apprit une autre langue ? »

Son regard s'illumine. Des dragons ! Elle adore les créatures magiques aussi et c'est dommage qu'elle ne soit pas propriétaire d'une ferme dans les highlands. Sinon, ça ferait longtemps qu'elle vivrait recluse de la société avec tout un tas de créatures qui seraient ses amies. Eryn aime bien la compagnie et les autres, mais en tant que menteuse, elle sait aussi à quel point il est facile de duper. Elle a fait les frais des commentaires, des qu'en-dira-t-on. C'est quand même tentant d'aller vivre dans les bois, boire de l'eau de pluie et bouffer des herbes pour ne plus avoir à supporter les nouvelles inventions du gouvernement. Bientôt on lui dira qu'elle gaspille l'oxygène des sang-purs alors que c'est plutôt toutes ces histoires de lois qui lui pompent l'air. Autant devenir une femme des cavernes, ça fera la paix à tout le monde. « Ah ouais... attends j'ai peut-être des bouquins sur les créatures magiques » Des trucs super techniques qu'elle comprend pas, avec un peu de chance, qui parlent de celles spécifiques au pays dans la langue duquel le truc est écrit. Elle peut juste regarder les images à la rigueur. Elle se dirige au fond de la boutique pour chercher ce qu'elle a en tête quand la question d'Astrid la coupe dans son élan.

C'est ironique, tout de même, que de part son travail elle arrive à rebooster des gens quand elle même passe le plus clair de ses soirées à se demander ce qu'elle a fait pour en arriver là. C'est plus facile de blâmer un mauvais karma ; elle a du être une mauvaise personne dans une autre vie, ou alors elle était riche et connue. Il lui faut découvrir la vie misérable de madame tout le monde.
Parce que la réponse est d'une telle évidence qu'elle manque de lui échapper : non. Elle n'a même jamais voulu faire ça. Elle n'est même pas qualifiée, elle n'y connait rien, c'est un miracle qu'elle n'ait pas fait couler l'affaire.
Elle pourrait lui dire la vérité, lui expliquer que parfois dans la vie, on fait les choses surtout par besoin, une leçon qu'elle ferait bien de garder en tête. Et son besoin, c'est l'argent, c'est la sécurité. Mais non, elle aurait voulu être une hit wizard, élever des dragons, faire quelque chose de plutôt stylé. « Ca, c'est une question intéressante. » Elle rit nerveusement pour gagner du temps. Les silences parlent pour les gens, ne rien dire c'est avouer que l'autre a raison, vient de mettre le doigt pile là où ça fait mal. C'est devenu, par la force des choses, une vocation. Elle aime cette librairie, mais plus que tout elle aime Shay. Elle aime l'ambiance feutrée, elle aime le silence, elle aime qu'on la laisse se débrouiller, qu'on valorise son travaille. Elle aime que Kei soit strict sans la faire se sentir comme une merde, elle l'aime un peu trop fort pour un patron et comme une jeune demoiselle qui projette les manque de sa jeunesse dans la première personne qui lui accorde un minimum de considération. « Oh... j'ai eu beaucoup de vies avant d'être ici. J'ai été barmaid dans un bar avec des pirates. » Elle s'invente sa vie, elle l'édulcore un peu. Les clients grincheux deviennent des vieux loubards. « J'adore les histoires alors je me suis dit, pourquoi pas partager ces histoires ? Et cette librairie cherchait quelqu'un, j'ai tenté ma chance. » Quel coup de bol. Sinon, elle serait peut-être en train de récurer les chiottes d'un stade de Quidditch. Ou elle serait nulle part. C'est difficile à dire et ce n'est pas quelque chose qu'elle veut explorer. « Et toi ? Tu voudrais faire quoi plus tard ? »

Il y a l'adulte qui a envie de lui dire que ce sera toujours compliqué. Aujourd'hui, c'est peut-être sa seule préoccupation, mais plus tard elle réalisera qu'il faudra toujours ramer. Ce ne sera jamais facile, le boulot, les chagrins, les autres. Juste le monde. Dans tout ce qu'il est, sans manuel, sans leçon. Eryn a longtemps cru qu'apprendre par coeur ses cours allait lui sauver la mise, mais force est de constater qu'elle n'est toujours pas en phase avec ce qui arrive autour d'elle. Ou alors, c'est juste sa propre amertume, ses rêves fracassés qui la rendent aussi aigrie, qui lui fait penser au pire. Il y a beaucoup de choses qu'elle aurait aimé faire quand elle avait son âge. Elle se serait battue contre le monde entier, elle aurait soulevé des montagnes. C'était plus facile quand elle n'était pas seule. Et parfois, elle se sent triste d'en être là, alors qu'elle s'est démerdée pour avoir mieux que ce qu'on voulait bien lui donner. Elle n'a jamais baissé les bras. Ils lui disent toujours que la chance se provoque, qu'elle ne doit rien à personne, on lui parle de karma et d'avoir que ce qu'on mérite. C'est vraiment ça ce que je mérite ? Forcer un sourire parce qu'elle est bien trop fière. Aux yeux d'Eryn, elle provoque catastrophes sur catastrophes et au milieu du chaos, elle parvient à saisir des mains tendues. L'univers est issu du chaos, il y a du bon, si elle devait dérouler le fil de sa vie et rejouer toutes les scènes, elle ferait probablement les mêmes choix. « C'est important de poursuivre ses rêves. » Elle lui dit, autant pour Astrid que pour elle-même. Ne jamais abandonner. Elle croit que c'est pour ça que Kei ne l'a pas humiliée en la renvoyant devant tout le monde. Pour ça qu'il a insisté quand elle a demandé une fois de plus - la 56ème fois - qu'il soit son mentor. « Si tu veux quelque chose, tu réaliseras que tu possèdes des ressources insoupçonnées. »
C'est épuisant aussi, à la longue on y laisse des plumes. Quand on remue ciel et terre, on en revient avec des morceaux d'enfer coincés sous les ongles.
Sa voix intérieure lui rappelle qu'Astrid, elle a de bonnes notes, elle sait très bien que l'étudiante se débrouille comme une reine -merde, elle est peut-être plus intelligente que la libraire- alors elle n'a pas besoin d'inquiéter. Elle peut faire ce qu'elle veut. « Et puis, t'as bien raison, les gens sont ingrats. » C'est sans doute pour ça qu'à choisir, Eryn passerait volontiers le restant de ses jours dans les highlands ou avec des gosses. Moins de politique, moins de migraine. « Les créatures elles sauront te le rendre et elle iront pas te critiquer. » La blonde replace une mèche de cheveux derrière son oreille. Pendant une seconde, une longue seconde, elle a eu un flash des remarques qu'elle a pu recevoir. De toutes les injustices dont elle a été victime. Elle n'aime pas le terme. Elle n'aime pas se dire qu'elle a été une victime et qu'elle continue de se faire rouler dessus par son destin. « C'est beaucoup d'études ce que tu veux faire ? » Déjà, elle fourmille pour voir si elle ne pourra pas lui trouver le genre de manuels qu'elle sera la seule à avoir, elle chasse les nuages qui s'amoncellent.

hrp: