| | | the gloaming 1990, Wicklow Mountains, Ireland Dévorer des yeux n'aura jamais autant eu de sens qu'en l'instant présent. Penché au-dessus du soldat inerte, son ravisseur mate ce que le soir lui donne à voir ; un reflet biaisé de sa jeunesse que quelques différences éparses couvrent modérément. Alors c'est à ça que ça ressemble, un frère. Celui-là a visiblement mieux tourné. Après le crash-test de l'aîné, on s'est assuré de ne voir poindre chez le suivant ni tares ni lésions. Les orbes de Fenrir roulent sur l'uniforme, inspectent ce qu'il dit de l'homme : qu'il est honorable, loyal. Un fils comme on les aime. Ses lippes se tordent sous la pression d'un rictus. Ce n'est pas qu'il soit jaloux, mais plutôt écœuré, tant par la bêtise du hasard que le ridicule de son existence. Fallait-il passer par lui pour en arriver à ce puîné ? Cependant qu'il rumine, une satisfaction plénière l'étreint et le berce. Il s'agit après tout d'une victoire. Plus savoureuse encore que ne l'aurait été le meurtre d'un troisième Greyback. Tout digne eut-il été, Vidar O. n'est plus que l'ombre de lui-même — ombre en laquelle vivote désormais la présence de son Créateur. « Wake up, brother. » À la tendreté de sa phonation suit l'âpre force d'une mornifle, laquelle est déversée après quelques secondes seulement d'attente. « Rise and shine », grogne-t-il, mauvais, mais souriant à pleines canines aussitôt les paupières de l'endormi papillonnent-elles. Il se lève et les bourrasques hiémales, que s'échangent entre elles les montagnes de Wicklow, jettent sur le cuir de son long manteau tout le froid qu'il leur inspire. À quelques mille mètres d'altitude, ils surplombent la vallée et le camp de Kilbride. Ses feux sont néanmoins loin. Des kilomètres entiers séparent volontairement le jeune sorcier de sa vie d'avant.
« I'm sure you have some questions. » Et de s'éloigner, allant d'une marche pesante jusqu'au foyer de leur bivouac ; un feu sans prétention où gisent les carcasses d'un cerf adulte et d'un chevreuil. Ce dernier, panse ouverte, a déjà nourri l'Alpha. Vrai qu'à mieux regarder, les poils grisonnants de sa barbe luisent de sang. « But first, eat something. » De toutes les malédictions, celle-là creuse le bide comme nulle autre — ses engeances n'ont d'ailleurs jamais été de fines bouches, à croire qu'il transmet sa Faim comme on lègue un patrimoine. Il s'assoit sur une souche et saisit la bouteille de whisky jusqu'alors posée à ses pieds. « Yeah, I already started », concède-t-il en reluquant sa pitance du coin de l'oeil, « I was a bit », ses masséters raidissent « hungry. », angry, entendrait-on presque. Ses pupilles quittent la charogne et s'échouent sur le portrait du frangin tandis qu'il avale une longue gorgée. Le goût capiteux du gibier fait peu à peu place à la brûlure généreuse de la gnôle engloutie — mais la contrariété ne cesse pas de produire son atrabile et c'est toute l'aura de Fenrir qui menace, malgré l'apparente sympathie du gueuleton préparé. Ses babines quittent le goulot. « Come », ordonne-t-il brusquement dans le creux d'un rauquement, comme si, nonobstant la tricherie du costume, la bête prévalait contre l'humain. Une hâte graveleuse bande toutefois ses muscles. Si ce frangin fraîchement découvert est un affront en soi, il est aussi une curiosité autour de laquelle ne cesse de rôdailler l'attention de Fenrir ; même là, et alors que le militaire sort de son apathie, les oeillades du lycan sont lourdes d'intérêt. |
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