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La vulnérabilité ne lui plait pas beaucoup, et Ephraim pince légèrement des lèvres d'un air très vaguement inquiet en attendant la réaction de Mikhail. Il ne se reconnait plus, réalise-t-il, dans ses réactions au contact de l'autre sorcier. Il ne sait pas trop qui il est et surtout qui il est devenu au Front, et pourquoi il n'arrive pas à concilier cette nouvelle personne au jeune homme qu'il était peu avant son départ. Certaines choses sont encore là bien entendu, son amour pour ses frères, son intérêt pour l'alchimie, sa manie d'étudier les autres comme des insectes insignifiants, mais il a l'impression de découvrir un nombre improbable de nouvelles choses à propos de lui-même. Ce poids sur sa poitrine, qui ressemble à de la nervosité et de la peur. Ce tremblement dans ses doigts à l'idée que Mikhail le lâche et l'abandonne. Cette appréhension à l'idée de fermer les yeux d'être renvoyé quelques semaines en arrière, quand les sorts, les balles et les cris résonnaient partout autour de lui et que la seule chose qui lui semblait tangible était les battements effrénés de son coeur battant contre ses tympans.

Les mains de Mikhail se détachent de lui, laissant derrière elles des picotements agréables, puis viennent encadrer son visage avec une douceur qu'Ephraim ne mérite pas. “Look at me.” Ephraim serre les dents - faisant exploser une douleur incandescante et aveuglante le long de sa mâchoire - en soutenant le regard clair de son amant. Si il détourne les yeux, il va se noyer. “And listen. It does bother me that they did that to you. That you’re in so much pain. And that you think for even one second that you being different could bother me.” Ephraim cligne des yeux, résistant à l'envie de les fermer pour profiter du contact du front de Mikhail contre le sien. Ephraim se sent coupable de ne plus être l'homme qu'il a été, celui avec lequel Mikhail a passé tant de temps et à qui il a dédié tant d'énergie. Il imagine que Mikhail aussi a changé, avec le temps. Lui non plus n'y voit pas d'inconvénient. Mikhail ressent-il la même chose qu'Ephraim ressent pour lui?

Qu'est-ce qu'Ephraim ressent pour lui? Une certaine loyauté, une grande affection, un respect plutôt rare, une passion indéniable. Un éclat de possessivité, et une réserve mesurée de tendresse. And there’s a whole life in that, in knowing that the sun is here - Mikhail lui fait penser à ça, à la permanence du soleil et de son existence. Quoiqu'il arrive, Ephraim a la conviction que Mikhail ne sera pas loin de lui et qu'il ne quittera pas son côté. Il pensait qu'il en serait de même pour lui et ses frères, mais ces dernières années ont prouvé que ce n'était pas le cas. Ephraim ignore si il peut véritablement se reposer sur Mikhail, mais il découvre qu'il en a envie comme il n'a jamais rien désiré auparavant.

L'idée que Mikhail puisse ressentir la même chose fait s'abattre une vague de soulagement dans la poitrine d'Ephraim. “I’ll have you in any way I can. For as long as you wish to.” Ephraim a peur de se lasser, tout comme il s'est lassé de ses amants précédents, de ses aventures d'antan, des autres qui sont venu‧es avant lui et auxquel‧les il n'adresse pas la moindre pensée aujourd'hui. Il aimerait lui promettre un pour toujours qui lui chatouille les lèvres mais si Ephraim est menteur, il a toujours évité de l'être face à Mikhail. "Okay," est donc tout ce qui passe ses lèvres, ses yeux toujours plantés dans ceux du russe les examinant tour à tour avec grand intérêt. "Okay." Ephraim a l'impression qu'un poids est en train de se soulever de sa poitrine, et il peut presque oublier les diverses douleurs lui chatouillant le corps pour se concentrer sur les mains de Mikhail autour de son visage, son front contre le sien, ses pouces sur ses joues.

"I trust you," dit-il, et en même temps qu'il prononce ces trois mots, il réalise qu'il ne les jamais dits à haute voix auparavant. Ça a des allures de confession, et Ephraim pense qu'il aime bien que ce soit le cas.

Une ombre passe néanmoins sur son visage, alors qu'il se souvient du contenu de quelques lettres. Ce n'est pas tant de la déception que de l'inquiétude et de l'appréhension qui vient voiler son regard. "What about your wife?" Ephraim serait curieux de la rencontrer, bien qu'il sache que ça n'arrivera pas de sitôt. Il s'inquiète simplement de la situation de Mikhail, qu'il imagine plus que désagréable et déséquilibrée depuis la disparition de sa mère. "And your sisters... how are they doing?" Il a l'impression d'avoir loupé plusieurs chapitres dans la vie de Mikhail, peut-être que c'est ce livre-là qu'il devrait lui lire ce soir.

Il ne saurait dire à quel moment la dynamique qui les unit a basculé, la minute, la seconde peut-être où Mikhail est passé d’un contrôle parfait de ses émotions à cet abandon qui l’a tant inquiété et l’angoisse encore parfois. Si Ephraim le lui demandait, Mikhail utiliserait toutes ses ressources pour le venger ; il n’y a rien qu’il pourrait ordonner sans qu’il n’obtempère. Depuis quand le britannique a-t-il gagné autant de pouvoir sur lui ?

La guerre et l’absence ont-elles créé ce déséquilibre ? Ou bien quand il lui a souri pour la première fois ? Ou dès leur première rencontre ? Et si c’était avant cela, dans une autre vie, dans un autre monde ? Dans la plus sombre période de sa vie - quand il n’avait pas de nouvelles de son amant et qu’il venait tout juste d’apprendre la perte de son enfant - Mikhail s’est pris à imaginer des passés où ils se rencontraient dans d’autres circonstances, mais avec toujours la même explosion, une ineffabilité. Il n’y connaît rien en étoiles, en météores ou en planètes mais si on lui posait la question, il comparerait leur relation à un tel phénomène ; deux astres qui gravitent l’un autour de l’autre, qui suivent un chemin similaire et qui seront de facto voués à s’entrechoquer. Pour le meilleur et pour le pire.

Il espère que le pire est derrière eux, l’optimisme ne fait pourtant pas partie de son vocabulaire, pas plus que les mots affectueux qu’il a tant de mal à formuler même lorsque son amant les recherche. Il le rassure, autant que faire se peut, et n’attend en retour ni promesses éternelles, ni serments, ni rien d’autres. Et le “I trust you” lui suffit tout autant que s’il avait prononcé trois autres mots.

Ephraim est là, contre son corps. Vivant, bien que fatigué. Présent, bien que changé. Ses doigts peuvent continuer à se promener sur sa chair retrouvée, réapprendre à l’apprivoiser, un certain calme s’est installé dans tout son être ; son amant a toujours eu la capacité de lui faire oublier ses devoirs et tout ce qui n’existait pas entre eux. C’est lui pourtant qui le rappelle à la réalité, celle de l’anneau qui orne son annuaire - de ce poids lourd que Mikhail ne ressentait plus depuis son transplanage en catastrophe - et de ses soeurs qui l’attendent autant que les affaires. Il sait qu’il peut leur faire confiance, à Brygida surtout, pour tenir l’Empire en son absence, pour s’occuper de Vera, pour prendre sa place le temps d’une danse. Mikhail se détache du visage d’Ephraim, se retourne sur le dos sans jamais rompre entièrement le contact de sa paume sur son corps mais en plongeant son regard vers le plafond orné de moulures. “She’s … she’s everything Mother would have wished for me.” Patiente, riche, élégante. influençable jusqu’à certains égards mais loin d’être cruche. Il a l’impression de commettre un péché en parlant d’elle ici plus qu’en rejoignant son amant. “We- She lost our child.” il ne sait pas si Ephraim a reçu sa dernière missive - en doute fortement - “It wasn’t her fault of course… My sisters are well. I didn’t see much of them since … since your last letter.” La confession se répand dans l’air chargé de tout ce temps qui les a séparés. Elle s’envole sans qu’il ne cherche à la retenir. Elle ne révèle rien de plus que ce que l’ancien soldat sait déjà sûrement. “Have you been able to contact your brothers? Kane could find them if you wish to?” Car si Mikhail est indissociable de ses soeurs, Ephraim l’est tout autant si ce n’est plus de ses frères.

Il demeure une certaine retenue, comme s’ils apprenaient des pas de danse presque perdus, tant de choses circulent dans l’esprit de Mikhail mais ne trouve pas encore d’attaches pour les déposer jusqu’à ses oreilles. Ils ont le temps maintenant, rien ne sert de se presser. Ils ont toute la nuit, et tout le jour prochain et tous ceux qui suivront jusqu’à ce que l’un se lasse ou que l’autre le délaisse. Tant que ce n’est pas la guerre qui les sépare, tant que ce n’est pas ce futile combat qui s’il fait les affaires des Strugatsky n’a certainement pas fait le bonheur de l’homme.

Mikhail roule sur le dos et Ephraim suit le mouvement, rassuré que leurs corps ne soient pas entièrement séparés. Il garde un bras possessivement enroulé autour de la taille de son amant et regarde son profil - aussi beau que si il avait été sculpté dans du marbre par un maître italien - alors que Mikhail s'abîme dans sa contemplation du plafond. Il est bien plus simple de se focaliser tout entièrement sur les traits égaux et familiers de Mikhail que sur ce vide vorace qu'il semble peu à peu grandir en lui. “She’s … she’s everything Mother would have wished for me.” Ephraim se demande si il devrait ressentir la moindre jalousie en l'entendant, et il se demande aussi ce qu'il ressent vraiment. Il n'a jamais été un homme ayant tendance à s'attarder sur l'impossible ou à penser pouvoir le redéfinir ou l'outrepasser. La relation qui l'unit à Mikhail est complexe, intense et entière - qu'il ait épousé une sorcière de son acabit est naturel et légitime.

Ephraim a toujours su qu'il n'aurait jamais droit à tout Mikhail, tout comme ce dernier n'aurait pas droit à tout, à cause de la nature même de leurs caractères. Il sait aussi que tout ce qu'il a pu offrir à Mikhail a été accepté sans la moindre once d'hésitation, et que ce sera toujours le cas. Ça lui suffit.

Il a envie de dire qu'il aimerait la rencontrer un jour, si Mikhail l'autorise, mais il voit que son amant n'a pas fini; il garde le silence, sans le lâcher des yeux. “We- She lost our child.” Le silence est épais soudainement, lourd. Ephraim fouille le visage de Mikhail comme si s'y trouvait la réponse à toutes ses questions métaphysiques. “It wasn’t her fault of course… My sisters are well. I didn’t see much of them since … since your last letter.” La main libre d'Ephraim, posée sur la hanche de Mikhail, bouge lentement à la surface de ses vêtements, dans une parade de caresse maladroite. "I'm sorry, Mikhail," offre-t-il simplement, d'une voix ténue.

Ils laissent leurs mots planer pendant quelques instants, dans un silence épais mais confortable, vulnérable mais familier.  “Have you been able to contact your brothers? Kane could find them if you wish to?” La perspective de revoir ses frères terrifie Ephraim, ce qui est un sentiment nouveau. Ses frères signifient tout à ses yeux. Ils sont sa raison d'être. Ephraim a eu d'autres [amant.es](http://amant.es/) qui ne l'ont jamais compris; Mikhail, lui, a toujours su l'importance de leur existence-même aux yeux d'Ephraim. "I..." Il n'y a rien de plus frustrant pour quelqu'un de brillant comme Ephraim de ne pas trouver ses mots. Il reste pensif quelques instants en pondérant sa réponse. "Not yet," décide-t-il, en sentant un peu de soulagement dans ces deux mots. Il a hâte de revoir ses frères; mais il a l'impression qu'il va se briser de chagrin quand ils vont devoir faire l'inventaire des morts et des blessures et du reste. Sa gorge se noue à cette idée. Ses frères lui pardonneront-ils son nouvel handicap? Sa lâcheté? Le fait qu'il ait retrouvé Mikhail avant eux?

Ephraim bouge lentement pour caler son visage sur la poitrine de Mikhail, sa main glissant sur son ventre qu'il caresse distraitement. Il ferme les yeux et écoute les battements de son coeur, les souffles de ses poumons, la cacophonie de ses intestins. Il y a quelque chose d'incroyablement rassurant et tendre à écouter le fonctionnement interne de son amant, à savoir qu'il est de chair et d'os et de sang et qu'il est là. L'être humain est une machine subtile et bruyante. Comme toutes les machines, Ephraim se rappelle, il peut être réparé.

"I believe there is a place for us," souffle-t-il au bout d'un moment, formulante à haute voix des pensées qui l'agitent depuis des semaines quand il pense à Mikhail. Il est fatigué, a mal partout, est encore un peu fiévreux. Il est à deux doigts de s'abandonner aux bras du sommeil en sachant qu'il est en sécurité après de Mikhail et que rien ne lui arrivera tant qu'ils sont ensemble. Mais Ephraim se bat contre l'inconscience, yeux fermés et coeur ouvert, pour profiter un peu plus de ce moment éternel. "A place for us to grow into each other, roots knotted together so tight nothing could tear them apart. I believe we have found that place long ago. I hope we can remain..." Les mots lui échappent, alors qu'il se sent lentement sombrer. Il aimerait s'accrocher à ce moment désespérément, en profiter un peu plus, mais le courant est trop fort, le monde devient de plus en plus noir même à travers ses yeux fermés. "A place known only to us, where the sun doesn't shine." Ephraim repense aux après-midi passées sur le lac, leurs corps entremêlés, la voix de Mikhail lui lisant Dostoevsky, et il se sent sourire. "But the sun is still there..."