Elliott a de nouveau préparé une potion et Rafaela l’observe avec de grands yeux fascinés agiter son poignet pour faire tourner la substance (qui a une couleur marron suspecte) dans la petite fiole qu’ils ont volé dans le bureau de Papa. “
So this is going to make my real strong? ” demande-t-elle, un peu naïvement, ayant cru mot pour mot son frère quand celui-ci lui a dit qu’il avait appris à faire une potion de Force en voyant la recette et les ingrédients dans ses rêves. “
Yeah! ” Difficile de douter d’Ellie quand il y a tant de confiance et d’enthousiasme dans sa voix. Comme elle sait qu’il n’a aucune bonne raison de lui mentir, Raf attrape la fiole et la débouchonne pour en renifler le contenu. Ça ne sent pas si mauvais qu’on pourrait imaginer, mais ce n’est pas non plus plaisant, pas du tout même… Elle fronce du nez mais, comme Ellie la regarde d’un air encourageant et impatient, elle accepte de l’apporter à ses lèvres pour tout avaler d’un coup. Elle retient un hoquet de dégoût quand la potion descend dans sa gorge et pince des lèvres quand elle a envie de cracher le reste. Elle ouvre la bouche pour montrer à Ellie qu’elle a tout avalé.
“
So?! ” Ils sortent ensemble dans le jardin, un peu accidenté et laissé sauvage plus on s’éloigne de la maison, et ils essayent de soulever divers cailloux et rochers jusqu’à trouver un qu’Elliott n’arrive pas à faire bouger même en y mettant tout son poids. Raf relève les manches de son pull et s’y attelle à son tour, soufflant et grognant en essayant par tous les moyens de le faire bouger, même d’un millimètre - en vain! “
WAIT YOU DID IT!!! —
What?! —
I swear I saw it move! Like five minimi- minilli- millimeters!!! ” Le visage de Raf s’éclaire d’un grand sourire. Elle a un peu mal aux bras et elle est un peu fatiguée — Elliott lui dit que c’est le contrecoup de la potion qui fait ça — et ils repartent vers la maison pour continuer leurs expérimentations.
“
I didn’t think this would work, ” admet néanmoins son jumeau quand ils sont de retour dans leur chambre. “
What? ” Il l’a vu dans ses rêves, pourtant, non? “
Ok… trueword? ”
Trueword, c’est un mot qu’ils ont inventé pour les situations de crise: c’est quand ils doivent dire la vérité mais que l’autre jumeau ne doit pas s’énerver. Raf fronce un peu plus les sourcils et hoche la tête pour l’inviter à continuer. “
I made it up and there was some snail slime in it. —
EWWW ELLIOT!!! ”
Rafaela s’est très vite adaptée à la vie à Hogwarts. Ellie était un peu inquiet au début, à l’idée qu’ils dorment dans deux endroits différents: une chose qui n’était… littéralement, jamais arrivée. Pour être honnête, elle aussi était inquiète, mais elle a bien vu que son frère vivait ça très mal alors elle n’a rien dit et ne l’a que rassuré, lui tapotant l’épaule et lui passant la main dans les cheveux jusqu’à ce qu’il se détende. Au final, Rafaela a vite trouvé qu’elle aimait beaucoup la vie à Hogwarts, presque plus que la maison. Elle peut parler maquillage avec ses copines de dortoir, passer des heures dans le lit le dimanche sans qu’Elliott ne lui saute dessus pour lui faire essayer une fausse potion (après l’incident de la bave d’escargot, elle a cessé de lui faire confiance aveuglément) et puis surtout, elle apprend la magie!
Et Rafaela adore la magie. Elle adore agiter sa baguette et faire apparaître des paillettes, ce qu’elle a tendance à faire à la fin de ses longues tirades habituelles à propos de tel ou tel sujet. En première année, elle n’arrête pas de parler des Détraqueurs qui flottent paresseusement, constamment, dans le parc de l’école. Vous saviez que personne ne sait d’où ils viennent? Vous saviez qu’à Azkaban, les gardiens utilisent des Patronus et de l’oculu- l’occulte- l’occlumencie pour les tenir à distance? Vous saviez que certains théoriciens sorciers pensent qu’ils étaient, il y a très longtemps, des sorciers comme nous? Vous saviez que… oui, bon, on a compris, Raf, tais-toi. Si il y a un truc qui lui manque de la maison, c’est l’enthousiasme partagé d’Elliott.
En seconde année, en revanche, elle ne parle que des dragons. Les dragons qui ont foutu le feu au cul de Viktor Krum, qui ont failli roussir les beaux cheveux de Cedric Diggory et qui ont fait elle ne sait pas trop quoi avec Harry Potter. Elle ne parle que des dragons, et de Fleur Delacour. Parce que Fleur est jolie et puis elle s’est très élégamment occupée de son dragon sans lui faire de mal. Et puis Raf aussi aimerait avoir une jolie robe en soie bleue plutôt que les trucs gris moches en laine de l’école.
Elle aimerait bien avoir un dragon à elle, donc elle demande à Noël un grand livre illustré sur tous les dragons d’Europe, auquel son père joint une carte qui l’encourage à développer sa curiosité. Si il avait su, il aurait peut-être évité parce que l’été suivant, puis celui d’après, puis encore après, elle lui tient la jambe jusqu’à ce qu’il accepte de l’envoyer en Roumanie pour les camps d’été au centre d’élevage le plus réputé d’Europe.
L’été de ses quinze ans, quand Raf revient une ou deux semaines avant la rentrée, et qu’elle a pris sa mère dans ses bras et embrassé la joue de son père, elle se précipite dans sa chambre pour faire un énorme câlin à son frère qui lui a tant manqué. Ils s’écrivent et ils se tiennent au courant de tout ce qui se passe dans leur vie, mais ce n’est pas la même chose que prendre son jumeau dans ses bras, bien entendu.
Sauf qu’Elliott n’est pas là et, quand elle redescend demander à sa mère où il se trouve, elle apprend qu’il est parti chez ses amis pendant une semaine. Il n’a même pas prévenu Raf. Ils sont sympas, les amis d’Elliott, sauf que c'est les amis d’Elliott. Mais il savait qu’elle allait rentrer aujourd’hui, non? Elle repense au Ellie qui ne voulait pas qu’ils soient répartis dans des maisons différentes, et au Ellie un peu boudeur quand elle lui avait annoncé qu’elle allait passer cinq semaines en Roumanie (c’est à dire l’autre bout du monde) il y a trois étés.
Même le badge de préfète qui tombe dans la main quand elle ouvre sa lettre annuelle pour Hogwarts n’arrive pas à la consoler.
C’est nul, d’être seule.
Et c’est encore pire quand elle est
vraiment seule.
Parce qu’elle peut facilement pardonner à Elliott de vivre sa propre vie, de partir faire les quatre cent coups avec ses potes, de ne pas lui accorder tant de temps et d’attention que quand ils étaient petits: après tout, ils ont grandi, et elle aussi a sa propre vie. Elle peut tout lui pardonner de toutes façons, c’est son jumeau. Ça veut dire qu’ils sont nés ensemble et qu’ils vont vivre ensemble, pour toujours, et que rien ne devrait pouvoir les séparer. Leur mère le leur répétait quand ils étaient petits, les habillant dans des vêtements similaires, coiffant leurs cheveux avec attention. Qu’ils étaient des jumeaux, deux moitiés d’un tout.
Alors même quand elle était seule parce qu’il était avec ses copains, Raf savait qu’elle n’était pas si seule que ça. Qu’il répondrait à ses lettres, ses notes, qu’il s’enthousiasmerait avec elle si elle venait lui parler, qu’ils pourraient passer du temps ensemble à Hogsmeade et partager une énorme part de gâteau au chocolat aux Three Broomsticks. Elle serait seule, mais pas vraiment, parce qu’il ferait toujours partie d’elle: si ce n’est pas au centre de sa vie, au moins en bordure, présence indéfectible et éternelle à ses côtés.
Sauf qu’il est parti sans prévenir. Un jour il était là et le lendemain, on la sortait de Hogwarts parce que des Aurors étaient en train d’interroger ses parents et qu’elle était la suivante. Un jour il était là, et le lendemain, il était une victime kidnappée par l’Ordre, les grands méchants, et que tout le monde voulait les aider à le retrouver. Un jour il était là, et puis après il était un traître, qui avait rejoint l’ennemi par choix.
Raf aurait préféré qu’il ait été kidnappé, pris par force, parce qu’ils ont le sang-pur et que si jusque là, ils ont préféré prétendre être aveugles à la terreur ambiante, ils sont tout de même des otages de choix. Elle aurait préféré qu’il soit blessé, attrapé pendant un moment de faiblesse, qu’il se soit débattu, qu’il jure à ses ravisseurs qu’il allait les tuer et s’échapper.
Parce que sinon, ça voulait dire qu’il avait pris le choix de la laisser seule sans même dire au revoir. Et ça, c’était insupportable.
Mais parce qu’Ellie est quand même son jumeau, elle n’a même pas eu besoin d’attendre pour lui pardonner. C’est comme la bave de limace sauf qu’ils n’ont même pas besoin d’un
trueword pour que ça passe tout seul. Elle aurait bien aimé qu’il lui dise au revoir quand même.
Mais elle comprend, aussi. Même si c’est elle qui porte les couleurs de Gryffindor, c’est lui qui se lève contre l’injustice qui les entoure et qu’il est désormais impossible d’ignorer. Ça fait des mois qu'il fait ça, face aux autres élèves, face aux Carrow. Elle aimerait le rejoindre, mais elle a peur pour ses parents — déjà, avec son départ à lui, ils ont bien été secoués. Leur père n’est pas tout jeune et leur mère s’occupe de lui mais il faut bien que quelqu’un s’occupe de sa mère, non?
Même quand elle s’invente des excuses nulles, Elliott ne la juge pas. Privilège de jumeaux. Comme quand ils étaient petits, ils s’écrient des petites lettres. Sauf qu’elles sont espacées, et Raf passe parfois des mois sans nouvelles. Mais elle ne doute jamais qu’il est là, qu’il est en vie et qu’il se bat comme si il était deux.
Elle n’a plus le droit d’aller en Roumanie, mais après Hogwarts elle trouve quand même un stage au Pays de Galles dans la plus grande réserve de wyvernes — son espèce favorite — d’Europe! Elle va à la LAAW et quand elle répond aux rares missives d’Elliott, elle joint toujours un peu de nourriture et une carte postale moldue, par principe. Elle espère que ça le fait rire. Et elle espère qu’il va bien.
Elle pense souvent à son jumeau, même quand elle emménage dans son petit studio à Cardiff et qu’il y a à peine assez de place pour elle seule: elle ne peut pas s’empêcher de penser que de toutes façons, quand il viendra, ils pourront se serrer dans le lit comme quand ils étaient petits. Elle pense souvent à son jumeau, même quand elle se fait mordre les doigts par une wyverne et qu’elle passe cinq heures à St Mungo’s à délirer fiévreusement dans son lit, parce qu’elle sait que normalement Ellie serait à son chevet en train de la distraire. Elle pense souvent à son jumeau, même quand elle attend sagement dans ce couloir austère du Ministère, serrée entre Papa et Maman, à attendre leur tour.
Sylvia sue à grosses gouttes, Raf pense que c’est parce qu’elle n’a jamais aimé attendre. Grant, quant à lui, n’a jamais été si peu bavard: il regarde devant lui sans rien dire. Raf, concrètement, se fait chier. Normalement, elle peut toujours discuter avec Maman ou écouter d’une oreille ce que son père a à lui dire (elle semble tenir son côté bavard de lui) sauf que là le silence règne, et est pesant.
Quand on les appelle pour passer le test, son père l’arrête et jette un regard alerté à sa mère. “
Are you scared they're going to say something about Elliott? ” demande-t-elle, parce qu’elle pense souvent à lui, et ça l’emmerde de faire un sortilège de généalogie sans lui. Si ça se trouve ils ont des ancêtres super cools et il ne le saura jamais… “
No, sweetie, it’s just… ” Sa mère passe sa main dans ses cheveux, lui sourit gentiment. “
You’re scaring me, mum. What is it? ” insiste Raf quand sa mère ne finit pas sa phrase. “
Excuse me? ” La voix de l’employé du Ministère interrompt sa mère quand celle-ci ouvre la bouche. “
We don’t have all day. Come on in, please. ”
Tout le monde semble rassuré quand ils apprennent que le résultat ne sera pas immédiat mais sera envoyé par lettre à leur résidence.
Cinq jours plus tard, Sylvia et Grant reçoivent la même enveloppe couleur lilas, fermée par le sceau du Ministère, et ils guettent désespérément les cieux à la recherche du hibou qui viendra leur apporter la troisième, sans se douter que dans un minuscule appartement de Cardiff, Raf se fait toute petite dans son lit en ouvrant sa propre enveloppe et en découvrant qu’elle est encore plus seule qu’elle ne le pensait.
Warren Avery.
Son père.
Warren Avery. Sauf qu’il a une femme, Warren Avery, et des enfants. Elle ne l’a jamais rencontré, même si elle le connait parce qu’il enseignait à la LAAW quand elle y était. Warren Avery. Rafaela Avery. Le nom roule bizarrement sur sa langue. Elliott Avery… Elliott! Elle devrait peut-être le lui dire mais quelque chose l’en empêche.
Le quelque chose en question, c’est sa mère qui débarque, le visage ravagé par les regrets et la culpabilité. Parce que Rafaela est un peu naïve, du genre à ne pas remettre les choses ou les gens en doute — surtout ses proches —, elle est un peu obstinée, enthousiaste, sans-gêne, parfois hypocrite, souvent boudeuse, jamais discrète. Sylvia adore sa fille,
sa fille. La fille de Grant aussi. Grant qui n’a jamais cessé de l’encourager à lire, Grant qui l’accompagnait tous les étés pour la déposer en Roumanie, Grant qui lui a appris à faire du balai et Grant qui est son père, vraiment son père. Elle est
leur fille. Et parce qu’elle est leur fille, Sylvia sait bien qu’il y a une chose que Rafaela déteste plus que tout au monde: les mensonges.
Et malheureusement, Maman n’a pas le privilège du
trueword.
Elle est bien contente d’avoir son studio, Rafaela, son boulot, sa petite vie, sa petite ville loin de Londres. Et elle a Elliott, à l’autre bout du téléphone, sauf qu’elle aimerait le prendre dans ses bras, tout lui dire, partager avec lui le fait que leurs parents leur ont menti pendant des années. Quand ils étaient petits, quand ils étaient enfants, quand ils étaient ados, quand ils étaient grands. Surtout quand ils étaient grands. Tout ça pour leur cacher que leur géniteur était un autre homme — le mensonge est si ridicule, comme si ils allaient arrêter de considérer leur père comme leur père.
Surtout quand leur géniteur devient un loup-garou, et s’enfuit lui aussi. Comme un lâche, un énième. Rafaela se demande si ça veut dire qu’Elliott tient plus de leur géniteur et elle plus de sa mère. Elle se demande aussi si c’est bien ou pas.
Les wyvernes, elles, s’en fichent de qui est son père et elles s’en fichent aussi d’où se trouve Elliott et pourquoi il ne répond pas à ses SMS. Les wyvernes, elles se préoccupent seulement de quand viendra leur prochain repas et parfois, elles laissent Rafaela les caresser quand elle s’occupe d’elles. Même si, bon, pour être honnête, la plupart de son travail se résume à les regarder se balader, à prendre des notes et à passer des heures à partager avec ses collègues sa curiosité et sa passion pour ces énormes reptiles anthropophages, elle trouve quand même ça fascinant et se focaliser sur ces adorables créatures est plus simple que se concentrer sur la cruauté et la terreur ambiantes.
C’est pour ça que Rafaela se demande bien ce qu’elle fait
là avec trois de ses collègues. En Écosse, un pays dans lequel elle n’a pas mis les pieds depuis la fin de l’école. Sur une île, elle ne sait pas trop où ni comment ils y sont arrivés. Leur supérieur n’a pas voulu leur dire, même quand ils ont insisté, même quand ils ont protesté parce qu’il allait falloir endormir les wyvernes pendant dix heures pour faire le trajet. On ne leur a rien dit et, en attendant le réveil des cinq wyvernes, Rafaela et ses collègues leur caressent lentement le cou et comptent leurs battements de coeur, attendant la suite.
Leur supérieur, Hawkins, regarde sa montre d’un air anxieux jusqu’à ce qu’un bruit de foudre les fasse tous sursauter. Et apparaît à côté de lui un grand sorcier, aux traits symétriques, à la longue cape noire bordée d’émeraude et à la chemise ouverte de manière outrageuse sur son torse. Rafaela croit avoir vu son visage dans les journaux, mais elle a oublié son nom. “
Well, welcome, all. ” Sa voix est chaude, mielleuse, mais au lieu de rassurer Raf, ça ne fait que la rendre suspicieuse. Elle cherche à croiser le regard d’Hawkins, en vain. “
My name is Blaise Zabini and I am the owner of these parts. You may call me Mr Zabini. Tonight we are going to be- ah! ” Dans son sommeil, une wyverne vient d’éternuer, laissant s’échapper des petites flammèches et un peu de fumée de ses naseaux. Aussitôt quelques mains expertes viennent tâter son torse — les dragonologues sont bien trop soucieux de ces bêtes qui font pourtant cinq fois leur poids —, s’assurer que tout va bien.
Zabini, quant à lui, a l’air un peu effaré et s’intéresse particulièrement aux cinq bêtes étalées devant lui, ignorant les cinq dragonologues. “
They don’t have wings but they can breathe fire, correct? ” demande-t-il à Hawkins. “
Yes, sir. ” Rafaela, qui n’a pourtant jamais particulièrement porté son supérieur dans son coeur, sent son estomac se tordre en entendant sa voix tendue et son visage crispé. “
Well that’s great. Where was I? ” Il regarde Rafaela et ses collègues qui restent silencieux. “
Ah yes. Tonight. The great show. Now, our very esteemed Dr Thorntooth has made a very interesting deal with us that I’m sure you will greatly appreciate. ” Qu’est-ce qu’un vieil homme comme Thorntooth, le directeur et fondateur du centre Llewyn aurait à faire avec un magnat des affaires comme Zabini? Rafaela fronce un peu les sourcils alors qu’une vague de malaise agite ses collègues. Le sourire de Zabini est resplendissant et rappelle à Rafaela la mâchoire parfaite d’une dragonne en période de chaleur: séduisant et à la fois mortel pour ses pairs. “
I need to tell you about the Battues.”