Dans le coin le plus éloigné de la pièce, hommes et machines s'allient pour le parfait bruit de fond. Aux éclats de verre brisés se mêlent le coréen puis le japonais, le ronflement des machines donne la mesure aux basses et s'harmonise aux conversations étouffées derrière la lourde porte fermée.
Elle veille à placer ce genre de rendez-vous les jours de reconditionnement de boules de cristal, le magasin, déjà bien bruyant en tant normal, devient une cacophonie d'acier grinçant et de crissements de verre auxquels elle ajoute l'éclectique linguistique d'une playlist, le tout gardé ténu par un sortilège.
Le brouhaha l'aide à se concentrer mais son principal atout reste la barrière sonore qu'il engendre, les gémissements du métal et ceux de ses clients ainsi masqués aux oreilles indiscrètes.
La précaution est quelque peu superflue aujourd'hui, Ephraim loin des effusions de tout type même lorsqu'il s'agit de douleur. Elle fait attention pourtant, sans pour autant s'embarrasser d'une délicatesse qui la ralentirait ou lui pèserait, les doigts imbus de magie qui s'enfoncent dans la chair douloureuse de l'épaule pour altérer les sensations comme pour les exacerber.
L'inflammation, musculaire comme magique, n'est pas critique aujourd'hui et elle se permet de pousser davantage sur son flux magique et la prothèse, l'attention plus fixée sur les mouvements de sa magie placide que sur ses traits, indicateur bien plus efficace des résultats de ses manipulations. Toutes les prothèses ne sont pas reçues de la même manière et il s'en accommode plutôt bien si elle prend en compte l'étendue des modifications de son choix de modèle, la magie irradiant des tracés alchimiques difficile à ignorer contre le membre artificiel. Ce n'est pas suffisant pour autant et, dans son silence, celui qu'elle maintient le plus souvent lorsqu'elle travaille, paradoxe léger au vacarme dont elle s'entoure, elle fronce les sourcils, insatisfaite. Ce n'est pas assez. Son œuvre est précise, chirurgicale, sans mauvais jeu de mots avec sa blouse, et si elle se savait à la pointe des recherches sur la question lorsqu'elle était encore au Japon, elle ne peut s'empêcher de devenir de plus en plus frustrée quant à sa situation en Grande Bretagne. Elle joint les terminaisons magiques au plus près et ne boude pas l'effet de sa minutie sur les terminaisons nerveuses mais tout stagne.
Elle n'a le temps et les moyens pour rien. Un emploi soporifique à l'hôpital qui ne sert qu'à garder une bonne image, ça et la ribambelle de dîners ridicules où elle doit faire pénitence pour le sang qui entache le nom qui lui appartient à peine, des commandes illégales dont elle doit financer la recherche avec d'autres commandes illégales, cercle sans fin de dettes qui n'amènent jamais à ses propres projets.

Elle s'éloigne un peu, modifications et inspections terminées, sans pour autant prendre toutes ses distances, un coup d’œil glissé à une autre prothèse déposée sur la table de travail adjacente. Le futur entre ses doigts et ceux d'acier, la biomécanique à porté de main si seulement elle avait plus de temps et de fonds ; presque de quoi regretter les laboratoires militaires. La Grande Bretagne est figée dans une vision étriquée de la magie, enfoncée la tête la première sous la vase de ses principes archaïques qui lui coûteront un jour bien plus cher que toutes les lubies du tyran à sa tête alors que le monde continue d'avancer sans eux.
Ses prothèses neuromagicomusculosqueletiques seraient déjà terminées si elle avait le soutien du gouvernement ou d'un groupe de recherche et ils ne pourraient qu'imaginer ce que des esprits brillants comme le Guterman feraient de telles merveilles de motricité et de sensibilité. Une bien meilleure adaptation, une douleur amoindrie, des réactions en temps réel et l'infini des possibilités alchimiques et runiques à graver à volonté. A l'heure où le Japon envisage un avenir de sorciers modifiés, robotisés, la Grande Bretagne s'obstine à la plume et aux encriers.
Ses doigts sont restés sur la prothèse d'Ephraim et ses yeux et son attention y reviennent aussi, contemplent le rythme inconscient tapé sur le métal avant de le faire cesser, mouvement qui se meut en caresse distraite quoique révérencieuse le long de l'angle du coude. Comment ne pas admirer son œuvre, le but d'une vie en dépit de la frustration et des délais ? Celui qui l'orne n'est pas désagréable non plus, et son regard glisse du métal au torse où luisent d'autres cercles alchimiques qu'elle n'a jamais commentés – tout comme il s'est contenté de son silence sur ceux qui habillent ses mains s'il les a jamais remarqués malgré les glamours.
Ce n'est pas ce genre de rendez-vous, malgré l'ourlet intéressé que prend son sourire à la vue qui lui est offerte, et elle remonte enfin à son visage, comme rappelée à l'humain derrière la machine et le physique.

« I might have something interesting to offer in a few months, if everything goes well. » Pas la peine de lui indiquer qu'elle a terminé, la conversation un indice suffisant pour se passer de paroles inutiles. Un coup de tête léger désigne le prototype derrière elle, « I've been working on neuromusculoskeletal theories for a bit, adding the magic aspect to it all.
», un mouvent lent du poignet englobe le « and all that shit » non spécifié.
Sans être immunisée à la paranoïa qui guette tout alchimiste digne de ce nom, discuter de ces projets avec l'autre alchimiste ne la perturbe guère, certaine que son intérêt personnel ne s'y situe pas sans pour autant pouvoir réellement le placer. « Also, if you know where i could get some magical crystals that would be appreciated. I would love to get my hands on some kekon jade but any other heavy magical rock would do. » D'autres objectifs, en revanche, ne s'ébruitent pas.
Est-ce qu'elle veut transformer une prothèse en véritable catalyseur magique une fois celle-ci complètement reliée à son sorcier via la biomécanique ? Hell yes. Sa magie directement depuis sa prothèse et adieu la baguette.
Elle a déjà essayé avec des catalyseurs plus communs, bien évidemment, mais l'acier ne résonne pas ou peu avec le vivant, les crins de licornes, écailles de bidules et flore obscure tous sans effet sur l'inertie froide. Elle espère que l'opération sera plus fructueuse avec de la roche magique – surtout pour son porte monnaie, les pierres d'un tel pouvoir ne courent pas les rues et elle aimerait éviter de s'endetter sur trois générations qui ne lui succéderont pas, sans pour autant oser se réjouir trop vite des significations d'une telle avancée si elle venait à se concrétiser.
Ephraim reste sa priorité immédiate, n'en déplaise à ses divagations, et, en bon médecin comme en bon commercial, elle s'enquiert de sa satisfaction.

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